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Le sport en mode Netflix : on vit ensemble, on meurt ensemble

Journaliste

Le sport ne fait pas vivre plus vieux, il fait vivre plus jeune, disait l’autre. Mais qu’en est-il de sa consommation boulimique, qui par le jeu des plateformes de streaming fait chez les adolescents autant recette que la malbouffe ? La compétition semble, en effet, n’être plus qu’un espace servant de cadre au récit d’une histoire.

Ce soir-là il y avait chez Amélie quelque chose de Poulain, une forme d’ingénuité propre à faire profession du bonheur d’autrui. Proche de la béatitude, Amélie prenait son pied, non pas à faire craquer de la crème brûlée avec une petite cuillère, ni à jouer au ricochet dans les eaux du canal Saint-Martin, encore moins à imaginer combien de couples de Parisiens avaient un orgasme à cet instant précis, Amélie assistait dans un palais des sports de Bercy plein à craquer à son premier NBA game. Pas vraiment un plaisir simple, nous direz-vous, à cinq cents euros la place. Un confrère de France Inter fit d’ailleurs fort à propos remarquer qu’à ce prix-là, vous avez le vol aller-retour Paris-New York et un siège au Madison Square Garden.

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Mais au diable les tristes sires et prières de se réjouir car à l’occasion de cette opération commerciale parisienne le commissioner de la National basketball association (NBA) s’était entendu avec le commissionnaire de la République sur le développement d’un plan de collaboration – gardez néanmoins bien à l’esprit que « c’est une très mauvaise idée de politiser le sport ». Au micro de télé-Qatar, Amélie nous promettait donc « marketing » et « entertainment » alors que plus d’un million de Français venaient de battre le pavé pour préserver leur retraite. En deux mots Amélie avait en quelque sorte fait la synthèse de son maroquin au gouvernement : le jeu d’une société bien plus qu’un jeu de société, aurait ricané Antoine Blondin.

Le divertissement c’est précisément le créneau de Netflix qui n’en finit plus de produire des docu-séries sur le thème du sport. Dernier en date : Break Point de James Gay-Reeves et Paul Martin, qui retrace la saison de tennis 2022, sur le modèle de Formula 1 : Drive to survive, des mêmes producteurs et dont la saison 5 a été mise en ligne le 24 février dernier. Autant prévenir tout de suite : Break Point ne s’adresse pas en priorité aux initiés, que les commentaires infantilisants de la voix off et l’abus d’éléments de langage pourraient rapidement agacer, mais à une clientèle bien plus vaste : celle du streaming et des réseaux sociaux qui re regarde plus la télévision et dont la capacité d’absorption de contenus donne une idée de l’infini.

« Il faudra se souvenir de Doha 2019 comme de championnats nous ayant projetés dans le futur, dans un sport passé alors du spectacle à la fiction et cultivé hors sol comme ces tomates magnifiquement calibrées pour les étals de la grande distribution mais qui n’ont plus aucune saveur », écrivions-nous dans ces mêmes colonnes il y a un peu plus de trois ans (« Le sport-fiction est en marche », AOC, 18 octobre 2019) alors que nous venions d’assister à des Mondiaux d’athlétisme surréalistes. Mais nous n’imaginions pas que le vent du changement soufflerait aussi fort. Quelques mois plus tard, une pandémie, synonyme de perte de revenus pour beaucoup et d’assignation à résidence pour chacun, allait accélérer le mouvement. Depuis, on a disputé en roue libre une Coupe du Monde de football au Qatar et la scénarisation du sport a pris les contours d’une révolution.

Historiquement, le succès du sport de haut niveau tenait, en effet, en grande partie au fait qu’il permettait au commun des mortels de décrocher les étoiles par procuration, une dimension que Lucien Mias, imposante statue du rugby français des années 50, rapportait au héros qui sommeille en nous.

« Les grandes compétitions sportives nous donnent l’occasion de voir à l’œuvre des personnes qui vont au bout de leurs ressources, confiait en 2006 à la Revue du Tarn cet ancien instituteur devenu médecin. Si on connaît un peu les règles du jeu, on s’identifie alors à elles et on participe à leur effort de même qu’à leur joie ou à leur déception. En somme, l’athlète de haut niveau nous donne l’occasion d’aller au bout de nous-mêmes par personne interposée. Nous utilisons son corps surentraîné pour vivre, avec lui, un moment de dépassement dont notre quotidien est trop souvent exempt. Il nous fournit la possibilité de vivre avec une grande intensité les émotions liées à l’excellence. […] Sans la recherche de perfection et le dépassement qu’on trouve dans les compétitions sportives, les moments de grandeur humaine resteraient généralement loin de notre regard et de notre expérience immédiate. […] Seuls les artistes de la scène peuvent approcher l’intensité d’une compétition sportive de haut niveau mais ils le font sur un terrain bien particulier auquel il plus difficile de s’identifier. […] Ce ne sont pas les leaders politiques ou les savants qui peuvent nous donner un accès aussi direct à cette démarche vers les sommets. Nous pouvons apprécier certaines de leurs réalisations mais seulement en tant que produits finis, une fois le travail fait. Contrairement aux événements sportifs, ils ne nous permettent pas de participer en direct à leur création. »

Mais Netflix est venu ouvrir un nouveau champ en abolissant les frontières de cette procuration car ce n’est plus la compétition le sujet mais l’individu qui la pratique, la plateforme suivant en cela à la lettre sa stratégie qui consiste à créer une intimité avec son client. L’identification prend alors une tout autre tournure et son domaine des proportions considérables puisque l’accent n’est plus mis sur l’inaccessible mais sur le familier. Dans Break Point, le spectateur suit des gens qui lui ressemblent. Je ne disputerai jamais un tournoi du Grand Chelem mais moi aussi j’ai déjà cassé ma raquette comme Nick Kyrgios, ma chambre est aussi bordélique que celle d’Ajla Tomljanovic et il m’arrive parfois de manger en terrasse en famille comme Félix Auger-Aliassime. Sportifs et sportives s’apparentent dès lors plus à des influenceurs – ces séries n’échappant pas au placement de produits – qu’à des modèles sur lesquels on aurait envie de prendre exemple.

Netflix use du même procédé qui consiste à transformer le sportif en acteur de sa propre histoire.

Cette évolution a été rendue possible par deux phénomènes. Le premier a été très bien décrit par le sociologue Manuel Schotté (« Football : l’invention des « grands joueurs » », AOC, 16 décembre 2022) : il s’agit de l’individualisation progressive de la performance, y compris lorsqu’elle concerne des sports collectifs ; le second tient au clonage mondialisé des stades, de leur public un œil sur l’écran du smartphone, et de la pièce de théâtre qui s’y joue avec « des bourgeois gentilshommes sur le terrain et des précieuses ridicules en tribune », pour citer encore Blondin.

On a beaucoup commenté le comportement indomptable des Argentins lors de la dernière Coupe du Monde, lequel n’entrait pas en résonance – c’est le moins que l’on puisse dire – avec les stéréotypes du moment. Pourtant, quand on a rencontré la passion à La Boca, dans les bas-fonds de Buenos Aires, on aurait plutôt honte d’un engouement réduit à une part de marché. Organisation d’un Mondial au Qatar, interdiction du brassard arc-en-ciel par la FIFA, câlin présidentiel au héros déchu ou geste obscène d’un gardien de but n’ayant pas eu accès à l’éducation : qu’est-ce qui au juste relève le plus de la vulgarité ?

Mais l’entertainment ne s’embarrasse pas de telles considérations. La preuve : Netflix a consacré une série à la Juventus, « club de légende », dont une partie du casting a depuis été contraint à la démission pour cause de transferts frauduleux. Les plateformes de streaming ont dans leur ensemble parfaitement appréhendé cette nouvelle manière de consommer du sport en mode conte pour enfants.

Le 19 novembre dernier, à la veille de l’ouverture du bal masqué qatari, le stade Jean-Bouin, qui jouxte le Parc des Princes, avait ainsi fait le plein – 20 000 spectateurs – pour un match de football pas comme les autres : un France-Espagne, dont les joueurs ne se nommaient pas Lloris, Mbappé, Pedri ou Gavi mais AmineMaTue, PFut, DjMaRiiO ou Cach001. Sur le gazon point de professionnels mais des youtubeurs et des streameurs célèbres chez les ados. L’événement, modestement baptisé Eleven All Stars et diffusé sur Twitch, aura à son pic d’audience rassemblé 1 155 060 spectateurs, soit plus que la rencontre de Ligue des Champions OM-Sporting. Peut-on en tirer l’enseignement qu’il n’est point besoin d’être talentueux pour faire kiffer la nouvelle génération hyperconnectée ?  « C’était magnifique », commentera en tous cas Antoine Griezmann sur le plateau moyenâgeux de « Téléfoot ».

La sphère très mercantiliste du football professionnel veut, bien sûr, déceler dans cette nouvelle pratique consumériste, une justification à son projet de Super League (« Football : fin de partie », AOC, 20 avril 2021), qui est loin d’être enterré. « Les jeunes exigent un produit de qualité que les compétitions européennes actuelles n’offrent pas », croit savoir l’omnipotent président du Real Madrid Florentino Perez, qui n’a, toutefois, pas dû avoir écho du Eleven All Stars. L’ancien capitaine du FC Barcelone et propriétaire du groupe Gerard Piqué réclame sur le même refrain « des matches plus courts, un produit plus séduisant. Quatre-vingt-dix minutes c’est trop long », assène celui qui est aussi le propriétaire du groupe Kosmos, responsable de l’euthanasie de la séculaire Coupe Davis. Soulignons la récurrence dans les deux discours du mot « produit ».

Pas certain pourtant que la jeunesse se laisse séduire par un produit payant – le but, ne le perdons pas de vue, étant de faire entrer encore plus de sousous dans la popoche – quand un abonnement à Twitch est gratuit. Aussi Luis Enrique, l’ancien sélectionneur de l’équipe d’Espagne – la vraie, la Roja –, n’hésita-t-il pas à créer sa propre chaîne à l’occasion de la dernière Coupe du Monde pour partager, sans filtre, son vécu de la compétition dans des lives qui réunirent jusqu’à 150 000 auditeurs. On ne compte plus les contenus numériques du genre. Les créateurs digitaux appellent cela du « divertissement par mécanisme intellectuel ». Bergson aurait peut-être, lui, parlé de catagenèse. Parce qu’il inspire confiance de par sa proximité le streameur a certes les atouts en main pour court-circuiter le journaliste et obtenir des informations du domaine du privé qui n’ont pas cours dans un rapport plus codifié et dont le consommateur est friand.

Netflix use du même procédé qui consiste à transformer le sportif en acteur de sa propre histoire et à donner au spectateur un sentiment d’appartenance à une communauté à l’heure où s’amenuise celui du contrôle de nos vies. Je regarde ce que je veux, quand je veux et où je veux, bref, je suis libre. L’illusion est totale, comme dans le monde fabuleux d’Amélie.


Nicolas Guillon

Journaliste