Musique

Câlins partout – à propos de DNK d’Aya Nakamura

Critique d'art

L’écoute du nouvel album d’Aya Nakamura produit, à sa manière, un effet nostalgique. Le sentiment de l’incroyable passion qui peut nous traverser, quelques années durant, lorsqu’on est transit dans l’exaltation d’une jeunesse ou des heures adolescentes. Les bribes et les refrains accompagnent nos journées, on réfléchit avec circonspection à la pertinence de chaque paroles, aux sentiments exprimés avec la force et l’assurance de la chanteuse franco-malienne, entre séparation et faiblesse masculine.

Le premier morceau du 15 titres nous projette directement dans l’univers de DNK. Intitulé « Corazon », celui-ci clame haut et fort refrains et chuchotements, lesquelles semblent constituer la colonne vertébrale de l’ouvrage : « C’est devenu toxique bébé », « J’peux pas faire doucement » « C’est toi mon pansement ».

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Mû par une autotune, à son tour nostalgique, le morceau nous transporte à l’image de l’ensemble, dans les peines de cœur de l’artiste lesquelles sont vécues également par procuration. Alors, dans cette nappe indistincte aux teintes oniriques, on retrouve tout ce qui va faire DNK : la dimension suave du cœur brisé d’une jeune femme décidée. Nos pensées rebondissent dès le morceau suivant avec « Baby ». Balades aux influences zouk, le rythme s’affirme morceau après morceau. « Parce que j’suis sa baby » « Veut devenir mon daddy ». Premier single diffusé, il a donné à l’album une teinte qui fera danser même votre grand-mère dans le RER.

J’avais laissé Aya Nakamura en véritable queen, juchée sur l’inénarrable « Pookie » (2018), modèle du genre d’un hip hop décomplexé qui, en conservant la basse line, exposait une nouvelle grande dame fédératrice. Elle aura ici, à la manière des deux frères de PNL, su réunir les auditeurs les plus divers du select à la classe primaire. On saute sur les canapés comme dans les back office jusqu’à faire se déhancher les plus conservateurs de nos amis, entre humours et fascination.

Sauvage innocence

C’est une femme différente que l’on retrouve dans DNK troisième lignée du nominalisme depuis Aya puis Nakamura, elle réduit son blaze Danioko sous trois lettres aux allures de manifeste. Il y a dans les morceaux d’Aya Nakamura, à l’image de « Beleck », une vision claire de l’accroche musicale, que l’on retrouve dès les premières notes du morceau. L’origine et les sources d’inspiration sont indéfinis. Ici ressort une grande aisance de l’artiste pour assimiler le rythme et le son d’un morceau et d’en extraire l’essence mélodique dans sa symphonie de voix et de mouvements. De fait, on entre dans les paroles comme il en serait d’un flot de vocalises, lesquelles s’en approchent souvent.

On se déplace dans le morceau vers les ponts, les passerelles, guidé par ses teintes de voix, lesquelles témoignent d’un ressenti et d’une attitude, qui nous rapprochent sans cesse de la montée. « Il me dit, “Comment tu bombes, bombes, bombes ?” », « Tu bombes, bombes, bombes », « T’es dans le truc, mm, mm ». C’est bien ici la deuxième accroche du morceau qui se ponctue du bombes, bombes, bombes qui donne le rythme au morceau, ode à la mise en garde d’un prétendant trop entreprenant. Une marche en avant se martèle sur les touches du piano.

À la parade amoureuse répond le format sincèrement séduisant du morceau réalisé. Sa force de frappe n’est certes pas dans l’intelligence des paroles ou la subtilité dont elle témoigne mais dans le pouvoir d’entrainement, une impression de coupé-décalé qui transmet, pour ceux qui aiment un petit frisson. Dans son essai Something in the air (2007) sur la naissance des radios musicales post Seconde Guerre Mondiale, l’historien Mark Fisher revient sur la naissance du Top 40, véritable construction d’un outil de consommation de masse de la musique. Au cylindre de cire qui désignait historiquement le « tube » vient alors répondre la médiatisation et le classement des écoutes, leur surexposition aussi qui se retrouve à l’envie entre promotion et mise en avant. Aya Nakamura connait bien l’adage, « les gens n’attendent que 7 secondes avant de changer de station ou de morceau », il faut donc les captiver avant. C’est selon ces règles que s’est écrit l’histoire du Top 40 jusqu’au M6 Hit des matinées de ma jeunesse.

Du singulier à l’universel

Paradoxalement, l’avènement des plateformes d’écoute aurait pu, comme les radios libres nous conduire à l’ouverture en grand des paysages musicaux. C’est néanmoins avec la médaille de l’artiste française la plus écoutée à l’international qu’arrive en janvier 2023 le nouvel album d’Aya Nakamura. Un fait d’arme qui la propulse directement dans le classement des artistes les plus écoutés sur les plateformes. Et Mark Fisher de nous expliquer, dans l’ouvrage précédemment cité, que le Top 40 s’est construit au début des années 50 sur un malentendu : « à l’époque, le mot d’ordre était de ne surtout pas passer la même chanson deux fois en 24h. »

C’est dans un café où se rendaient les programmateurs Todd Storz et Bill Stewart que ces derniers ont découvert, à la fin du service, que les serveuses écoutaient en boucle les mêmes morceaux. Une stratégie similaire fut appliquée sur leurs antennes et les indices d’écoute se sont envolés. Nos plateformes d’écoute reprennent le même principe, agrémenté des données du clic et de cette prophétie autoréalisatrice du numérique, un tube doit être un tube et peut devenir un tube.

Probablement l’inspiration la plus lumineuse de ce dernier album de Nakamura est de s’être tourné vers le zouk et son rythme rapide en 2/4, très doux mais aussi entrainant, sans trop de longueurs. En effet, musique caribéenne par excellence, le zouk se dote d’une dimension festive et évoque dans son tempo l’univers des soirées dansantes avec en filigrane l’imagerie d’une intimité propice à l’ambiance lascive, paillarde à sa manière, car ici la danse, basée sur le groupe de la basse et de la batterie, dessine plus souvent qu’autrement, l’acte sexuel entre proximité et rapidité.

Également, l’écriture en 2/4 sur cette base rythmique, offre plusieurs variations possibles, mais il faut retenir cette caractéristique première : « La polyrythmie par étagement permet donc une progression de tension des sons de manière dynamique, pratique les uns par rapport aux autres, créant un ensemble sonore solidaire et interactif, une ossature beaucoup plus temporelle que spatiale. » C’est ainsi que le chercheur Gérald Désert de l’université de Mayotte nous décrit le phénomène. D’un regard universel vers le singulier, Aya Nakamura va nous proposer plusieurs variations sur cette danse, se détachant à la fois de l’histoire du genre musical et de ce que cette formation musicale travaille à se détourner de l’assimilation française et à proposer un système de représentation qui interroge le rapport à soi et à l’autre.

DNK serait à sa manière, entre méandres amoureux et histoires sans lendemain, une réinterprétation ou une réappropriation de ce langage avec l’autre que nous propose ces rythmes dans la pop contemporaine et donc un voyage dans l’hybridité musicale. Néanmoins, la logique mainstream de la pop music en général et urbaine en particulier consume la portée critique et politique de cette musique qui s’en trouve déviée.

Elle garde ici partiellement une épaisseur idéologique notamment dans cette interrogation, ce corps à corps excitant qui définit ici toujours la relation à l’autre. Chez Aya Nakamura notamment, en passant par la logique mainstream, on élargit la portée du zouk pour toucher un public qui lui aurait été inaccessible sans cette interpénétration et ce dialogue qui passe de Baby à Daddy. Cette réappropriation temporaire nous montre aussi son l’installation pérenne de cette musique dans le patrimoine mondial de la musique. Ce dernier constituerait désormais la base d’une refondation musicale qui rappelle qu’elle imprègne et diffuse pour une grande partie des musiques dites pop.

Alors surgit une question, au plus près, mais aussi sans crier gare : est-ce que les œuvres des blockbusters culturelles ne relèveraient nullement d’un ensemble homogène et essentiel mais faite d’emprunts et de redéfinition ? « C’est toi d’abord » « Avec moi, fais doucement, d’accord ? »  « On n’était pas d’accord » « Toi, tu veux pas assumer tes torts ». C’est ce que l’on entend dans la chanson « SMS » au mitan de l’album, entre avertissement et complainte de l’être aimé.

Cadavre exquis

La dimension ultime de l’expérimentation de ce nouvel album réside dans l’incroyable invention langagière qui en émane, entre monologue sans repère et touche de génie. De nouveau, parmi quelques inventeurs hors pair née au tournant de ce siècle, apparaît la figure de Nakamura et de son « Pookie » d’anthologie, entre onomatopée et insulte, entre murmure et mépris, « J’suis gang, hors game, Boy ne joue pas, bang bang bang ». C’est justement dans cette surprenante malléabilité de la langue que s’écrit l’inventivité de l’auteure de DNK. Son phrasé, entre formule secrète et hommage aux anciens temps résonne dans nos oreilles « Blah blah blah d’la pookie », incompréhensible du commun des mortels, les moteurs de recherche étaient eux même bien en peine de nous en donner la signification.

C’est avec une inventivité renouvelée que l’artiste dessine à nos oreilles « Beleck », ou encore « J’ai mal », si elle n’y rejoue pas la critique d’une « pipelette » comme pour « Pookie », elle va ici présenter sur le ton d’un Salvatore Adamo : « C’est Max à la guitare et Seny au piano » « J’sais qu’t’entends le piano » « À la guitare, la piano » « Piano, piano, piano ». Elle rejoue dans un second temps la partition soufflante et répétitive d’une bombe, « boum boum ». Ici l’œuvre d’Aya Nakamura serait étonnamment à rapprocher de celle de la poésie surréaliste et de cette ligne qui fut semble-t-il, franchie dans la prime enfance, laquelle allait soumettre le monde des mots aux lois de la prolifération naturelle et plier la procréation du monde animal aux lois de la néologie lexicale. Aya Nakamura apparaît ici en double d’Aristophane, reconstruisant les rapports des femmes avec les hommes, comme dans Lysistrata et cela entre domination et consolation. Elle se fait, à son tour, aussi inventive que dans un dialogue de la pièce Les Oiseaux. De nouveau, onomatopées et sifflantes, cris et murmures se mélangent dans le texte et dans le chant pour un résultat étonnant et détonnant.

De fait, l’engagement de Nakamura se fait aussi au service de son écriture comme de son langage. DNK ne s’apprécie par nécessairement au la première écoute, il se construit dans l’appréciation de la défense de l’autonomie littéraire et d’une nouvelle langue. Cette incroyable invention est également celle d’une génération avec ses codes secrets qui répondent aux questions qu’ils soulèvent : l’amour en boucle face à la pression d’une société fragmentée. Il convient de prendre en compte d’autres enjeux sous-jacents qui sont restés masqués par la problématique de la défense de l’autonomie de la langue et de son discours. La mise en œuvre d’un questionnement différent et la mobilisation de diverses sources musicales permet d’exprimer autrement les enjeux, notamment la lutte féroce entre différents courants qui séparent la culture savante et la pop.

La langue est fasciste…

… et c’est pourquoi il peut être intéressant de construire la sienne par apport et par complétude, entre stratagème inventivité. À cet endroit Aya Nakamura redessine par la répétition notre rapport à la musique et aux refrains. DNK pourrait paraître de prime abord futile et répétitif dans ces rythmes et ses paroles surprenantes et plaquées. Au contraire, c’est dans son écoute prolongée, dans la réécoute des morceaux et des paroles que l’intensité apparaît à la manière du morceau « J’ai mal » ou de « Corazon. » Définitivement inclassable et incroyablement véloce l’artiste nous étonne. Elle nous revient en mémoire, définitivement, le tournant de la maturité de Nakamura semble bien engagé.

Aya Nakamura, DNK, 2023


Léo Guy-Denarcy

Critique d'art

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