Social

Le large spectre des grèves et des retraites

Professeur de littérature et médias

Prendre sa retraite de la folie compétitive exacerbée par le capitalisme néolibéral, c’est bien. Faire la grève pour interrompre la folie productiviste de l’extractivisme écocidaire, c’est bien aussi. Mais déserter les boulots qui ne contribuent à gonfler la croissance du PIB qu’en désertifiant nos milieux de vie, c’est encore mieux.

Un spectre hante l’Europe : en Angleterre, en Allemagne, en France, des grèves paralysent tour à tour tel ou tel secteur de l’économie nationale, avec quelques avant-goûts épisodiques de grève générale. Ce spectre n’est certes pas nouveau même si une certaine démobilisation des forces traditionnelles de revendication semble avoir caractérisé les décennies passées en Europe de l’Ouest. Davantage que le spectre-fantôme, c’est toutefois la largeur du spectre des revendications (explicites ou latentes) qui mérite de nous intéresser.

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C’est aujourd’hui un lieu commun de relever qu’il y va de bien autre chose que du seul âge légal de la retraite dans les mouvements sociaux actuellement en cours en royaume de Macronie. On l’avait déjà souligné pour les Gilets Jaunes, dont les occupations de ronds-points excédaient largement la question de la taxe carbone, pour remettre en cause l’ensemble d’un « système » à la fois politique, économique, financier, urbanistique, médiatique et épistémique. Derrière les questions relatives à la retraite, c’est l’ensemble du « rapport au travail » qui est en train de subir une mutation de grande ampleur, nous dit-on (avec raison). Essayons de préciser sommairement cinq échelles (temporelles, sociales, idéologiques, macroéconomiques, écologiques) sur lesquelles mérite de se décliner cet élargissement nécessaire du compas avec lequel mesurer le spectre de ce qui se joue en ce début 2023.

La forêt de l’injustice sociale

Au cours des dernières semaines, on n’a pas assez souligné le parallélisme profond entre le moment existentiel de la retraite et le geste de la grève : dans les deux cas, on sort d’une routine scandée par la contrainte salariale qui structure le capitalisme (tu bosses ou tu crèves). Dans les deux cas, on arrête. Et suivant la façon dont on arrête, quelque chose s’interrompt. Le capitalisme écocidaire, survitaminé à la spéculation financière, s’enorgueillit de sa capacité de disruption (qui constitue l’envers de la sacro-sainte innovation). À la suite des anarchistes du XIXe siècle, nos amis de Tarnac et de Lundi matin soulignent depuis des années la radicalité politique du geste d’interruption des flux de cette logistique globalisée, qui tout à la fois nourrit quotidiennement nos caddies de supermarchés et pourrit les milieux de vie laissés à nos enfants.

Le système des retraites, arraché par des luttes ouvrières au long cours[1], a pour fonction d’instaurer une interruption négociée et consensuelle entre le moment où tu bosses et celui où tu crèves. Les manifestations de rue de ce mois de février ont pour fonction de défendre cette interruption à la fois sanitaire et salutaire du travail : selon la pénibilité relative de chaque occupation, la réforme macronienne ampute le nombre des années où celles et ceux qui travaillent (dur) peuvent respirer un peu (avant d’expirer définitivement). Outre que cette réforme pérennise, voire accentue, les inégalités hommes/femmes, elle exacerbe les injustices de revenus entre celleux qui bossent (dur) et celleux qui collectent la rente de leurs placements financiers.

Un premier élargissement (politique) de la question des retraites – justement martelé par les partis de gauche – consiste donc à pointer la forêt des iniquités sociales structurelles derrière l’arbre de l’âge légal de 64 ans : s’il y a bel et bien un problème d’alimentation des caisses de retraite à l’horizon des décennies à venir (ce qui est contesté par certains), c’est d’abord dans la répartition (entre le capital et le travail) des normes richesses produites par nos systèmes économiques qu’il conviendrait d’aller chercher la solution. L’ironie de la situation est bien entendu que plus la droite (macronienne, LR ou RN) se gargarise de la « valeur-travail », plus elle protège dogmatiquement l’injustice fondamentale faisant ruisseler ces richesses vers les actionnaires (le capital), tout en réduisant la part qui en revient aux travailleur·euses.

Il est toujours suspect de caractériser les mouvements sociaux en termes (animalisants) de « grogne » ou (psychologisants) de « frustration ». Les manifestant·es (en nombre plus élevé aujourd’hui qu’au cours des décennies précédentes) ne se réduisent nullement à un troupeau de frustré·es qui exprimeraient leur « mécontentement ». Ce sont des habitant·es qui comprennent très raisonnablement l’injustice structurelle du capitalisme contemporain, et qui en rejettent les conséquences (sinon encore les prémisses). On a souvent répété (avec raison) que l’épisode néolibéral pouvait être déclaré mort et enterré à la suite de l’interventionnisme étatique mobilisé au moment de l’extravagante crise pandémique du Covid-19. L’ampleur du mouvement social contre la réforme macronienne des retraites – de même que les mouvements de grève qui affectent en ce début 2023 les îles britanniques soumises à 40 ans de thatchérisme – enfonce le clou du cercueil néolibéral. On aurait pourtant tort de croire que, une fois cet épisode disruptif refermé, le travaillisme social-démocrate keynésien pourra reprendre le cours de son long fleuve tranquillement progressiste.

La fugitivité du travail

Derrière le rapport (classiquement marxiste) à la répartition des fruits de la richesse entre travail et capital, c’est bien d’une mutation fondamentale du rapport au travail lui-même qu’il s’agit en ce moment. Derrière les expressions (maladroites) de « droit à la paresse », de « fin du travail » ou de « grande démission », on constate une transformation au long cours du statut et de l(’in)désirabilité du salariat. Les opéraïstes italien·nes des années 1970 avaient déjà bien repéré cette transformation, que mes ami·es de la revue Multitudes essaient de comprendre et de documenter depuis bientôt un quart de siècle.

L’obtention d’un CDI peut certainement constituer une victoire personnelle, une rassurance très bienvenue au milieu de la précarité ambiante, ainsi qu’un engagement réel dans un projet collectif : nous sommes nombreuses à nous sentir « attachées » à notre emploi, au sens où nous tenons à bien le faire (et non seulement au sens où il nous tient pieds et poings liés). Sans nier la réalité ni les mérites de tels attachements, il importe de reconnaître un grand mouvement tectonique de détachement des plus jeunes générations envers la forme salariale standard de l’emploi à vie, comme envers ce que les esprits nostalgiques (et réactionnaires) s’obstinent à appeler la « valeur-travail » – entendue au sens de la fière dévotion au travail-tripalium (étymologiquement : ce qui nous transperce, et nous casse, le cul).

D’innombrables témoignages et de nombreuses analyses s’efforcent depuis pas mal de temps de comprendre, de mesurer et d’expliquer cette désaffection et ce détachement progressifs envers le modèle salarial supposé être dominant. L’important est, en ce moment, de resituer la question de la retraite et la pratique de la grève dans le contexte de cette désaffection (on n’y croit plus) et de ce détachement (on n’y tient plus, au triple sens où le boulot est devenu intenable, où on ne veut plus y tenir en place, mais aussi où on n’en a plus le désir).

Les questions de retraite et les mouvements de grèves sont donc à inscrire dans le deuxième contexte, plus vaste, d’une fugitivité du travail contre laquelle le capitalisme se bat depuis l’époque esclavagiste du marronnage jusqu’aux désertions de la Grande Démission post-Covid, en passant par « la perruque » des ouvriers de l’industrie volant des outils, des matériaux ou du temps de travail à leurs patrons.

En réponse à l’article du sociologue Nicolas Roux « Le « refus du travail » : une idée reçue qui fait diversion », paru dans AOC le lundi 9 janvier 2023, Yann Moulier Boutang dresse dans le numéro 90 de Multitudes une liste saisissante de multiples symptômes de cette fugitivité du travail. Cela va des 47 millions d’Américain·es qui auraient quitté leur emploi au moment de la crise Covid jusqu’aux hikikomoris japonais (ces jeunes qui s’enferment chez eux, estimés entre 0,5 et 2 % de la population générale), en passant par le quiet quitting anglo-saxon (en faire le strict minimum, tirer au flanc sans quitter son emploi) et par le tangping chinois (littéralement « se coucher », phénomène sous-culturel qui est réprimé par les autorités chinoises comme une menace contre la prospérité nationale[2]).

Plus près de nous, on peut évoquer le sentiment rampant d’étouffer dans les bullshit jobs étudié par David Graeber[3], ou encore la lettre des diplômés d’AgroParisTech appelant les ingénieurs à « déserter » les « job destructeurs[4] ».

Dans l’analyse qu’en propose Yann Moulier Boutang, cette perte de sens des emplois salariés résulte d’au moins cinq facteurs de causalité : 1° la taylorisation des activités tertiaires ; 2° une numérisation qui intensifie encore ce contrôle tayloriste ; 3° l’injonction contradictoire d’être à la fois soumis à la discipline tayloriste et perpétuellement inventif, « créatif », émancipé de la boîte à pensées préformatées ; 4° la conscience de plus en plus vive d’un insoutenable décalage entre les injonctions de l’économie (le boulot) et les évidences de l’écologie (la planète) ; 5° une « mutation du capitalisme où l’activité de pollinisation cognitive devient beaucoup plus productive (comprenons qu’elle produit bien plus de sur-valeur) que la prestation individualisée du travail salarié[5] ».

Sous le quintuple effet de ces facteurs de désaffection et de détachement face à nos emplois salariés, la retraite et la grève n’apparaissent plus seulement comme un « repos bien mérité » pour la première, et comme un « levier pour l’amélioration des droits sociaux » pour la seconde. Elles sont plutôt à interpréter comme des gestes de fuite et de rejet face à un système productif dont la logique d’ensemble est devenue proprement insupportable : les manifestant·es réuni·es dans les rues en quantités inédites signalent (encore calmement) qu’ielles ne peuvent ni continuer à endurer ce qui leur est imposé, ni continuer à cautionner la pseudo-rationalité économique au nom de laquelle de nouveaux « sacrifices » leur sont imposés avec le report de l’âge légal de la retraite. C’est bien plutôt la logique d’ensemble de ce système insoutenable qu’ils demandent (calmement, raisonnablement) de sacrifier.

De l’abstention à la destitution

Il est aussi oiseux de faire parler les majorités silencieuses que d’interpréter le marc de café. Derrière les batailles de chiffres sur le nombre des manifestants des cortèges syndicaux, il vaut toutefois la peine de se demander pourquoi les sondages (avec tous leurs défauts habituels) continuent à refléter un assez large soutien au mouvement social parmi celles et ceux qui ne battent pas le pavé. Il ne faudrait surtout pas postuler un alignement de principe entre la courbe du nombre des manifestants et celle du rejet d’une axiomatique capitaliste devenue de plus en plus évidemment insupportable – même aux yeux des populations relativement nanties du Nord, qui continuent à profiter (très inégalement) des avantages néo-coloniaux de la globalisation et de la cheap nature.

Ce qui menace le plus les politiques néo-thatchériennes promues par le gouvernement Macron n’est peut-être pas à chercher du côté des activistes, des piquets de grève ou des porteuses de banderoles. Derrière cette minorité agissante d’engagé·es, on peut suspecter une beaucoup plus large masse de désillusionné·es qui non seulement ne croient plus aux vertus du néolibéralisme, mais qui ne croient pas davantage au réalisme des moyens traditionnels de revendications politiques (l’élection, l’opposition parlementaire, la manifestation, la grève).

Derrière l’injustice (macro[n]-économique) de la répartition des richesses entre salaires et capital, derrière la fugitivité (micro-économique) du travail, il faut relever le troisième contexte d’une fugitivité (politique) qu’Albert Hirschmann a épinglée par le terme d’exit : quand je suis « mécontent » de l’organisation au sein de laquelle j’opère, je peux soit faire entendre ma voix pour en dénoncer les aberrations (voice), soit me taire et m’en aller (exit). Dans ce deuxième cas, je peux déserter parce que je crains que ma voix soit réprimée ou inaudible, mais aussi parce que je ne me sens pas assez impliqué dans l’organisation pour prendre la peine de m’engager dans un mouvement d’amélioration[6]. La désaffection et le détachement évoqués plus haut dans le rapport à l’emploi se retrouvent dans le rapport à « la politique (politicienne) » de très larges franges de nos populations, en particulier du côté de « la jeunesse ».

Combien d’entre nous – jeunes et moins jeunes – s’abstiennent de participer à un jeu électoralo-spectaculaire que nous constatons être tragiquement décalé par rapport aux véritables urgences du moment ? Faire la part de l’acceptation et du rejet (raisonné, viscéral, argumenté ou intuitif) dans cette abstention est difficile, mais crucial. Les manifestations de rue contre cette (énième) réforme des retraites ont été jusqu’à présent remarquablement calmes, sous la discipline légitimiste des syndicats. Le gouvernement mise visiblement sur le fait que ce légitimisme aura le dessus, et que tout ce petit monde rentrera chez soi après le passage de la loi par la procédure parlementaire traditionnelle – la queue entre les jambes, mécontent, frustré, grognard, mais soumis et résigné. Et cette fin de partie est non seulement possible mais, à en juger par les précédentes réformes des retraites, elle semble à ce stade assez probable.

S’en féliciter serait toutefois terriblement dangereux – d’abord pour nous tou·tes qui devons co-habiter sur une planète que nous continuons à ravager, mais aussi pour ce gouvernement qui risque fortement de récolter la tempête dont il laisse aujourd’hui monter le vent. Ce qui pousse les gens dans la rue, ce qui fait le profond discrédit de ce type de réforme, derrière l’arbre des 64 ans, c’est encore une fois l’immense sentiment d’injustice et d’aberration dont nous avons désormais toutes et tous, à divers degrés et sous diverses formes, une conscience de plus en plus à vif. Comme dans les épisodes de sécheresse et de vents violents, la forêt de nos socialités mises à mal par l’irresponsabilité politique de nos dirigeants risque de s’embraser à la moindre allumette (de pyromanes opportunistes) ou à la moindre cigarette mal éteinte (de dirigeants négligents).

Les anarchistes du XIXe siècle et nos amis de Tarnac n’arrêtent pas de rêver que nos abstentions (passives) se retournent en destitution (active) des pouvoirs en place. Quelles que soient la valeur et les dangers de leurs rêves, le moment actuel et son avenir plus ou moins immédiat doivent se lire à la lumière du slogan que ne cessent de chanter les populations afro-américaines depuis leur mobilisation pour les droits civils : no justice, no peace (« pas de paix sans justice »). En faisant la sourde oreille aux revendications des cortèges comme à l’abstention silencieuse des désespéré·es, ce gouvernement choisit d’ignorer un profond sentiment d’injustice dont on peut prédire, sans prétendre lire dans le marc de café, qu’il menace une « paix sociale » révélant de plus en plus clairement sa nature de guerre des classes.

De la réforme à la bifurcation

Comment protéger les forêts sans se laisser obnubiler par l’arbre des 64 ans ? La question est centrale dans le moment actuel. Nous avons déjà collectivement raté la crise Covid, dont la mise en arrêt d’une large partie de l’économie aurait pu/dû déboucher sur une bifurcation bien plus drastique de nos modes de production et de consommation. Nous sommes en train de rater la crise d’Ukraine qui, au lieu de faire gonfler nos budgets militaires nationaux et d’enrichir les magnats du gaz de schiste états-uniens, pourrait/devrait accélérer une reconversion-limitation énergétique pensée et négociée à l’échelle planétaire.

On imagine sans peine que les générations ultérieures regarderont avec incrédulité la façon dont nos rues se remplissent de manifestant·es à l’occasion d’un projet de loi repoussant de deux ans l’âge légal de la retraite, au nom de la pérennité (économique) du financement des pensions, alors que tant de voyants (écologiques) bien plus préoccupants sont au rouge depuis plusieurs années, et alors que notre obstination à mettre la croissance du PIB au-dessus de la protection de la co-habitabilité de la planète menace beaucoup plus gravement nos perspectives de retraite heureuse que les déficits agités par les partisans de la réforme.

Aux yeux des générations à venir, nous nous serons battus sur le choix des amortisseurs les plus confortables, alors même que notre voiture commune fonce à tombeau ouvert en direction d’un précipice que tout le monde voit pourtant à l’horizon.

C’est dans le quatrième contexte, encore élargi, de ce précipice écologique qu’il convient de resituer les discussions en cours sur nos rapports aux emplois salariés. Derrière l’ennui subjectif des bullshit jobs, il est urgent de repérer le ravage objectif des « jobs destructeurs » dénoncés par les déserteurs diplômés d’AgroParisTech. Derrière la réforme à la marge d’un système productif calamiteux, il faut imaginer et implémenter une mutation radicale non seulement de la rémunération du travail mais aussi de l’orientation des emplois.

Les partisans du revenu universel répètent depuis longtemps que le pire cauchemar des travaillistes endurcis – « si vous donnez à chacune un revenu sans contrepartie d’emploi, tout le monde va rester chez soi » – constituerait déjà un progrès énorme par rapport à la situation actuelle : beaucoup d’entre nous ferions à nous-mêmes et à nos descendants une grande faveur en restant à la maison, au lieu de designer des écrans publicitaires électrifiés, au lieu de piloter des avions de ligne emmenant des nantis bronzer pour un week-end aux tropiques, au lieu d’épuiser les ressources halieutiques, au lieu de fabriquer des trottinettes électriques, des yachts ou des vêtements de fast fashion.

« Redonner sens au travail », comme l’implore la rengaine commune, ne peut se faire qu’en donnant à tout le monde les moyens effectifs de choisir un travail qui a du sens. Voilà bien la justification ultime – écologique davantage encore qu’économique – du revenu de base. Derrière l’arbre de l’injustice des 64 ans, il faut voir la forêt des absurdités pseudo-productivistes qui tout à la fois commandent et gangrènent nos rapports à l’emploi. Au lieu de s’en tenir à des mouvements sociaux purement réactifs et quasi-pavloviens (vous rédigez une nouvelle réforme pourrie ; nous descendons dans la rue et bloquons le pays pour défendre les acquis), il est impératif de passer à des revendications pro-actives (nous ne discuterons même pas de votre réforme pourrie ; nous exigeons tout autre chose, une bifurcation radicale – dont la convention citoyenne pour le climat était parvenue à articuler quelques premiers pas modestes mais encourageants).

Les limites planétaires de la fugitivité

Si cette attitude proactive appelant une bifurcation-mutation inédite n’a pas encore pu émerger, ce n’est certainement pas faute de bonnes intentions, ni de propositions. Le diagnostic de nos impasses actuelles aussi bien que les listes de transformations à opérer d’urgence prennent forme depuis plusieurs années. Malgré des divergences sérieuses (sur le nucléaire, sur le rapport au capitalisme, sur le millefeuille des strates de gouvernementalité), la convergence de la NUPES augure d’un spectre de propositions raisonnables (pas toutes consensuelles) allant de l’écoféminisme au Shift Project. Ce qui peut être en mesure de rapprocher des positions jadis perçues comme irréconciliables, ce sera, de plus en plus, la pression grandissante du coût énorme et irréversible de l’inaction actuelle. Il faudra bien s’entendre – avec pour seule alternative la terre brûlée et la guerre.

Cette pression grandissante entre en contradiction directe avec ce qui a fait les beaux jours (mais aussi un certain aveuglement) de la radicalité politique fondée sur la fugitivité. Si notre situation historique se caractérise aujourd’hui par la planétarité, cela signifie, entre autres choses, que nous n’avons plus nulle part où fuir. Ni les délires de terraformation de Mars, ni les constructions de bunkers pour milliardaires en Nouvelle Zélande ne feront l’affaire. C’est précisément parce qu’il n’y a pas de planète B qu’il doit y avoir bifurcation vers un (ou plusieurs) plan(s) B.

D’où un cinquième contexte dans lequel resituer le large spectre des revendications implicites dans les mouvements (et les immobilismes) actuels. Derrière l’arbre des 64 ans, il y a la forêt des finalités du travail, et plus particulièrement de leur compatibilité avec les conditions de co-habitabilité de la planète Terre. Prendre sa retraite de la folie compétitive exacerbée par le capitalisme néolibéral, c’est bien. Faire la grève pour interrompre la folie productiviste de l’extractivisme écocidaire, c’est bien aussi. Mais déserter les boulots qui ne contribuent à gonfler la croissance du PIB qu’en désertifiant nos milieux de vie, c’est encore mieux.

Déserter pour ne pas désertifier : voilà bien le geste de retraite dont a montré l’exemple Greta Thunberg à partir de novembre 2018 avec sa Skolstrejk för klimatet. Si nos retraites et nos grèves actuelles en cachent d’autres, c’est sans doute à cette « grève scolaire pour le climat » qu’il faudrait renvoyer pour en comprendre le spectre le plus large – à la fois le plus inquiétant et le plus prometteur. Les calculs d’apothicaire des finances du système de retraite français ne vaudront rien si nous ne parvenons pas à le rendre compatible avec les défis planétaires non seulement du changement climatique, mais aussi de l’effondrement de la biodiversité, des surconsommations d’eau, de sable, de métaux, de l’appauvrissement des sols par l’agro-industrie, de la diffusion des perturbateurs endocriniens – et de toute cette litanie de menaces plus ou moins vagues dont nous sentons de plus en plus dramatiquement, toutes et tous, le poids plomber nos horizons.

C’est ce poids qui pousse dans les rues, le vendredi, les jeunes militant·es de Fridays-For-Future, qui se comptent en quelques dizaines et occasionnellement en quelques milliers. Il serait trop simple (et trop désespérant) de contraster ces chiffres modestes avec ceux des méga-manifestations syndicales actuelles. Il est sans doute plus juste (et certainement plus encourageant) de nous persuader que non seulement les manifestant·es portant banderoles contre la réforme macronienne, mais aussi celles et ceux d’entre nous qui restons chez nous ou allons travailler les jours de grève, nous sommes toutes et tous des fils et filles, mères et pères, cousines et cousins de la jeune Suédoise – que nous le sachions ou le disions explicitement ou non.

Nous ne sommes nullement condamnées à l’impuissance qui accompagne habituellement la litanie des menaces accumulées sur nos têtes par cinq siècles d’extractivisme écocidaire. D’innombrables bifurcations sont déjà en cours, à une multiplicité d’échelles. Si une grève et une retraite peuvent en cacher une autre, notre tâche intellectuelle doit être de réarticuler nos revendications locales (sur le financement des retraites en France) avec les conditions de co-habitabilité à l’échelle planétaire. On peut gager qu’une mutation sociale qui nous demanderait de travailler deux ans de plus pour aider les pays du Sud à ne pas répéter les aberrations écocidaires du « développement » occidental (et donc pour les aider à mitiger les ravages des sécheresses, des inondations et des migrations forcées dont nous souffrirons toutes et tous à l’avenir) rencontrerait moins de résistance que cette réforme macronienne qui n’impose deux ans de labeur supplémentaire aux salarié·es que pour sanctuariser le revenu des actionnaires.

Le spectre qui hante l’Europe n’est pas seulement celui de grèves, de grognes ou de mécontentements corporatistes (même si ceux-ci jouent bien entendu leur rôle dans les mobilisations en cours). C’est le spectre bien plus large d’un horizon économiquement et écologiquement bouché qui pèse bien plus généralement sur nos avenirs communs. Les sentiments d’injustice sociale et d’insoutenabilité planétaire sont les fantômes qui hantent notre présent. Lorsque nos dirigeants s’obstinent à les refouler, comme ils s’obstinent en vain à refouler les migrants hors de nos frontières nationales, nos gouvernements pourrissent nos socialités. En condamnant les travailleurs à déserter pour ne pas désertifier, ce refoulement fait le lit des violences à venir, lorsque la fuite ne sera plus possible et que les antagonismes n’auront que les confrontations violentes comme horizon.

C’est pour la paix sociale (et socialisante) que les manifestant·es descendent actuellement dans les rues. C’est vers la guerre auto-destructrice que les pousse le gouvernement en refoulant le large spectre des besoins de mutations radicales dont ces manifestations sont porteuses. En s’accrochant à son arbre des 64 ans, il risque de mettre le feu à la forêt. Mais même s’il devait finalement battre en retraite sur ce totem, il n’évitera l’incendie qu’en multipliant les concessions nécessaires à la co-habitabilité de nos espaces sociaux et planétaires. Ce débat sur les retraites doit cesser d’en cacher plein d’autres.


[1] La préhistoire de ces luttes est bien scandée dans l’article d’Isabelle d’Artagnan, Marc Belissa, Paul Mayens, Léo Rosell et Jean Vigreux, « La (très) longue histoire des retraites », AOC, 16 février 2023.

[2] Yann Moulier Boutang, « La lune de la grande démission : le doigt du salariat restreint et de la valeur-travail », Multitudes, n° 90, mars 2023.

[3] David Graeber, Bullshit Jobs, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2018.

[4] « Désertons » : des jeunes ingénieurs appellent à refuser les « jobs destructeurs », revue en ligne Reporterre, 11 mai, 2022 ; voir aussi Jean-Paul Malrieu, « D’une dissidence à l’autre. Lettre aux jeunes déserteurs et déserteuses », revue en ligne Terrestre, 23 janvier 2023.

[5] Yann Moulier Boutang, art. cit.

[6] Albert Hirschmann, Exit, Voice, and Loyalty: Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1970 (trad. fr. Face au déclin des entreprises et des institutions, Paris, Ed. Ouvrières, 1972).

Yves Citton

Professeur de littérature et médias, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, Co-directeur de la revue Multitudes

Notes

[1] La préhistoire de ces luttes est bien scandée dans l’article d’Isabelle d’Artagnan, Marc Belissa, Paul Mayens, Léo Rosell et Jean Vigreux, « La (très) longue histoire des retraites », AOC, 16 février 2023.

[2] Yann Moulier Boutang, « La lune de la grande démission : le doigt du salariat restreint et de la valeur-travail », Multitudes, n° 90, mars 2023.

[3] David Graeber, Bullshit Jobs, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2018.

[4] « Désertons » : des jeunes ingénieurs appellent à refuser les « jobs destructeurs », revue en ligne Reporterre, 11 mai, 2022 ; voir aussi Jean-Paul Malrieu, « D’une dissidence à l’autre. Lettre aux jeunes déserteurs et déserteuses », revue en ligne Terrestre, 23 janvier 2023.

[5] Yann Moulier Boutang, art. cit.

[6] Albert Hirschmann, Exit, Voice, and Loyalty: Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1970 (trad. fr. Face au déclin des entreprises et des institutions, Paris, Ed. Ouvrières, 1972).