Quatrième pouvoir, septième ciel – sur l’œuvre de Michel Butel
Les cinquante-six numéros de l’Azur, un hebdomadaire créé par Michel Butel et rédigé par lui seul, sont réédités en fac-similé, de même que les livres publiés par celui-ci de son vivant, avec un inédit. L’occasion de redécouvrir l’écrivain-journaliste, pamphlétaire et poète, enthousiaste et rageur, acrobate de la presse et des mots, espiègle et romantique en diable.
« Ce qui dans les médias, dans les conversations courantes, ignore, maltraite, humilie le sens exact des mots, s’en prend en fait à la dignité de chaque être humain. Parce que, voyez-vous, les mots ont une âme, un passé, une mémoire. Ils sont aussi vivants que vous et moi. Et justement ils vivent de leur belle vie ou de leur terrible vie en vous et moi. » Ainsi s’exprime Michel Butel dans l’Azur, l’hebdomadaire qu’il a fondé à l’été 1994, un quatre pages disponible en kiosques et sur abonnement, et dont il était le seul rédacteur.
Michel Butel, disparu en 2018 à l’âge de 77 ans, était un génial inventeur de journaux. Sa création la plus retentissante fut L’Autre journal (1984-1993), mensuel (avec un passage en hebdomadaire) qui associait exigence des textes, des choix photographiques et du graphisme, bousculant tout ce qui se faisait alors en matière de presse, notamment parce qu’il puisait dans tous les genres d’écriture, le reportage, le récit ou la poésie. L’Autre journal avait été un feu d’artifice, inimitable. L’Azur serait d’une seule couleur, annoncée dans son nom, mais intense (et avec l’introduction tardive du rouge).
L’Atelier contemporain (François-Marie Deyrolle éditeur) publie un album reprenant en fac-similé l’ensemble des numéros de l’Azur, au format original. Ce sont 56 numéros, du 29 juin 1994 au 20 juillet 1995. En outre, la même maison réédite, sous la forme d’un gros volume, les quatre livres publiés de son vivant par Butel : L’Autre amour (1977) et La Figurante (1979), deux romans dont le premier obtint le prix Médicis, ainsi que L’Autre livre (1997) et L’Enfant (2014). Auxquels a été ajouté un inédit, L’Autre Histoire. Notons-le d’emblée : les deux ouvrages sont de très belle facture (et d’un prix réduit), ce qui n’étonne guère de la part de François-Marie Deyrolle, éditeur qui ne dissocie pas l’éclat du texte et l’élégance de l’objet. Comme Michel Butel, d’ailleurs, voilà qui tombe bien !
La simultanéité des deux publications dit pertinemment quelle était l’activité première de Butel : l’écriture. Il avait d’abord le souci de la langue – d’où la citation avec laquelle nous avons choisi d’ouvrir cet article. Il était un écrivain qui ne privilégiait aucun format, aucun support, même si son espace favori était le journal. En ce sens, Michel Butel était aussi journaliste. Profondément journaliste. Il racontait que le goût de la presse l’avait pris très tôt. Mais la conception qu’il s’en était faite n’était pas celle qui court ordinairement dans les salles de rédaction. Stimulante, elle n’en était pas moins extrêmement singulière. Ainsi s’exprimait-il en 2008 : « Je mettais la presse, et je mets toujours la presse – je conçois que ça soit assez bizarre, et peut-être avec les années qui passent de plus en plus bizarre, vu ce qu’est devenue la presse ou ce qu’elle persiste à être – à l’égal d’une œuvre. » Art, beauté, émotion sont les termes qui reviennent chez lui en permanence quand il parle du journalisme, qu’il aime faire à la première personne du singulier.
L’Azur en témoigne. Avec un minimum de moyens (et même dans la précarité, toujours au bord du gouffre), Michel Butel a produit chaque semaine un quatre pages – travail harassant sur la longueur quand on l’accomplit seul – d’une harmonieuse sobriété. En ouverture, une photo presque pleine page, représentant souvent des enfants ou des jeunes de pays rudes où l’espoir est nécessaire : Algérie, Palestine, Bolivie… Et une légende qui s’y rapporte ou qui joue sur l’écart, la métaphore. Les trois autres pages sont chargées de textes de tous ordres, critiques de livres ou de films, vifs propos sur la politique, saillies contre les médias, ainsi que des histoires, des nouvelles, des contes, de l’autobiographie et des poèmes. Nulle enquête, ni reportage ni entretien.
Si l’Azur est un journal d’actualité, c’est en empruntant des chemins de traverse, en fouaillant des strates du réel que les médias conventionnels ignorent. D’où le fait qu’à le lire aujourd’hui, il ne paraît pas si daté. Ou, lorsqu’il est question d’événements politiques, par définition inscrits dans un temps précis, le propos résonne encore fortement.
Butel s’intéresse peu à la droite, mais beaucoup aux socialistes envers lesquels il est particulièrement vachard (et pas toujours lucide : il sauve Pierre Moscovici de son jeu de massacre – no comment). Il voue une véritable haine envers Mitterrand (« même pas foutu d’aller crever comme une bête dans sa tanière », écrit-il dans le numéro du 13 avril 1995). Il dénonce la médiocrité du personnel politique, la perversion de la social-démocratie et surtout la faillite morale d’un régime qui, on le sait, à la fin du second septennat de François Mitterrand, était béante. Depuis, la situation ne s’est guère améliorée…
L’amitié, l’amour ou la mort occupent autant les colonnes de l’Azur que la politique ou les grandes tragédies du monde.
À la veille du second tour de la présidentielle de 1995, Michel Butel compose cette une typographique : « Pas une voix de ceux, de celles qui n’attendent rien de la gauche ne doit manquer à Jospin ». Une recommandation, que l’on peut estimer à la fois responsable et désespérée, aussitôt suivie par un appel à fonder un mouvement, qu’il dénomme Encore (c’est également le titre d’un des journaux qu’il a créés), souhait revenant à plusieurs reprises. « Tel est l’enjeu, et il est immense, démesuré peut-être, écrit Jean-Christophe Bailly dans sa préface : tout ce qui en France par-delà mai 1968 a dû être remisé ou a été repoussé et trahi, et cela depuis des années, Butel n’accepte pas qu’on en fasse l’économie ».
« L’Azur (…) ce n’est plus que de la rage, écrit son fondateur dans le numéro du 4 mai 1995. Parce que la politique met en fureur, me met en fureur. Je ne suis pas zen, pas cool, pas serein. Ces choses-là ne m’amusent pas. Pire, elle me fait littéralement étouffer (la politique). »
Ce qui s’écrit dans les journaux aussi. Ses têtes du Turcs sont Le Monde, Libération et Le Nouvel Obs. Il fulmine tant que l’Azur y est ignoré. Butel n’est pas dupe de son ton d’imprécateur ; on décèle même, ça et là, des touches d’auto-ironie : « On m’a appris une chose depuis que j’écris : ne pas faire trop polémique, les lecteurs n’aiment pas ». Si Heinrich von Kleist et le journal qu’il a fondé en 1810, les Berliner Abendblätter, est un « aïeul » qu’il peut revendiquer, Karl Kraus (cité, d’ailleurs, dans le n°37), qui lui aussi rédigeait seul la revue qu’il avait créée, Die Fackel, et se faisait volontiers pamphlétaire, compte parmi ses devanciers.
Aux antipodes de cela, l’Azur contient nombre d’exercices d’admiration. Envers des œuvres dont certaines sont dans l’actualité (les romans de Jean-Pierre Milovanoff, Sonatine, de Takeshi Kitano, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, de Imre Kertész), mais dont beaucoup ne le sont pas, ou, plus exactement, le sont en permanence : Récits d’Ellis Island, de Robert Bober et Georges Perec ou Traces, d’Ernst Bloch. Il fait de même l’éloge de Cassavetes, Godard, Patricia Highsmith, Clarisse Lispector ou Blanchot, « le plus grand écrivain vivant ». À la disparition de Guy Debord, il couvre une page avec une seule phrase, « Guy Debord est mort », répétée à l’envi. Il cite des amis : Gilles Deleuze, qui est alors encore vivant, Felix Guattari et Pierre Goldmann, qui, eux, ne le sont plus. Sur l’amitié, Butel écrit : « Je comprends à cet instant que le secret de l’amitié c’est d’anticiper sur la douleur de la disparition et de vivre au présent cette terrible phrase à venir : comment avons-nous pu vivre séparés, qu’avons-nous fait de nos vies ? »
L’amitié, l’amour ou la mort occupent autant les colonnes de l’Azur que la politique ou les grandes tragédies du monde : le génocide des Tutsis au Rwanda est encore en cours quand paraît le premier numéro, tandis que les échos de la Shoah sont omniprésents – juif, Michel Butel a été caché chez ses grands-parents en Isère pendant l’Occupation. Toute la pertinence du journalisme façon Butel (du « journalisme élargi », dit Jean-Christophe Bailly) s’impose à mesurer combien ces thématiques se rejoignent, même implicitement.
Elles sont tout aussi présentes dans les livres qu’il a publiés. De son premier roman, L’Autre amour, un critique, à sa parution, avait dit : « Se représente-t-on une intrigue de Gérard de Villiers écrite par Alain-Fournier ou Gérard de Nerval ? »[1]Pas faux. Surtout pour souligner le souffle romantique qui emporte cette histoire d’attentat foireux, d’agents secrets et de protagonistes en cavale. Les hommes et les femmes se ratent ou vivent dangereusement ensemble avant de se perdre. L’échec, le suicide, la disparition se transmettent d’un personnage l’autre. Formellement, la narration est linéaire avant de multiplier les ellipses, les fragments. Dans les livres qui suivent, Michel Butel ira d’ailleurs de plus en plus vers des écrits brefs, épars, qui trouvent un sens général une fois réunis. Dans L’Autre Livre, il en reprend plusieurs déjà parus dans l’Azur.
Béatrice Leca, dans sa préface au volume regroupant les livres de Michel Butel, qualifie l’inédit, L’Autre Histoire, de « testament de cendres ». Ce très bref texte, superbe, qui s’ouvre le mardi 11 septembre (le fameux) et se structure en autant de jours jusqu’au dimanche 16, rassemble en effet tous les motifs chers à l’auteur. On y décèle en outre une opacité plus marquée encore qu’ailleurs. Comme quoi, pour lui, les mots étaient loin d’être transparents comme l’eau claire, contrairement à ce qu’une vulgate journalistique voudrait qu’ils soient.
Toutefois, c’est par une des histoires racontées dans l’Azur qu’il nous semble juste de conclure. Pour y montrer un autre aspect de Michel Butel, qui faisait du journalisme la rage au cœur et l’enthousiasme chevillé au corps, ayant placé cet exergue, tiré d’une lettre de Sénèque à Lucilius, sur la une de tous les numéros de l’Azur : « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles ». Il est ici plus joueur, plus espiègle, tout en maintenant une certaine ambiguïté quant à la gravité de la situation décrite. C’est une histoire qui se trouve dans le numéro 11 du 8 septembre 1994, un petit bijou :
« La jeune femme téléphone à son amie Marina. C’est Laure, dix ans, la fille de Marina, qui décroche. “Allo ?” chuchote-t-elle. “Laure, ma chérie, passe-moi ta maman”. Laure, tout bas : “Je ne peux pas ”. Isabelle pense qu’elle a sans doute réveillé la petite fille, elle lui demande : “Peux-tu me passer ton papa ? ” “Non, murmure Laure, non je ne peux pas ”. Isabelle s’étonne : “Ils sont sortis, ils t’ont laissée seule ? ” “Non ”. On entend à peine la voix de l’enfant. “Non, ils sont là, mais ils sont occupés, avec les policiers ”. “Avec les policiers ?” interroge Isabelle. “Oui, et avec les pompiers”. Isabelle commence à s’inquiéter : “Laure chérie, passe-moi un pompier”. “Je ne peux pas, ils sont tous occupés”. “Alors, insiste Isabelle, passe-moi un policier”. “Je ne peux pas, ils sont tous occupés ”. Laure parle de plus en plus bas. “Mais, bon dieu, s’exclame Isabelle, occupés à quoi ? Qu’est-ce qu’ils font tous ?” “Ils me cherchent ”, dit la petite voix. »
L’Azur, Michel Butel, Préface de Jean-Christophe Bailly, L’Atelier contemporain, non paginé, octobre 2022.
L’Autre Livre, Michel Butel, préface de Béatrice Leca, L’Atelier contemporain, 664 p., octobre 2022.