Littérature

Quand l’humain se met à trembler – sur Une histoire du vertige de Camille de Toledo

Géographe

Une histoire du vertige s’inscrit dans la tradition des essais littéraires qui n’ont crainte d’embrasser large et de proposer une vision de la condition humaine. Le livre vise à comprendre la condition vertigineuse intrinsèque de l’humain et ce qui fait que la vie se met à trembler, quand tout parait se dérober sous ses pas, que la trame même de l’existence se déchire.

Depuis plus d’une vingtaine d’années, Camille de Toledo trace une voie cohérente et singulière dans le champ de la littérature contemporaine, un champ dans lequel il se tient pleinement tout en l’excédant sans cesse, via son travail d’artiste, ses performances, ses résidences, ses expositions mais aussi ses interventions dans le domaine de la recherche-expérimentation – comme celle dite du « Parlement de Loire », menée de 2019 à 2021.

publicité

Il développe ainsi ce que j’appellerai une « œuvre pensante » : une œuvre car il s’agit bien pour lui de créer des formes (littéraires, plastiques, scénographiques, visuelles etc.) ; pensante, car la visée principale n’est jamais la mise en exergue de ces formes pour elles-mêmes mais ce qu’elles permettent d’apporter à l’intelligence des réalités humaines et au premier chef à la tentative d’élucidation de la plus délicate des questions : non pas tant qu’est-ce qu’exister, mais comment ? Et plus particulièrement : qu’en est-il de ce qui (en) nous soutient, car nous avons absolument besoin d’une « tenue » pour habiter ce monde dans lequel en tant qu’humains nous sommes jetés, sans y avoir jamais été destinés, quoi qu’on puisse en croire — nous existons tous et toutes en tant que vivants contingents ; sans étayages nous nous effondrons et même avec le support de ces étais, le tremblement est prompt à nous saisir, bientôt nous nous voyons chutant, à terre.

Une pensée-poème

Une histoire du vertige[1], se consacre à approfondir cette interrogation. Ce livre s’inscrit dans la tradition des essais littéraires qui n’ont crainte d’embrasser large et de proposer une vision de la condition humaine. Camille de Toledo y parvient en maîtrisant parfaitement ce qui constitue son registre : celui du conteur – son domaine est le « racconto », pour reprendre ce beau mot italien qui dénote ce qui peut se raconter. Un conteur poète, car dans Une histoire du vertige c’est un aède qui nous « parle » et nous incite à entrer en conversation tout à la fois avec le conteur et ses contes. D’ailleurs, il nous convoque, en tant que lecteur, il nous appelle à le suivre, à ne pas perdre le fil narratif. Il nous tutoie dès la 12e phrase, alors qu’il évoque en guise de commencement la grande figure qui va orienter le texte et sa proposition d’interprétation de l’humain – Don Quichotte : « Rappelle-toi : il tombe, se relève, tombe, se relève encore. »

Nous voilà entrainés par le tutoiement dans cette affaire de chute, cela même dont on va parler entre nous, l’écrivain et le lecteur – mieux, le « lectaire » comme dirait Peter Szendy[2], le destinataire à l’écoute de ce livre qui parait bien devoir être lu à voix haute pour exprimer toute sa puissance. Camille de Toledo nous guide dans son investigation du vertige et le texte nous interpellera maintes fois, vérifiera notre vigilance par le rappel de ce « tu » phatique. Il nous engage à participer à une expérience collective de pensée avec la parole. La parole, là où commence toute vie et toute réflexion humaines et ce vers quoi celles-ci reviennent toujours. J’oserai un rapprochement avec le livre de Valère Novarina, Devant la parole – qui résonne ici avec Une histoire du vertige – qui affirme :

« Ni instruments, ni outils, les mots sont la vraie chair humaine et comme le corps de la pensée (…). Notre chair physique c’est la terre, mais notre chair spirituelle c’est la parole : elle est l’étoffe, la texture, la tessiture, le tissu, la matière de notre esprit. Parler n’est pas communiquer (…), parler n’est pas s’exprimer, désigner, tendre une tête bavarde vers les choses, doubler le monde d’un écho, d’une ombre parlée ; parler c’est d’abord ouvrir la bouche et attaquer le monde avec, savoir mordre. Le monde est par nous troué, mis à l’envers, changé en parlant[3]. »

C’est bien cela que tente Camille de Toledo, une attaque du monde par la parole qui performe la pensée ; le texte imprimé n’est que la forme un moment stabilisée d’un acte de langage qu’on ne peut en vérité interrompre — seule la mort le peut. Et au demeurant s’il est important de lire Camille de Toledo, il est fascinant de l’entendre, lorsqu’il parle de ses ouvrages, les met en voix, ou explique ses créations ; on est frappé alors de la parfaite correspondance entre l’écrit et l’oral, ce sont les mêmes mots, les mêmes enroulements de phrases, les mêmes cadences, les mêmes profondeurs. Cette correspondance n’est pas si fréquente, elle est le propre des poètes-pensants — elle l’est aussi de certains intellectuels, comme ce fut le cas de Maurice Olender, si cher à notre auteur. Les prises (et il faut donner ici son sens premier au mot) de parole de Camille de Toledo sont des performances, des moments de scénographie sonore d’une pensée lors desquels il nous entraine dans des spirales narratives, qu’on retrouve dans ses livres marqués par ce mouvement, les interactions permanentes entre les espaces et les temps, entre le passé, le présent, le futur, entre les ici et les ailleurs, entre la personne et les autres, entre les humains et les non-humains, entre les vivants et les morts.

Dans Une histoire du vertige, Camille de Toledo, pour soutenir son approche, va convoquer des œuvres et des auteurs — l’on va cheminer avec Angelopoulos, Borges, Cervantes, Dürer, Faulkner, Freud, Greco, Glissant, Holbein, Melville, Turner, Pessoa, Picasso, Rolland, Seebald, Weber — et nous adresser une pensée-poème (une poesis, au sens étymologique du terme) d’une ampleur et d’une ambition comparables à celle d’un Édouard Glissant.

Sapiens narrans & habitans

Le livre vise à comprendre la condition vertigineuse intrinsèque de l’humain et ce qui fait que la vie se met à trembler, quand tout parait se dérober sous ses pas, que la trame même de l’existence se déchire, ce qui est une expérience éprouvée par la plupart des individus et des sociétés, dans des circonstances particulières des parcours biographiques de tout un chacun et des histoires sociales. Pour parvenir à cette compréhension, il commence par poser l’humain en tant que Sapiens narrans, un être de langage et d’histoires, « qui croit plus au récit qu’il tisse qu’aux épreuves de son corps et du monde » (p. 13). Ce caractère est au sens strict spécifique, il particularise l’espèce et ses modes d’existences qui ne peuvent pas ne pas passer par des constructions narratives.

Toutefois, Camille de Toledo fait de cette pulsion narrative autre chose qu’une simple capacité à raconter des histoires, car pour prolonger sa manière de dire, j’écrirai qu’il considère que Sapiens narrans est également « habitans ». Au vrai, que fait l’individu lors de son existence ? Il habite, il organise ses espaces-temps de vie. Habiter est une activité incessante, qui assure la viabilité de l’individu comme de l’espèce. En habitant, chacun (car la première échelle de l’habiter est celle de la personne), chaque groupe (car toute société habite collectivement), le genre humain tout entier (car il lui faut organiser l’espace de vie de l’espèce, ce que les géographes appellent l’écoumène), définit le rapport à soi, aux autres, aux lieux, aux faits et aux évènements (actuels, passés, futurs), aux entités non-humaines avec lesquelles on entre en contact[4].

Habiter, c’est qualifier et justifier ce que l’on fait de sa vie dans les espaces et les temps que l’on doit ajuster et synchroniser tant bien que mal, mais aussi définir les manières de considérer la vie des autres humains, la vie des autres vivants, l’usage des non-vivants, c’est régler ses attachements et ses séparations, ses engagements et ses distanciations ; tout cela passe nécessairement par des encodages, des récits et des fictions qui racontent et orientent cette habitation. C’est par l’encodage langagier et idéel qu’on peut, par exemple, qualifier, justifier et opérer la mise en esclavage des populations africaines au moment de la constitution des systèmes de plantation, c’est par l’encodage que les sociétés patriarcales organisent les espaces légitimes de vie des unes (contrôlées) et des autres (contrôlant), c’est par l’encodage qu’on peut tenir pour normal, nécessaire et même indispensable l’extractivisme contemporain généralisé et l’utilisation effrénée de toute ressource (et c’est un encodage contradictoire que celui de la conversion écologique), c’est par l’encodage que la Russie de Vladimir Poutine rend normale son agression géopolitique contre l’Ukraine, c’est par l’encodage que l’individu-consommateur d’aujourd’hui peut se penser souverain dans tous ses désirs d’achat et de mobilité, quels qu’en soient les impacts, etc.

Nous habitons certes la Terre via des édifices matériels, des dispositifs technologiques, des artefacts, mais aussi par des constructions idéelles – sociales et historiques –, ce que Camille de Toledo nomme des « sémiosols », sur lesquels nous fondons nos existences. Notre habitation (individuelle et collective, locale et globale) est narrative de bout en bout ; il ne saurait y avoir pour Sapiens narrans d’expérience directe des choses et de la Terre, l’existence humaine est frappée du sceau de la coupure, en tant qu’elle est un fait de langage, de mise à distance par les encodages et les fictions, qu’on ne peut suspendre sauf à vouloir sortir de la condition humaine.

Les 3 niveaux « d’oubli du monde »

Le premier chapitre énonce une hypothèse forte, celle des trois niveaux « d’oubli du monde », qui va ensuite être déclinée dans le livre. Mais le mot de décliner, je le réalise au moment même où je l’écris, ne convient pas vraiment, j’essaie donc de préciser. Camille de Toledo, à partir de sa proposition d’ouverture, va dessiner par les mots (et grâce aussi à quelques croquis et schémas) une cartographie descriptive d’un état du corpus narratif de l’Occident — une ekphrasis, en quelque sorte ; l’auteur nous guide à travers les temps et les espaces des vies blessées, des humains qui tremblent et se séparent de plus en plus des autres vivants et des substrats sur lesquels pourtant ils s’appuient. Il construit ce « mapping » à partir d’œuvres qui constituent à la fois des points de vue et des lignes de vie, c’est-à-dire des manières d’aborder et d’éprouver la condition humaine, qui est cela même autour duquel toutes tournent et tentent de décrire. Camille de Toledo s’appuie sur ce matériau signifiant car il contient toutes les interrogations possibles sur le sens que Sapiens narrans peut formuler au sujet de la dimension narrative de la vie. Si l’humain habite dans et par ses encodages, il devient non seulement possible mais impératif d’aller chercher dans quelques fictions particulièrement significatives ce qu’il en est de notre habitation.

L’oubli du monde résulte de la capacité humaine de verser dans « une ébriété narrative » qui mène l’individu à « désavouer le monde, les choses dont il est peuplé, la nature qu’il traverse » (p. 13). Pour Camille de Toledo, Don Quichotte représente un type idéal de ce travers : un être qui croit plus à ses fictions qu’à tout autre chose. Voilà l’oubli, qui n’est pas comme on serait tenté d’en conclure une lecture hâtive du roman de Cervantes l’apanage de quelques illuminés, Quichotte en constituant le stéréotype grotesque, pitoyable et risible, qu’on pourrait moquer, mais une caractéristique ontologique de l’être humain – Quichotte se muant alors en emblème de ce que nous sommes vraiment.

L’oubli nous est consubstantiel, nous sommes portés, par nos jeux de langage constants — qui sont bien, comme Wittgenstein le soutenait, nos formes de vie —, notre immersion perpétuelle dans le bain narratif, à oublier ce qui nous dépasse et nous contient hors du champ du récit ; toutefois, Camille de Toledo soutient que depuis la mise en place de la modernité occidentale, on a franchi des étapes en matière d’intensité de cette propension. Selon lui, le niveau 1 de l’oubli du monde (que Don Quichotte illustre) constitue un stade modéré de « l’envoutement narratif », on parvient encore à différencier ce qui « est hors de la fiction – la vie – et ce qui est produit à partir d’elle, depuis les codes, les narrations humaines » (p. 15). Nous ne sommes pas encore totalement enfermés dans l’idiotisme de nos encodages, nous continuons de distinguer un monde peuplé d’entités autres au dehors des récits que nous énonçons pour mettre en intrigue les faits et les choses non-humaines, établir la « synthèse de l’hétérogène[5] » et donner bonne figure à notre monde de vie par des croyances. « Dans ce monde hyper-narratif qui est celui du Quichotte, se souvenir de la mort, c’est encore tenir au monde » (p. 16), car pour Camille de Toledo, la mort est ce qui nous remet en ligne avec tout ce qui échappe et résiste à nos encodages de Sapiens narrans.

Le niveau 2 de l’oubli est celui dans lequel quelques siècles de modernité occidentale nous ont placés. Nous séjournons à demeure dans nos fictions et nos encodages, nous peinons à en sortir pour reprendre nos esprits et regarder autrement les choses. Nous voilà « encapsulés » dans nos « foyers sémiotiques ». Ceux-ci ne sont pas réductibles aux histoires que nous (nous) racontons mais englobent tous les systèmes idéels qui arraisonnent le monde pour le mettre de plus en plus à notre merci. Comme par exemple l’idéologie de la croissance économique et de son indispensable illimitation qui s’appuie sur des nombres, des équations, des modèles, des techniques pour être dressée en raison irréfutable, guidant le progrès et l’émancipation. Mais aussi comme tous les discours des sciences normatives, des technologies, des ingénieries, des comptabilités et des chiffres, toutes les paroles des institutions et les textes du droit qui se sont peu un peu imposés comme la mesure de toute chose, comme la réalité de référence, plus « réelle » que tout autre phénomène. C’est ainsi qu’on a pu constater au moment de la pandémie de Covid-19 que des gouvernements finissaient par agir comme si les modèles épidémiologiques étaient plus consistants et plus véridiques que l’épreuve de la maladie et la traversée de l’épidémie vécue par les individus et la société. Dans cet oubli de niveau 2, la mort elle-même est travaillée de manière à ce qu’elle rentre dans le rang ; même si elle continue d’être une déflagration à l’échelle individuelle, on tend à estomper son scandale sous des raisons surplombante – l’intérêt de l’État, de l’économie, les nécessités de l’Histoire, l’impératif du Progrès….

Nous en sommes là au début du XXIe siècle, « nous vivons dans l’oubli des appuis primordiaux de la vie » (p. 20). Mais Camille de Toledo pousse encore un peu plus son analyse et avance que nous entrons désormais, à la faveur du développement de la numérisation des encodages et de la puissance des algorithmes de plus en plus indispensables au moindre fonctionnement de la vie sociale et économique « ordinaire », dans un oubli du monde de niveau 3. Celui-ci est caractérisé par « la capacité de chaque sujet à produire d’innombrables bulles fictionnelles » (p. 22) et à s’y enfermer. On pense immédiatement à la profusion narrative que les réseaux sociaux, les médias en continu et les plates-formes de streaming proposent. Nous ne pouvons plus nous soustraire à ce qui est devenu un milieu, en dehors duquel plus rien ne fait sens, ni n’existe. Même lorsque la vulnérabilité et la mort s’invitent, (la pandémie, la guerre en Ukraine, un tremblement de terre en Turquie, un fait divers particulièrement scabreux) nous les convertissons en « stories » Instagram, en vidéos TikTok, en reportage You Tube, en séries télévisés, nous les encodons de telle sorte que nous pouvons leur affecter une place dans nos hyper-narrations et nos hyper-figurations numériques. L’horizon de tout évènement individuel (car chacun vit désormais sa vie sur le mode de l’évènementiel, de l’expérience qui doit faire évènement) et collectif semble devenir son « instagrammabilité » et sa capacité à générer des selfies et des likes ou des dislikes.

La condition vertigineuse

Nous voilà installés, en tant qu’espèce ayant organisé une mondialité d’un tel niveau d’englobement qu’il est désormais difficile de s’en déprendre, dans cet oubli systématique, plus puissant qu’aucun autre. La modernité occidentale a tant éloigné l’humain de tout de ce qui compose la Terre qu’il en est venu à oublier son interdépendance avec ce « reste » non-humain (c’est-à-dire l’essentiel du système planétaire) soumis à sa volonté de l’enrôler comme une utilité dans ses récits d’habitation : « Sapiens narrans (…) est devenu cette fiction – un sujet affranchi – posée à côté, contre, au-dessus du monde, mais il a oublié ce qui le lie au reste » (p. 122).

Et cet oubli provoque le vertige, qui saisit tout individu, tout groupe social, lorsque l’extériorité occultée par les encodages se rappelle à son bon (ou mauvais) souvenir. En effet, pour Camille de Toledo, tout se met à trembler lorsque le concret fait retour, c’est-à-dire que la complexité des choses de la vie se manifeste brutalement et nous arrache aux certitudes des encodages, notamment via l’expérience de la mort, comme lorsqu’un proche disparait, que la maladie frappe, que la guerre dévaste, que la catastrophe met cul par-dessus tête les édifices sur lesquels nous pensions avoir stabilisé nos existences. La mort sidère, elle rompt l’envoutement fictionnel, mais pour un instant seulement, un laps de temps que rapidement nous voulons clore car nous avons besoin de continuer à croire les histoires qui sont devenues la trame même de nos vies.

Ce retour sidérant était au cœur du précédent livre de Camille de Toledo – un « roman », largement autobiographique : Thésée. Sa vie Nouvelle[6], qui tournait autour du vertige saisissant le personnage Thésée après le suicide de son frère. À la mort du frère, suivie par la disparition de ses parents l’un après l’autre, les mystères du vivant, des histoires, des biographies se rappelaient à Thésée et provoquaient son effondrement. Cet effondrement individuel était relié tout à la fois à celui d’un ordre social (celui de l’Europe du XXe siècle dévastée par les guerres), d’un mythe (celui du progrès), d’un idéal (celui de pouvoir construire l’histoire en faisant du passé et de l’altérité table rase).

Une histoire du vertige forme le deuxième volet d’un diptyque (et il conviendrait de le lire en même temps que Thésée) ; Camille de Toledo y emprunte plutôt le chemin inverse. Il conte d’abord la ruine de notre habitation commune à l’échelle de la Terre et ensuite va venir travailler ce que chaque humain partage de cette blessure collective : « Voici le terrain que nous autres, les habitants du XXIe siècle avons à arpenter : des espaces, des territoires blessés, une Terre raturée, biffée comme un vieux manuscrit, couverte de nos écritures par des cartes que nous avons élaborées pour stabiliser nos demeures et qui ont été remises en cause. » (p. 43).

Si dans Thésée, un acte individuel, le suicide du frère, percutait violemment la fiction de la vie familiale, dans Une histoire du vertige, l’équivalent de cette conflagration est à chercher du côté de l’inquiétude de plus en plus forte qu’un nombre croissant de personnes développe en matière de crise de l’habitabilité de la Terre. Ce qui émeut et fragilise l’édifice sémiotique de la modernité, ce qui nous rappelle que nous ne vivons pas uniquement dans les fictions qui nous enferment, c’est l’anthropocène, la découverte que l’être humain est une force géologique et que les forçages anthropiques du système-Terre menacent de nous rendre l’habitation de plus en plus difficile voire impossible. Voilà ce que Camille de Toledo nomme la blessure : « Nous vivons au lieu de la blessure et nous cherchons à suturer cette entaille que nos existences – en tant que producteurs de fictions, de langages, ont causée » (p. 43).

La crise terrestre ouvre « la question de nos appuis, de nos liens au monde ». Le sémiosol sur lequel nous croyions être solidement installés tremble sous les coups de butoir du changement global et le vertige nous saisit : même s’ils sont nombreux ceux qui continuent de faire les farauds, qui tentent de minimiser, nous sommes troublés ; l’inquiétude de ne plus pouvoir habiter monte en puissance, elle s’exprime de manière superlative chez les collapsologues, mais elle infuse plus qu’il n’y parait la société mondiale et elle prend des formes variées, notamment celle de l’éco-anxiété. On a beaucoup ironisé sur ce qui serait une « mode » chez les jeunes issus des bourgeoisies occidentales, on a raillé ce que certains ont décrit comme des pâmoisons d’enfants gâtés, mais comment ne pas comprendre qu’il s’agit d’abord de l’expression de la peur qui vous tenaille lorsque tout se dérobe sous vos pas ? Comment ne pas être attentif au fait que ce sont les héritiers de la modernité occidentale qui prennent justement conscience de la situation dans laquelle l’oubli du monde nous a conduit ? Comment ne pas ressentir cette douleur de la blessure chez ceux qui sont les descendants des perpétrateurs de « l’attentat » contre l’habitabilité pour tous de la Terre – car oui, notre système extractiviste attente à la possibilité même d’envisager une habitation juste et digne pour les humains, en paix et en lien avec leurs congénères comme avec les autres entités non-humaines ?

Enquêter et traduire

Camille de Toledo ne se contente pas de ce constat, il ouvre des possibles : l’expérience du vertige, si on la reconnait, peut permettre de trouver des voies de passages vers une vie autre. Non pas une vie directe en « harmonie » avec la « nature », car selon lui, rappelons-le, il n’y a pas d’expérience humaine qui ne soit langagière et narrative, il ne peut y avoir d’absence de « coupure » entre l’humain et ce qui n’est pas lui. Camille de Toledo, s’il est très critique de l’épistémè moderne, s’il dénonce les fausses certitudes tranquilles du techno-solutionnisme et du modèle économique standard, n’est pas plus favorable à l’idée qu’il existerait une martingale narrative écologique simple et univoque pour sortir de cette crise de l’habitabilité : la modernité en général et l’histoire du XXe siècle en particulier auraient dû nous guérir de cette croyance en un métarécit salvateur, quel qu’il soit. Il faut plutôt accepter de diversifier à l’infini nos récits d’espoirs, de trouver dans des situations locales des chemins permettant de se mettre à l’écoute de ce que nos codes ont passé sous silence, de stabiliser des modes d’existences aussi variés et nombreux que possible.

Au vertige qui déchire les narrations convenues et qui nous fait choir, on ne peut opposer que l’enquête et la traduction afin de trouver de nouveaux appuis. Il faut revenir à Thésée pour bien mesurer la consistance de la proposition. Thésée (le double de l’auteur) quittait Paris pour Berlin afin de fuir sa « saison des morts » qui avait donc vu se succéder le suicide du frère, la mort subite de la mère, le décès du père. À Berlin, croyant pouvoir inventer « sa vie nouvelle », il était rattrapé par le tremblement, il s’effondrait, son corps ne le portait plus, il souffrait le martyre, passait des journées entières allongé, immobile. Là où il croyait pouvoir repartir de zéro, il devenait plus mort que vif, hanté par des spectres, son sémiosol ne le tenait plus, le retour des réalités dissimulées et enfouies menaçait sa vie même.

Thésée décidait alors d’entreprendre une enquête, pour comprendre ce qui faisait irruption dans son existence, ce qui allait le conduire à retrouver et retisser les fils d’une généalogie de secrets et de drames traversant tout le XXe siècle européen. La fin du livre ne voyait pas Thésée guéri, mais capable de comprendre ce qui avait fait irruption dans son récit de jeune homme moderne et confiant dans cette modernité, et l’avait ébranlé. Capable également de relier dans une nouvelle histoire (celle-là même que le livre restituait au lecteur, non linéaire, diffractée, mélangée) les différents fils qui tramaient son existence et donc capable enfin d’assumer la capacité générative de cette histoire où les fragments variés étaient de nouveau attachés les uns aux autres sans être pour autant homogénéisés et intégrés dans un grand Tout à la cohérence factice.

Eh bien Camille de Toledo propose que nous, les humains, à l’instar de Thésée, acceptions de devenir des enquêteurs[7] cherchant à comprendre les raisons de nos vertiges contemporains. Lorsque ce qui nous soutient vient à manquer, il n’y a qu’une possibilité, sauf à fuir dans le dénigrement et renforcer nos encodages mortifères (c’est cela le déni de la gravité de l’anthropocène et de la crise de l’habitabilité) : enquêter, au ras des sémiosols, car il s’agit d’une pratique d’immersion dans un terrain complexe, où l’on va découvrir tout ce qui était caché et passé sous silence. Pas question ici de croire au pouvoir d’un enquêteur démiurge qui pourrait contempler une « scène de crime » comme un panorama déployé sous ses yeux, qu’il serait lui seul capable de lire car il saurait mieux regarder les choses que le vulgum pecus. Non, le détective à la Camille de Toledo est à la fois un archéologue et un pisteur en terrain inconnu, il cherche en profondeur et en surface des traces (traces additives et soustractives, comme le dirait Tim Ingold), il collecte l’hétérogène sans vouloir tout redresser, il juxtapose les images à la manière d’un Aby Warburg, il se place à l’écoute de ce qui est apparemment sans voix ni paroles, il apparie ce qui à première vue est dissemblable, il organise un nouveau monde de sens baroque, au sens étymologique du terme, impur et il en cherche non pas la signification univoque, mais les innombrables univers sémiotiques qui s’y logent et qui pourraient s’en déployer.

Lisons Camille de Toledo : « [l’enquête] ne prend pas son envol, ne va pas vers les hauteurs. [Elle fait] le chemin inverse, elle descend vers la matière, cherche le restant, l’abandonné. Elle vient réancrer un savoir, une poétique, à des terrains, des milieux, des existences, en perçant les enclos de nos langues » (p. 169). Il s’agit bien de nous désencapsuler de nos encodages qui tronçonnent et coupent et de réancrer la vie et la pensée, mais cet ancrage nouveau, l’auteur ne l’imagine pas tel un enracinement identitaire qui produirait de la fiction homogénéisatrice et consolatrice. À l’image de Claudio Magris qui, dans Danube[8], nous montrait qu’il fallait accepter de ne pas connaître l’entièreté du chevelu indémêlable des multiples sources d’un cours lui-même totalement mélangé, Camille de Toledo en appelle à renoncer à l’idée la pureté de la cause originelle et des certitudes pour accepter l’infinie diversité des commencements et la structure rhizomique de la génération et de l’installation terrestre de la vie humaine – ce que la modernité, tout à son désir de toujours trouver un standard unique à tout et à toute chose, refuse absolument.

De cette reconnaissance de l’imparable pluralité de ce qui est mis à jour par l’enquête, en homologie avec l’imparable pluralité des modes d’existence des humains et des non-humains, Camille de Toledo tire un plaidoyer pour la traduction. La traduction permet la conciliation entre les réalités hétérogènes (et qui doivent le rester), c’est ce qui assure de nous relier aux altérités qui composent toujours notre milieu d’existence — car notre existence, en un sens, est toujours altérée par ce qui autour d’elle en diffère, mais cette altération, qui est l’angoisse des identitaires, peut être considérée comme une ressource à partir du moment où, justement, l’on entre en traduction. Traduire c’est réaccepter la diversité des langues narratives qui doit pouvoir porter la diversité des approches de la vie, et accueillir dans nos existences les « messages » (non narratifs) des milieux bio-physiques avec lesquels nous co-habitons — messages que nous ne pouvons que traduire en langue humaine, car nous n’en parlons pas d’autres.

On retrouve ici l’importance du travail du « Parlement de Loire » mené par Camille de Toledo : les auditions qu’il a organisées, puis mises en récit, consistaient à se placer à l’écoute des traducteurs des vies et des dynamiques de l’hydrosystème, en acceptant de considérer d’autres référentiels d’espaces et de temps, d’autres manières d’en parler que celles légitimées par les institutions et les ingénieries hydrauliques utilitaristes habituelles. Le livre publié ne s’appelait pas pour rien : Le fleuve qui voulait écrire, car il s’agissait bien de cela : composer des arches narratives issues de « Loire »[9]. Entendons-bien : non pas « La Loire », considéré comme un objet qu’on peut maitriser à notre guise, mais « Loire » comme un « quasi-personnage » – pour reprendre une autre expression de Paul Ricœur – qui doit pouvoir insérer dans nos encodages sémiotiques, ses propres récits animés et composés par l’acte de traduire lui-même, un acte de passage « entre-les-langues »[10].

Ce simple choix poétique et de pensée, l’occultation volontaire de l’article, permet de lancer l’opération et d’accepter que des personnes soient écoutées comme des traductrices de Loire, qui voulait écrire, mais ne le pouvait pas sans intermédiaires. Il importe de parlementer, disputer, afin de donner à Sapiens narrans les capacités de prendre en considération d’autres perspectives qui vont entrer dans notre monde fictionnel via des traductions. C’est bien cela que produisent les démarches pour faire reconnaître des personnalités juridiques à des fleuves, des forêts, des arbres, des semences, etc. Il ne s’agit pas d’amputer l’humanité de quoi que ce soit mais au contraire d’augmenter le nombre des parties prenantes des narrations que nous devons énoncer si nous voulons réapprendre à co-habiter en paix entre humains et en liens avec les entités non-humaines, sans les détruire, afin tout simplement de ménager l’habitabilité de la planète pour notre espèce et pour les autres.

Une histoire du vertige est un livre d’une grande force d’écriture, radical dans ses approches ; il donne une analyse saisissante de l’impasse dans laquelle nous sommes engagés, qui procède de l’empire de nos encodages surpuissants justifiant sans cesse ni limites que nous mettions le système biophysique planétaire en coupe réglée. Sa poétique s’avère aussi une politique en affirmant que nous devons changer d’abord de sémiosols avant de pouvoir concevoir d’autres gestes de co-habitation : ce qui nous perd, ce sont nos fictions modernes. Non ! la Terre ne sera pas retrouvée affirme Camille de Toledo, car en vérité nous ne l’avons jamais trouvée, nous avons toujours déjà opéré la coupure entre notre humanité et ses extériorités par nos actes d’invention de notre écoumène. L’habitat de l’espèce humaine est une fabrique de séparation, il faut l’accepter, tout en travaillant à rendre cette séparation conciliable avec une existence éthique et réconciliée avec nous-mêmes et avec les entités non-humaines, vivantes et non vivantes. Pour cela il faut se tenir au lieu même de la blessure et du vertige qui nous saisit à chaque fois que nos carapaces d’encodages se fragilisent. Camille de Toledo ne vise pas à consoler en proposant une voie de sortie de notre condition vertigineuse mais à chercher des modalités d’ajustement avec celle-ci, qui nous permette de trembler sans choir, en acceptant notre vulnérabilité de vivants comme le seul véritable commun que nous pouvons partager.

Camille de Toledo, Une histoire du vertige, Éditions Verdier, janvier 2023, 224 p. 


[1] Camille de Toledo, Une histoire du vertige, Éditions Verdier, 2023.

[2] Peter Szendy, « Lecteur ou lectaire », AOC, 9 novembre 2022. Et bien sûr, du même auteur, Pouvoirs de la lecture. De Platon au livre numérique, La Découverte, 2022.

[3] Valère Novarina, Devant la parole, Éditions POL, 1999, p. 16, italiques de l’auteur.

[4] Michel Lussault, L’avènement du Monde. Essai sur l’habitation humaine de la Terre, Seuil, 2013.

[5] On se souvient que la synthèse de l’hétérogène est une caractéristique fondamentale de la narration pour Paul Ricœur dans Temps et récit, 3 volumes, Seuil, 1983, 1984, 1985.

[6] Camille de Toledo, Thésée. Sa vie Nouvelle, Éditions Verdier, 2021.

[7] Camille de Toledo s’inscrit dans un courant de mise en avant de la figure de l’enquête et de l’enquêteur, très fertile dans la littérature contemporaine, comme l’a très bien analysé Laurent Demanze dans Un nouvel âge de l’enquête, José Corti, 2019.

[8] Claudio Magris, Danube, Gallimard, 1988.

[9] Camille de Toledo, Le Fleuve qui voulait écrire. Les auditions du parlement de Loire, Les liens qui libèrent, 2021.

[10] Camille de Toledo a beaucoup développé cette réflexion sur l’entre-les-langues à partir de son livre Le hêtre et le bouleau. Essai sur la tristesse européenne, Seuil, 2009.

Michel Lussault

Géographe, Professeur à l’Université de Lyon (École Normale Supérieure de Lyon) et directeur de l’École urbaine de Lyon

Notes

[1] Camille de Toledo, Une histoire du vertige, Éditions Verdier, 2023.

[2] Peter Szendy, « Lecteur ou lectaire », AOC, 9 novembre 2022. Et bien sûr, du même auteur, Pouvoirs de la lecture. De Platon au livre numérique, La Découverte, 2022.

[3] Valère Novarina, Devant la parole, Éditions POL, 1999, p. 16, italiques de l’auteur.

[4] Michel Lussault, L’avènement du Monde. Essai sur l’habitation humaine de la Terre, Seuil, 2013.

[5] On se souvient que la synthèse de l’hétérogène est une caractéristique fondamentale de la narration pour Paul Ricœur dans Temps et récit, 3 volumes, Seuil, 1983, 1984, 1985.

[6] Camille de Toledo, Thésée. Sa vie Nouvelle, Éditions Verdier, 2021.

[7] Camille de Toledo s’inscrit dans un courant de mise en avant de la figure de l’enquête et de l’enquêteur, très fertile dans la littérature contemporaine, comme l’a très bien analysé Laurent Demanze dans Un nouvel âge de l’enquête, José Corti, 2019.

[8] Claudio Magris, Danube, Gallimard, 1988.

[9] Camille de Toledo, Le Fleuve qui voulait écrire. Les auditions du parlement de Loire, Les liens qui libèrent, 2021.

[10] Camille de Toledo a beaucoup développé cette réflexion sur l’entre-les-langues à partir de son livre Le hêtre et le bouleau. Essai sur la tristesse européenne, Seuil, 2009.