Cinéma

L’art et la douleur – sur All the Beauty and the Bloodshed de Laura Poitras

Critique

Après Edward Snowden dans Citizenfour (2014) et Julian Assange dans Risk (2017), Laura Poitras s’attache à la figure de l’artiste et désormais militante Nan Goldin, dont la vie, l’histoire intime et l’œuvre lui offrent un prisme saisissant pour traiter de la crise des opioïdes.

Avec All the Beauty and the Bloodshed, Lion d’Or à la Mostra de Venise, Laura Poitras poursuit son traitement des grandes problématiques de la société américaine par le biais de quelques figures à la fois majeures et concernées. Après Edward Snowden dans Citizenfour (2014) et Julian Assange dans Risk (2017), ce sont étrangement la voix et l’histoire d’une artiste contemporaine, Nan Goldin, que son nouveau documentaire laisse entendre pour traiter la question de la crise des opioïdes.

publicité

L’artiste est de fait fondatrice de l’association militante P.A.I.N (Prescription Addiction Intervention Now) ; elle s’est engagée dans la lutte contre les opioïdes et en particulier contre la famille Sackler qui a produit et mis sur le marché l’OxyContin. Si cet activisme, les actions menées par l’association et ses conséquences constituent, de sa genèse à sa structure narrative, la colonne vertébrale du film, ce sont la vie, l’histoire intime et l’œuvre de Nan Goldin qui donnent à Laura Poitras le prisme pour aborder le phénomène majeur de la crise des opioïdes dans son intersection avec les différents travers de nos sociétés libérales contemporaines. Dans ce système d’imbrication, l’art renoue avec un ensemble de fonctions politiques et thérapeutiques – dont les effets sont essentiels au traitement du sujet.

Les efforts coordonnés de l’art et de la vie

Le film rassemble ainsi un ensemble de sujets centraux de la vie de Nan Goldin : sa grande sœur Barbara et le traitement répressif que leurs parents lui ont infligé, en la faisant interner à répétitions, jusqu’à ce qu’elle se suicide lorsque Nan Goldin avait 11 ans, ou encore David Armstrong, qu’elle rencontre au Satya Community School de Lincoln, Massachusetts, alors qu’ils ont une quinzaine d’années. D’autres figures aimées sont remémorées, comme Cookie Mueller ; de fil en aiguille, on glisse du sujet des proches vers celui de leur perte – liée à l’épidémie de sida, à la misère, la violence, aux troubles mentaux et leur incompréhension, à l’exclusion et au suicide. Au centre de cette constellation aimée, et permettant de passer d’une figure à l’autre, Nan Goldin raconte sa relation à la photographie, et son histoire d’artiste : les découvertes et les rencontres, la réception de son œuvre.

La seule vie de Nan Goldin pourrait justifier de l’association de toutes ces problématiques, et de la forme de glissement d’un chapitre à l’autre que Laura Poitras met en scène. Mais le plus intéressant est sans doute de considérer que l’engagement de Nan Goldin dans la lutte contre l’addiction aux antidouleurs est pour la réalisatrice une clef d’entrée inédite et aujourd’hui essentielle pour interroger le rôle de l’art dans la vie des personnes et des sociétés, aux différentes échelles que Laura Poitras mobilise.

Le film naît du souhait de Nan Goldin de documenter l’engagement de P.A.I.N et les conséquences des actions menées par le groupe, et de sa rencontre avec Laura Poitras. Pour construire son propos, la cinéaste se saisit au fond des méthodes de P.A.I.N en les travaillant sur le temps long de la forme filmique : il s’agit d’inscrire l’activisme dans le champ d’action de l’art. P.A.I.N adresse une large partie de ses revendications aux institutions de l’art – les musées qui détiennent des œuvres de Nan Goldin, qui l’exposent, et qui sont financés par la famille Sackler dont ils arborent les noms –, et utilise la renommée de l’artiste comme un levier essentiel du renversement médiatique recherché. Il s’agit bien de l’engagement d’une artiste, et de l’engagement qu’une artiste aussi reconnue parvient à fédérer autour d’elle. À ce titre, les actions de P.A.I.N sont des interventions, performées, selon les formes de l’art-activisme, notamment tel qu’Act Up en a répandu la forme dans le cadre de la lutte contre le sida.

Ces actions, filmées par les militant·es, rythment le film qui s’ouvre sur l’une d’entre elles, réalisée par le groupe le 10 mars 2018 au Metropolitain Museum of Art à New York (Met) : les membres de P.A.I.N jettent dans le bassin de la « Sackler Wing » du Met un lot de petits tubes orange – ces objets ultra-reconnaissables, qui contiennent généralement les médicaments prescrits – dont les étiquettes indiquent : « PRESCRIBED TO YOU BY THE SACKLER FAMILY MAJOR DONORS OF THE MET/ OXYCONTIN / EXTREMELY ADDICTIVE / WILL KILL ».

Au Guggenheim, en février 2019, P.A.I.N faisait tomber une pluie de prescriptions du haut de l’architecture circulaire du musée, sur lesquelles était inscrite une phrase que Richard Sackler avait énoncée en privée mais que les médias avaient révélée. Il annonçait que le lancement de l’OxyContin sur le marché serait « suivi d’une tempête de prescriptions qui écraserait toute concurrence » (« followed by a blizzard of prescriptions that will bury the competition »).

À ces actions filmées, bouleversantes par la stupeur du public pris à parti et par la fébrilité suscitée par le fait de les montrer de l’intérieur, en passant de leurs coulisses à leur exécution, s’ajoutent quelques entretiens avec les militant·es et proches de Nan Goldin, ainsi que quelques sessions de réunions de l’association. Les méthodes de communication classiques – entretiens, documentation, prise de parole – s’aident de biais formels, de la production de formes plastiques au travail de la mise en scène et de la dramaturgie : le détournement des tubes orange, des prescriptions, ou encore de faux billets de 1 dollar où « ONE » est remplacé par « OXY », l’ajustement des actions aux architectures des lieux visés, et leur dimension spectaculaire.

C’est cet effort coordonné de l’activisme et de l’art, dans la lutte contre l’empire pharmaceutique et la prévention contre l’addiction, que documente particulièrement le film ; mais Laura Poitras articule également cela à l’ensemble de l’œuvre de Nan Goldin, dont le lien avec la question de la crise des opioïdes relève d’une moindre évidence.

La ballade, chant d’amour et de mort

Le sujet, ou plutôt les sujet·tes de Nan Goldin sont les figures que son époque met à la marge, autant de la société que de l’art ; des personnes en minorité de genre ou sexuelle, des travailleur·euses du sexe. Beaucoup d’ami·es, de proches, ainsi que le dit Nan Goldin : « je n’ai cessé de photographier les gens que j’aime ». Une vie intime, partagée, épisodique, dispen·rsée d’un cliché à l’autre, c’est-à-dire au fil de séries photographiques qui se donnent comme des fenêtres d’apparition – à mi-chemin entre le fait voyeuriste de voler une image de la vie intime des personnes montrées, et le fait d’accueillir ces photographies comme une entrée volontaire des corps dans la représentation que chacun·e s’est choisie, comme un don de soi en spectacle.

Dans le film, ces images sont présentées en slideshows, diaporamas, aux côtés de photos provenant de différentes archives ; les images fixes du temps passé constituent ainsi une très large et majeure partie du matériau filmique. Le cinéma rejoue là les formes que Nan Goldin a très tôt donné à son œuvre photographique – celles de projections d’une succession de diapositives, organisant, dans un temps dédié et partagé, une communauté de regards qui se rejoint et se découvre elle-même dans sa réception de l’œuvre. Comme au cinéma, ces projections sont mises en son et en voix de façon renouvelée ; comme au cinéma, un montage s’opère qui réécrit la structure de la série de photographies et lui fait dire d’autres choses nouvelles.

Nan Goldin n’a jamais privé son travail de paroles ; elle a commenté, expliqué, partagé, mais All the Beauty and the Bloodshed prolonge les paroles et les diapositives en reliant les deux. Même si le film s’est probablement constitué dans le sens d’une articulation du montage d’image à la parole recueillie, les photographies n’interviennent pas en illustration du récit de vie et d’explication de l’œuvre livré par l’artiste. Par un pouvoir propre au cinéma, les images sont génératrices d’une parole : après une courte introduction où l’on assiste à l’action de P.A.I.N au Met, le générique du film s’ouvre sur une séance de projection des diapositives de Nan Goldin, probablement chez elle, en sa présence et celle de Laura Poitras – qui apparait à l’écran, derrière une caméra.

Dans cette atmosphère nocturne, intime, il y a la fumée que révèle la lentille du projecteur, avant même que le visage de Nan Goldin en train de fumer sa cigarette ne soit montré. Et la voix de Klaus Nomi chantant the Cold Song laisse peu à peu place à celle de Nan Goldin, qui parle du gouffre entre l’expérience de la vie et les récits que l’on en fait, les images que l’on en garde : « C’est facile de faire de sa vie une histoire. Mais… C’est difficile de faire perdurer les vrais souvenirs. […] Les vrais souvenirs sont ce qui m’affecte aujourd’hui. Des choses peuvent apparaître que tu ne voulais pas voir, et tu n’es pas en sécurité. Et même si tu ne veux pas vraiment laisser le souvenir revenir, son effet est là, dans ton corps. »

Beaucoup de choses encore inexpliquées semblent se jouer dans cette ouverture, où à partir de cette réflexion encore retenue et abstraite sur la mémoire, on assiste à la naissance, donnée par le redéploiement de l’œuvre, d’un récit nouveau. Un récit capable de réarticuler aux images les plus célèbres de Nan Goldin toutes les pièces manquantes et les formes fantômes : la sœur qui a disparu avant même que Nan Goldin ne trouve l’alliée d’une vie dans la pratique de la photographie ; les souvenirs qui ne sont pas remontés encore, et puis les mensonges, des parents, de la famille Sackler, et les mensonges d’État. Et les souvenirs ; ceux des ami·es et des amours qui figurent sur les photographies, mais que les photographies ne résument jamais.

L’ouverture est bouleversante – au moment où Klaus Nomi chante cette chanson qui mime l’hypothermie par une scansion et un souffle haché, il a peut-être bel et bien le souffle coupé, alors qu’il est probablement atteint déjà par le sida. C’est une chanson étrange, où s’incarne un croisement d’ambivalences : dans l’opéra de Purcell, le chant de mort lancé à Cupidon par le génie du froid, et témoigne en réalité d’une victoire de l’amour. Il y a bien aussi quelque chose du chant d’amour de la part de Klaus Nomi, à la forme si extrêmement classique de l’opéra, quand lui-même appartient aux contre-cultures homosexuelles et aux scènes underground ; un geste qui pourrait avoir quelque chose du pied-de-nez, si tragiquement, on n’entendait pas rétrospectivement ou dans une préfiguration terrible, dans le chant de mort du génie du froid impassiblement interprété par le chanteur sous son maquillage spectaculaire, la mort de Klaus Nomi, emporté deux ans plus tard par le sida.

Un chant d’amour et de mort ; pour nous faire entrer dans le film où Laura Poitras suit tous les fils qui relient l’œuvre de Nan Goldin, au mensonge et à la violence générées par la question des antidouleurs et de l’addiction généralisée de la société – où « toute la beauté » rencontre le « sang versé ».

Le traitement des images

La forme du glissement, donnée par le passage d’une diapositive à l’autre, permet de passer et d’un sujet à l’autre, et d’un registre à l’autre. C’est dans son minimalisme et sa douceur que Nan Goldin fait glisser ses spectateur·ices dans une vision de la violence. Dans ce passage extrêmement rapide d’une image de vie, de joie ou d’amour, à une image aux affects plus violents, le temps d’une fraction de seconde, dans un basculement dont la brièveté ne fait même pas événement ni rupture, les frontières sont brouillées. Il ne s’agit pas d’admettre la violence comme une possibilité inévitable – car alors elle se justifierait comme une erreur, banalisée, tolérée puisqu’on a souvent de la tolérance pour les marges d’erreur – il s’agit au contraire de montrer qu’elle habite ces situations sociales et intimes, de façon systémique, menaçante.

Certaines photographies sont indécidables, montrent des baisers, peut-être forcés ? Dans l’une des séries les plus célèbres de Nan Goldin, The Ballad of Sexual Dependency, des bras d’hommes qui soutiennent, entourent, à moins qu’ils ne soumettent, et encerclent des corps de femmes. La série ne raconte pas de simples glissements vers la violence, elle raconte comment la violence est toujours glissée dans les relations entre les hommes et les femmes, entre les genres, entre les dominants et les dominé·es, et elle fait apparaître ce que la violence génère en termes de gestes, relations, corps, attitudes, moments, les formes et les couleurs qu’elle prend.

Déjà, ce sont des douleurs – et si elles ne paraissent pas être de celles que l’on traite à coup d’antalgiques et de prescriptions, tout se rejoint dans l’apogée de violence atteint lors d’un épisode de la vie de Nan Goldin, qu’elle relate dans le film de Laura Poitras : le jour où son compagnon Brian, figure de sa propre « dépendance sexuelle », tente de la tuer en la tabassant, et en visant notamment ses yeux. C’est un acte de violence absolue, désir de destruction total et acharné : comme si tuer une fois ne suffisait pas à satisfaire ce désir, il s’agit de tuer Nan Goldin, et aussi de tuer son corps à l’endroit même où celui-ci s’exprime en créant des images, l’œil-outil d’expression photographique, et aussi de tuer son œuvre en détruisant ses négatifs et ses photographies. La Ballad of Sexual Dependency est sauvée, simplement parce qu’elle n’est pas sur place au moment de cette tentative de féminicide. Tout se rejoint alors : l’œuvre, la vie, l’art, la domination, et la douleur – et c’est précisément cet épisode qui fera tomber Nan Goldin dans l’addiction à l’OxyContin, alors qu’elle est opérée pour les blessures que lui laissent les coups de Brian.

Il n’est pas anodin que cette intersection, jonction brutale prenne la forme de la destruction totale. Une « forme » au sens plastique du terme, répétée dans le film comme une analogie intervenant à différents endroits, différentes échelles, et condensant toutes les crispations d’une société structurée par différentes dominations, en intersection et en imbrication permanente. La destruction totale fantasmée par Brian, autant que la disparition dénoncée par P.A.I.N d’un demi-million de personnes tuées par l’addiction aux opioïdes. Ce sont également toutes les vies détruites par le VIH/sida et la gestion politique et sociale désastreuse de l’épidémie, abordées dans l’un des chapitres du film de Laura Poitras où David Wojnarowicz apparaît.

Lorsque Nan Goldin évoque son enfance, sa sœur, elle parle d’un « claustrophobic suburb », une banlieue étouffante. Elle raconte comment les apparences, les mensonges, se préservaient au détriment des corps – sa sœur enfermée et maltraitée dans une institution psychiatrique, « parce qu’il ne fallait pas que les voisins sachent », mais on ne sait jamais réellement ce qu’il ne fallait pas qu’ils sachent – son homosexualité ? Son envie de se libérer de cette prison familiale, sociale, mentale ? Le mensonge, destiné à Nan lorsque sa sœur se suicide : il faut lui dire que c’est un accident. En 1947, pendant une année et demie, sa sœur s’était murée dans le silence quand dans sa toute première année sa mère exige qu’elle ne parle que par phrases complètes. Plus de 70 ans plus tard, les structures de domination continuent de fonctionner sur le mode violent du mensonge et les lois du silence : au Met, alors que les militant·es au sol hurlent « SACKLER LIE AND PEOPLE DIE » à répétition, un enfant d’environ 4 ans à 30 cm d’eux joint sa voix aux leurs, comme hypnotisé par le simple fait de révélation, de libération de la vérité.

À toutes les échelles, les structures d’autorité de la société la donnent comme une machine à détruire, exploiter et opprimer les corps jusqu’à anéantissement – bel et bien à exploiter, car ainsi que P.A.I.N. le dénonce, le déploiement dévastateur de l’OxyContin s’explique par des logiques de profits, machinerie meurtrière nourrie par les corps des personnes réduites les unes après les autres à de simples rouages. L’activisme fait saillir cette destruction, rend l’anéantissement insupportable ; en mobilisant des communautés d’affects, il constitue des communautés d’engagement, d’actions et de pression. L’art joue un rôle politique et social dans la détermination de ces affects et leur partage, et il est sans doute ce qui explique l’ampleur prise par les actions de P.A.I.N ainsi que leur visibilité médiatique.

Mais au-delà, c’est hors de l’activisme qu’il traite la question plus souterraine, moins évidente, des pertes et de la douleur causées par le système des destructions. La figure de Barbara incarne puissamment cela : en forme de douleur première, irrésolue – ni traitée, ni adressée ; figure du passé manquant au présent. Le titre du film provient de son dossier psychiatrique : devant le test de Rorschach, elle déclare au médecin discerner « l’avenir, toute la beauté et le sang versé ». En reprenant ses mots et construisant son propos dans l’évocation répétée de Barbara, le film prend un tour prophétique – mais son effet puissant, à la fois consolant, cathartique, et en cela thérapeutique, est de conjuguer le passé au futur, et le futur au passé.

Ce que documente et rejoue Laura Poitras, dans cette succession de films et de photographies remises en récits et en ballade avec l’artiste (qui participe à la constitution de la bande originale du film), c’est la puissance avec laquelle les images de Nan Goldin ont détourné les logiques implacables sur lesquelles nos sociétés ont pris habitude de se régler. Elles ont embarqué dans le présent des images d’hier, gardé le souvenir de corps avant qu’ils ne soient marqués par la vie, maintenu des personnes parties dans le présent. Elles ont vieilli, perdu certaines couleurs, pris acte du temps qui est passé sur elles, mais malgré tout gardé le souvenir, et « même si tu ne veux pas vraiment laisser le souvenir revenir, son effet est là, dans ton corps ». En nous faisant pleurer, frissonner, tomber des nues ; par les sueurs froides qu’elles nous donnent, ou parce que parfois elles nous laissent de marbre et que nous en aurions besoin d’autres, elles ont sur nos corps et la chimie de nos émotions de tout autres effets d’antidouleurs – pour réguler les joies et les peines qui nous travaillent du fond de notre mémoire.

Toute la beauté et le sang versé, réalisé par Laura Poitras, en salle à partir du 15 mars 2023.


Rose Vidal

Critique, Artiste