Série

De l’impossibilité d’être noir – sur Atlanta de Donald Glover

Critique

La série du réalisateur, acteur et rappeur Donald Glover, diffusée depuis 2016 et disponible en France sur Disney + et sur OCS, parvient à son terme après quatre saisons qui mettent en perspective la condition afro-américaine dans un dispositif compliqué, multipliant les formes et les genres dans une tentative d’épuisement des identités.

Depuis une dizaine d’années, la série américaine est régulièrement consacrée comme le réceptacle tout trouvé du récit progressiste, exemplaire en matière de représentativité des minorités. Pourtant ces séries qui en font leur affaire, si elles mettent en scène des personnages jusque-là peu montrés dans la fiction mainstream, se coulent souvent confortablement dans des formes de divertissement traditionnelles qui ne renouvellent rien, et donnent fort peu à penser – citons Sex Education en matière de représentation du genre et des pratiques sexuelles, ou Dear White People pour ce qui est de la représentation des Noirs, une série apparemment armée contre le racisme ordinaire, mais bien installée dans un high school drama bon chic bon genre.

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Atlanta se démarque dans ce paysage en assumant l’éclatement des formes et des genres, et en faisant précisément de cet éclatement le lieu paradoxalement dispersé d’une réflexion concentrée sur la condition noire aux États-Unis, pris comme une condition psychosociale qui dérègle les représentations.

À l’orée de la première saison, on découvre trois hommes noirs dans une voiture garée sur un parking. Surgit un couple dont l’homme arrache un rétroviseur, puis une altercation éclate qui mène à un coup de feu. Un flashback s’ensuit qui campe les quatre héros d’Atlanta. Earn, interprété par Donald Glover lui-même, vit plus ou moins aux crochets de son ex-compagne Vanessa avec qui il a une petite fille. Il voudrait devenir le manager de son cousin Alfred, sur le point de percer dans le rap sous le pseudonyme de Paper Boy. Lui vit avec un colocataire un peu perché, Darius, qui fait la cuisine et roule beaucoup de joints.

Ces quatre personnages occupent la majorité de la série, qui les voit évoluer dans leurs relations intimes, mais aussi dans leur vie professionnelle. Dans cet épisode inaugural les motifs connus de la fiction communautaire engagée se mettent en place : la ville, un pavillon, un canapé installé en plein terrain vague, qui ne manque pas de rappeler le mythique sofa orange de The Wire, les armes, le rap, la drogue, pour autant l’option naturaliste est un leurre.

Atlanta n’est pas le portrait réaliste d’une ville ou d’une communauté à travers une poignée d’individus, et le premier épisode agit par subtils décalages, dérangeant d’emblée le spectateur dans ses réflexes. Voici Earn qui se retrouve dans un bus nocturne, sa fille endormie sur ses genoux. À ses côtés un homme à l’allure détonnante, grand, raide, et vêtu d’un costume noir, tartine du pain de mie, avant de lui tenir un discours quasi oraculaire – « la résistance est un symptôme de l’ordre des choses » – et de disparaître dans la nuit. Avec sa belle mise et son nœud papillon, il ressemble à un activiste des années soixante – un membre des Black Panther, ou the Nation of Islam. Mais le pot de pâte à tartiner, la nuit, la forêt, tout ça fait dévier la référence, ancre la série dans un rapport singulier avec la théorie et l’histoire antiraciste. Ainsi fonctionne Atlanta, un objet fuyant, qui se réserve sans cesse le droit au surréel, au rêve, au genre, et à la sortie de route.

Chaque saison de la série se retrouve ainsi trouée, et le récit principal contraint régulièrement de s’interrompre pour laisser place à des épisodes digressifs. Dans la première saison un épisode pastiche une émission de télévision intitulée « Montague »,  à laquelle participe Paperboy, avec ses génériques, ses reportages, ses débats en plateau et ses coupures publicitaires.

D’autres encore scindent le groupe pour isoler un des quatre protagonistes dans une situation étrange : celui par exemple ou Darius se retrouve prisonnier d’une ancienne gloire de la musique, sorte de Michael Jackson monstrueux et zombifié. D’autres encore les abandonnent tout à fait, et fonctionnent comme des unitaires isolés, ainsi de cet épisode qui raconte l’histoire d’un petit garçon noir adopté par un couple de femmes blanches qui exploitent et maltraitent jusqu’à la barbarie les enfants qu’on leur confie, ou encore celui qui raconte l’excursion d’une famille blanche huppée à l’enterrement de leur nounou d’origine trinidadienne. Ces unitaires, qui rappellent parfois l’économie de la série britannique Black Mirror – accueillent de petites fables qui bouclent leur propre morale politique, une morale dans laquelle les Blancs sont souvent des monstres ou des idiots, parfois les deux.

Mais ce n’est pas au niveau de l’épisode qu’Atlanta livre le discours le plus corrosif sur le racisme qui sévit dans la société et les institutions américaines, c’est à l’échelle de l’ensemble, dans les hiatus que creuse la disparité formelle, et dans cette utilisation tous azimuts des genres classiques de la télévision.

Chaque épisode d’Atlanta peut être vu comme le récit, nécessairement tortueux, symbolisé, étrange et monstrueux d’un traumatisme.

La série fait feu de tout – l’horreur, la dystopie, la satire, le soap, le pastiche, le drame, le documentaire – parce que seule une offensive protéiforme peut prétendre lutter contre le racisme systémique, en proposant moins une réflexion continue sur la condition noire, qu’une variation sur ses conceptions historiques et contemporaines. Mieux, la série semble radicaliser formes et références connues de la fiction télévisée, pour sortir encore davantage le spectateur du confort de son fauteuil, et lui imposer par la forme – une forme qui surdétermine la condition psychosociale noire – l’éclatement de toute définition et de toute identité.

De ce point de vue l’épisode pastiche du talkshow « Montague »  fait matrice, et notamment la manière dont il s’empare de la forme publicitaire, forme emblématique s’il en est du film prêt à consommer, satisfaisant et flatteur. Les publicités commencent comme des publicités normales, vantant par exemple le goût de céréales au chocolat sous la forme d’un petit dessin animé mettant en scène un loup rigolo venu les voler à une poignée d’enfants. Tout à coup dans l’économie classique du clip la mécanique se grippe : surgit un policier blanc venu arrêter le loup, et s’asseyant de tout son poids sur sa nuque, jusqu’à ce que les enfants le supplient d’arrêter. C’est que toute forme se trouve modifiée par le fait qu’elle soit investie par des personnages noirs et leur réalité, plus inquiétante, plus violente, et plus injuste.

Dans la dernière saison, un épisode en reprend un parmi les plus connus et les plus drôles de la série emblématique Seinfeld, celui où le protagoniste et ses amis ne parviennent plus à retrouver leur voiture dans l’immense parking souterrain d’un centre commercial. La référence est évidente, mais encore une fois, radicalisée par le fantastique et l’horreur. Dans Atlanta Earn et Vanessa perdus dans le parking réalisent ainsi que d’autres personnages, noirs aussi comme eux, sont perdus depuis des années, jusqu’à en avoir perdu la mémoire.

Angoissés, ils réussissent finalement à s’échapper pour se retrouver dans une chambre funéraire où repose un rappeur décédé, et où ils tombent nez à nez avec Paper Boy, qui a suivi lui en parallèle un étrange jeu de piste que son idole avait organisé. Tombes, forêts, tunnels, manoirs, restaurants à sushis : tous les espaces que la série met en scène, épisode après épisode, sont moins des décors ou des milieux que des espaces mentaux, dans lesquels les personnages errent, se perdent, rencontrent fantômes et psychopathes.

Tout se passe comme si le biais fondamental que constitue le fait d’être Noir dans une société raciste inquiétait systématiquement le genre, voire même pathologisait la série. De fait, la grille psychologique est ultra visible depuis le premier épisode jusqu’à cette dernière saison, dans laquelle Earn se retrouve sur le canapé d’un psychothérapeute. Il y raconte la raison de son départ de l’université prestigieuse de Princeton, une rupture évoquée depuis le début de la série et restée mystérieuse jusque-là : une histoire de costume entreposé dans la chambre d’une amie, récupéré de force le matin d’un entretien important faute de parvenir à la joindre, une effraction dont elle s’était ensuite plainte, faisant resurgir le schéma raciste centenaire de l’homme noir violant l’intimité d’une femme blanche. Le récit que Earn livre dans cet épisode quasi final pourrait être un épisode d’Atlanta : une histoire apparemment banale, radicalisée par le système, et qui crée chez la victime un traumatisme puissant.

Chaque épisode d’Atlanta peut être vu ainsi : comme le récit, nécessairement tortueux, symbolisé, étrange et monstrueux d’un traumatisme. Dans la dernière saison chacun des quatre protagonistes a le sien : Vanessa se retrouve ainsi piégée dans un Paris complètement fantasmé et profondément inquiétant où elle cuisine des mains humaines pour de grandes tablées de célébrités, parmi lesquelles l’acteur le plus blanc et blond qui soit, Alexander Skarsgård.

Paper Boy, quant à lui, dont la mélancolie devient de plus en plus manifeste le long de la série, se retrouve dans un épisode entièrement seul à la campagne où il a acheté une petite maison, seul Noir de la ville dans un paysage de ruralité blanche anciennement esclavagiste. Résolu à réparer un tracteur pour parcourir son domaine, il est finalement victime d’un accident, la jambe écrasée par la machine des dominants. L’épisode se mue alors, comme d’autres avant lui, en une espèce de survival solitaire, dont le caractère toujours légèrement fantastique fait signe vers le cauchemar.

Le dernier épisode de la série boucle ce fonctionnement dans un épilogue à dispositif, qui voit Darius pris dans une spirale hallucinatoire après qu’il se soit immergé dans un caisson d’isolation sensorielle, espace clos, censé reproduire le lieu d’une pure conscience. Il y tombe comme les autres personnages tombent dans la série, dans une farce cauchemardesque qui fait vriller l’identité noire.

Au terme de cette dernière saison Atlanta aura mis à dos toutes les représentations et positions contemporaines racistes et antiracistes en les transformant en symptômes réductibles à l’individu, niant ainsi l’option communautaire, et ouvrant par-là sur un abîme : il est impossible d’être noir.

Atlanta, une série réalisée par Donald Glover, disponible sur OCS et Disney +.


Lucile Commeaux

Critique

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