Art contemporain

Moanin’ – sur l’exposition « Basquiat x Warhol, à quatre mains »

Critique d'art

Dans une démarche chronologique et qui répond aussi aux formats (souvent imposants) des toiles des New Yorkais d’adoption, « À quatre mains » semble finalement décliner l’immense question du moderne, où résonne la folie des « années fric » et d’une mondialisation naissante. Ironie, Basquiat et Warhol reviennent en couple dans le temple du commerce à la française au sein de la Fondation Louis Vuitton, pour un double jeu créatif entre forme et fond.

On y accède en lisière du bois de Boulogne, en marchant parmi les joggeurs et les diplomates de Neuilly. La silhouette complexe du bâtiment de Frank Gehry s’offre ensuite à nous, monumentale et décalée, surplombant la canopée naissante des bosquets environnant en ce printemps 2023. Les années se suivent et se répètent dans le milieu des grands musées et des fondations parisiennes, là où les artistes voient parfois leurs noms faire office d’étendard.

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C’est le cas pour le projet Warhol-Basquiat dont la particularité première semble être d’avoir placé le succès au carré, par la rencontre de deux célébrités du XXe siècle. Des noms qui sont, aujourd’hui encore, les indicateurs d’un monde de l’art en mouvement.

Nombre d’anecdotes et de légendes plus ou moins réelles et vérifiables accompagnent cette exposition fleuve. Une rencontre bien documentée entre les deux artistes à New York, une réunion pilotée par un marchand aujourd’hui encore en pointe sur ce projet, une vie hors du commun, des vies hors du commun, tout est réuni pour faire une superproduction. Mais cela argue-t-il des chefs d’œuvres que l’on voudrait nous présenter ? Les deux artistes contiennent en eux-mêmes suffisamment d’énergie comme l’originalité insaisissable, à la fois calligraphique et nominaliste pour écrire l’intimité d’un sujet à deux ensembles réunis. De fait, l’exercice artistique existerait radicalement dans l’épreuve d’une dominante, une teinte qui fait aussi ce « gémissement » qui donne le titre de l’article comme celui du morceau de Charles Mingus, jazzman adoré par le jeune Basquiat.

Warm canto

L’usage d’une dominante dans le cadre de la création artistique n’a légitimement lieu qu’au détriment du reste. C’est à cet écueil que voudrait échapper Didier Buchhart et Anna Karina Hofbauer, tous deux commissaires de l’exposition et mettant, parfois plus que de raison, en avant le jeu créatif de Basquiat et Warhol auquel viennent parfois participer Keith Haring ou Francesco Clemente. 11 salles égrènent les expérimentations et « cadavres exquis » dans une démarche chronologique et qui répond aussi aux formats (souvent imposants) des toiles des New-Yorkais d’adoption. C’est donc par le biais du galeriste Bruno Bischofberger que les artistes se rencontrent en 1982. Une quarantaine d’années et un carnet d’adresse les séparent mais le déclic artistique aurait été immédiat. L’expérience picturale prend forme dès 1983 et l’on y retrouve chez les deux compères cette même dimension qui se fait principe : un tableau doit avant tout reproduire la pensée intime et formelle de l’artiste, à l’image de l’œuvre 6.99 datée de 1984 et mesurant 3 mètres par 4. Où l’on retrouve clairement superposées les deux teintes et démarches qui semblent ici se compléter et s’enrichir.

C’est probablement à cet endroit que la figure de Jean-Michel Basquiat, dans son incroyable séduction, est fascinante. À 22 ans, le jeune peintre est déjà exposé à la Documenta de Kassel aux côtés d’illustres artistes contemporains. L’année suivante, en 1983, il participe à la biennale du Whitney Museum of American Art. C’est à peu près au même moment qu’il rencontre le propriétaire de la Factory et qu’ils produisent les pièces ici exposées. Une première légende évoquait « un million de toiles » la réalité fait état d’environ 160 (ce qui est déjà beaucoup) suivant un jeu difficile de non-discernement entre l’un et l’autre. Les œuvres ont fait l’objet d’une exposition commune qui n’emporte pas le succès escompté et met fin à leur intense collaboration artistique. Cette amitié est aussi le lieu d’une remise en question des territoires de la création et des fréquentes discussions enflammées « sur la question de la condescendance de l’art “blanc” à l’égard de l’art “noir” ». Quelques années ensuite, en 1987 et 1988, Basquiat et Warhol décèdent laissant derrière eux une production phénoménale.

Free

Le motif est souvent, dans les toiles, porté par un travail de fond initié par Andy Warhol. Ce dernier s’exprime de nouveau au pinceau, outil qu’il avait délaissé depuis les années 60 au profit de la sérigraphie, laquelle lui donnera ses lettres de noblesse. C’est donc dans un travail de détail, à partir d’une projection, que s’inscrit un dialogue entre forme et fond et que s’écrit la collaboration. En réponse à l’œuvre de « copiste », Basquiat travail au sol, le rythme est soutenu et plusieurs toiles sont menées de front. Ce dernier exprime ici toute sa méthode, où s’écrit les passions du jeune homme et ses réflexions. Il s’agit pour lui de faire entrer le quotidien, son quotidien, dans l’œuvre, son œuvre. Les travaux présentés et où résonne la folie des « années fric » et d’une mondialisation naissante devient ainsi témoin de la vie de tous les jours. Curieusement c’est le grand format qui paraît prendre le dessus dans les tableaux des premières salles.

L’œuvre semble alors être une partie de l’activité elle-même, petite usine en mouvement. Pourtant, l’une des bases de la démarche de Basquiat est marquée par les méthodes de construction de John Cage, en particulier son mouvement d’intégration du hasard et de l’imprévisible dans la composition. C’est exactement ce qui ressort de l’exposition dans la présentation des African Masks (1984) ou encore de la série des Paramount (1984). Ainsi, son environnement immédiat est transformé pour sa démarche de plasticien laquelle devient progressivement une expérience existentielle qui se fera de courte durée.

Dans l’esprit de Basquiat, les matériaux, objets et supports, trouvés accidentellement comme l’acte performatif de création répondent à une quête créatrice et personnelle : celle de faire coexister un modèle d’improvisation provenant de la décision du sujet avec la méthode du hasard et l’improvisation qu’il tente de planifier. Basquiat abandonne la hiérarchie de la composition et procède à la manière d’un montage d’éléments hétérogènes. Cette méthode peut être mise en parallèle avec celle du free jazz, de la création libre ou de la poésie d’improvisation lesquelles, elles aussi, n’accordent pas de privilège à un énoncé sur un autre.

Aussi, dans l’accrochage poli de la Fondation Louis Vuitton, on semble parfois plus proche de la musicométrie que du free jazz. La démarche des deux artistes, les discussions et les échanges semblent à plusieurs endroits convenus et le combat de boxe créatif ne semble avoir de réalité que pour la séance photo grotesque de Michael Halsband. On perd de vue, à l’image de l’œuvre Untitled (collaboration 23) datant de 1985, le raisonnement de fond qui fait l’essence d’une peinture. Où se trouve, dans la rencontre entre une nature morte à la viande, point de départ de l’œuvre signée Warhol, et les ajouts symboliques de Basquiat, le lieu de l’échange en dehors des effets de rapidité et d’ingéniosité qui caractérisent les deux grands peintres ? Dans ce jeu mystérieux du profil et de la signature, l’œuvre de Basquiat se fait plus définie. C’est probablement dans ce travail d’écriture qu’il souligne le mieux sa démarche. De fait, il se voyait lui-même comme un « écriveur de tableaux », de listes et de carnets de vocabulaire. Un travail d’intertexte qu’il met en scène et en image et qui résonne dans ces travaux comme ailleurs.

Toujours plus

Fidèles amis du quotidien, les deux artistes auront eu le talent et l’outrecuidance de faire le tour et le détour de la société de consommation. Et cela jusqu’à revenir, en couple, dans le temple du commerce à la française au sein de la Fondation Louis Vuitton. Ici, les deux artistes reprennent l’image surannée de leur propre production, il la transfère de l’unicité au multiple, de l’unique à la répétition à sa reproduction, il la réimprime, la déprime et la comprime. À quatre mains semble finalement décliner (malgré soi) l’immense question du moderne, entre l’objet unique créé et l’objet reproduit, ajouté et modifié, même peu, à la différence entre l’objet du désir, toujours unique même si multiforme, et l’objet consommé toujours multiple même si identique. Ce passage du « un » au « multiple » est au centre de l’étude de Warhol, en fidèle exécutant de Walter Benjamin. Il aborde frontalement la question de la reproduction des œuvres, à la manière d’un témoignage d’une création lucrative comme des mécanismes de la diffusion de la culture de masse. C’est vers cet horizon que l’aîné emmène, malgré lui, son cadet, dans ce processus d’industrialisation de l’Art.

Les deux artistes devaient, logiquement, se rencontrer à la Factory, qui n’est plus un « studio » et qui s’est décuplé avec les techniques modernes de reproduction de l’image. L’objet passe du un aux plusieurs, comme les toiles, selon la loi économique de Ford qui devait ici rendre possible la baisse du coût de revient par unité produite.

Il reste de cette entreprise quelques pépites formidables à l’image de l’installation Ten punching bags (last supper) datée de 1985-86 qui se fait l’écho d’une démarche collective, interrogeant l’auteur et leurs inspirations partagées comme les préoccupations politiques de l’époque. Force est de constater que ces dernières sont très absentes de l’exposition , ce qui lui est malheureusement préjudiciable. La sculpture monumentale aborde de front les questions de la culpabilité religieuse par le prisme de l’épidémie de VIH dans les années 80. Ailleurs dans l’exposition c’est par le biais d’un dialogue avec Francesco Clemente que l’on découvre une référence au meurtre de l’artiste Michael Stewart, à la brutalité policière et à l’histoire de l’injustice raciale en Amérique. Ten punching bags évoque également une époque de bouleversements sociopolitiques et de pertes de repères dans les années 80, alors qu’une communauté artistique dynamique était aux prises avec une épidémie qui l’a durement frappée au même titre que les violences policières. Quarante ans plus tard, ces thèmes résonnent encore notamment suite au meurtre de George Floyd.

Fascination

Et l’on semblera pris dans la lumière des phares en entrant dans la Fondation Louis Vuitton. Pris dans l’étau du talent de ces deux peintres et de ce qui s’apparente à une lente expérience, de deux ans et demi, durant laquelle ils auront cherché (plus qu’ils n’auront trouvé) ce third mind cher à William Burroughs et qui caractérise l’émulation en une troisième entité, un esprit nouveau né de la rencontre des deux premiers. On l’aura compris, ici, il n’en est rien. Et à l’image de la série Dog, l’entreprise s’apparente le plus souvent à un chien sans collier.

Ce n’est pas par ce biais que l’histoire fascine, mais plutôt dans l’incroyable contemporanéité de la relation qui lie les deux hommes, tant sur le plan professionnel que dans l’histoire de l’art. Si l’on retrouve, çà et là, l’écriture des références récurrentes de l’œuvre de Jean-Michel Basquiat Origins of cotton ou encore Negress qui habille une Olympia dans Felix the cat (1984-1985) c’est bien qu’il aura transmis à Warhol un changement de logiciel nécessaire et fondamental. Ici la fascination agit, par ces deux artistes à trois années de leur mort qui viennent partager sujets et méthodes lesquels nous sont ensuite présentés. De fait, il s’agit plus d’un brouillon d’une conversation intergénérationnelle à l’œuvre.

Les « origines du cotton » viendront aussi, à leur manière, nous présenter l’affirmation de l’identité de Basquiat dans l’entreprise « lourdement désobjectivante » de Warhol comme l’explique Serge Lesourd. Le jeune peintre virtuose, s’il est contraint d’intégrer le mode de production de son aîné, le fait avec son identité et ses caractéristiques. Le passage de témoin qu’il nous est donné de voir aura, pour l’un comme pour l’autre, une destiné funeste. Les deux dernières salles évoquent l’avenir de leur collaboration après l’exposition de 1985. L’œuvre Physiological dream (1985) de Warhol n’est pas complété par Basquiat et Gravestone (1987) de Basquiat s’apparente à un hommage à Warhol.

« Basquiat x Warhol, à quatre mains » à la Fondation Louis Vuitton, jusqu’au 28 août 2023.


Léo Guy-Denarcy

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