Hommage

Martin Amis – jeu, set et match

Professeur de littérature anglaise

Loin de son image publique, mixte de frivolité et de détachement cyniques, Martin Amis se sera consacré corps et âme à son œuvre : quatorze romans, deux recueils de nouvelles, six essais, deux mémoires. Styliste accompli de l’extrême et de l’excès, il cultivait les métaphores outrancières, l’acrobatie verbale, la langue élevée pour dire la trivialité au ras du bitume. Devenu le plus américain des écrivains britanniques, il est mort ce samedi en Floride. Après lui, l’anglais ne s’écrira plus jamais pareil.

Lippe boudeuse façon Mick Jagger, visage impassible à la Buster Keaton, l’acteur qui ne souriait jamais, répliques assassines de rigueur – en la personne de l’écrivain britannique, Martin Amis, emporté par le cancer à l’âge de soixante-treize ans, la « Société du spectacle » analysée par Guy Debord tenait un « client » de choix.

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L’un des derniers en son genre. De plateau télé en boite de nuit à la mode, de congrès d’écrivains en partie de tennis – il faudra y revenir—, Amis aimait à se donner en spectacle, faisant ni plus ni moins ce qu’on attendait de lui. Un paraître classieux autant qu’intimidant, du fait de sa promptitude à la répartie, voilà ce qu’on retenait du trublion incarnant, parfois jusqu’à la caricature, ce qu’un certain journalisme, y compris culturel, entend par littérature, ou disons plutôt, amalgame sous la plus fourretout des étiquettes.

L’art littéraire s’y voit confondu avec le trouble mineur à l’ordre public, avec une forme de délinquance socialement tolérée dès lors qu’elle fait vendre. Avec la consécration des liaisons dangereuses entre presse à gros tirage et le bruit parasite et intempestif fait autour des romans, dont les années Amis – en gros les années 80 et 90 du siècle précédent – constituent l’âge d’or. En lieu et place de la littérature, les à-valoir faramineux (près de 700 000 euros) exigés pour L’Information (1995) ou bien ses démêlés avec les agents littéraires, mais aussi ses conquêtes féminines, ses indiscrétions, ses brouilles avec ses amis (Julian Barnes, avec qui il finira par se réconcilier), son personnage de loser (au motif qu’il ne remporta jamais le Booker Prize). Sa fille cachée, dont l’existence fut révélée au grand jour.

Davantage que sa plume, c’est la dentition de l’écrivain qui faisait la une des journaux – Dieu sait si les tabloïds auront grincé des dents devant sa propension, dans ses écrits comme dans ses déclarations publiques, à mettre en avant ses difficultés liées au mauvais état de ses dents, l’obligeant à les cacher en souriant le plus rarement possible, avant de l’amener, et là encore pour un montant extravagant, à se faire arracher toutes ses dents pour les remplacer par des implants. Rages de dents, carries, émail défectueux…, ratiches qui rayent le parquet… tout devient prétexte à mordre et à être mordu en retour. Au lendemain du 11 septembre, ses déclarations sur les musulmans qui devraient « mettre de l’ordre dans leur maison », qu’il retire pourtant sur le champ, lui valent une embarrassante réputation d’islamophobe qui vient s’ajouter à la misogynie qu’on lui prête, et qu’il conteste farouchement.

L’écrivain, oui, mais « devenu une figure de l’actualité » comme le disait déjà Julien Gracq dans La littérature à l’estomac (1950), prise dans les exigences de la vulgarisation de masse, de la démocratisation. Démocratisation envers laquelle Amis, l’aristo aimant s’encanailler, n’éprouvait qu’une attirance toute relative. L’écrivain en jet-setter, terme qu’on croyait réservé aux années 70, mais que les tribulations internationales du cosmopolite remettent au goût du jour. En 2012, Amis quitte l’Angleterre pour New York, déclenchant la fureur des tabloïds et autres paparazzi, privés d’une partie non négligeable de leur gagne-pain. Pendant trois ans, de 2003 à 2006, Amis, qui a épousé en secondes noces Isabel Fonseca, une riche héritière à demi urugayenne, séjourne à José Ignacio, près de Punta del Este, au sud-est de l’Urugay. Il y compose au moins un roman et deux nouvelles… mais n’apprend pas un mot d’espagnol. Enfin, c’est alors qu’il se reposait dans sa demeure de Lake Worth, un peu au nord de Miami, en Floride, donc, qu’Amis trouve la mort.

C’est une vieille ficelle de toutes les hagiographies : rien n’expose mieux la singularité d’une vocation que d’être contredite par le prosaïsme de son incarnation. L’alliance spectaculaire de « tant de noblesse et de tant de futilité », nous rappellerait le Roland Barthes de Mythologies, a pour effet de conforter le statut de « vedette » de l’écrivain, lequel conserve « une substance miraculeuse, éternelle, qui condescend à la forme sociale pour se faire mieux saisir dans sa prestigieuse différence. » Ce statut différentiel, que la bonne société ne concède à l’écrivain que pour mieux l’asservir, Martin Amis était trop intelligent pour en être dupe. Se mettant volontiers en scène – à propos de son amour du tennis : « la combinaison la plus parfaite de la force athlétique, de la réussite artistique, de la puissance, du style et du wit. Un jeu d’une grande beauté, travesti par l’implacable et inexorable passage du temps »—, c’est de l’intérieur qu’il vivait la mystification. Au point d’en être complice à son insu ?

En tout état de cause, les « clichés », contre lesquels il disait vouloir partir en guerre, ont pu se retourner, à l’occasion, contre lui, en tout cas contre ses doubles et ses jumeaux d’encre et de papier. Avec le portrait de deux romanciers en miroir l’un de l’autre, L’Information en offre un magistral exemple. Loin de son image publique, mixte de frivolité et de détachement cyniques, Amis se consacrait corps et âme, sous le masque mondain, à son œuvre : quatorze romans, deux recueils de nouvelles, six essais, dont des recueils de ses chroniques dans The New Statesman, l’Observer, Vogue, Esquire, deux mémoires. Son combat, il le menait au nom du style, dont il faisait un cheval de bataille, ce qui, en Angleterre, n’est pas monnaie courante. Un styliste de l’extrême et de l’excès, rejetant tout vœu de pauvreté en ce qui concernait la langue anglaise : « Non, donnez-moi le roi dans sa salle du trésor en train de compter son argent » (paraphrasant une célèbre comptine pour enfants). Styliste accompli, il cultivait les métaphores outrancières, l’acrobatie verbale, la langue élevée pour dire la trivialité au ras du bitume.

Pour user d’un faux ami, Amis n’avait pas peur de se montrer profane, ce qui en anglais recouvre les jurons, gros mots et autres obscénités. Et on aura ici un mot pour ses traducteurs français, Bernard Hoepffner, Frédéric Maurin, Jean-Michel Rabaté, Géraldine Koff-D’Amico, Bernard Turle qu’on peut féliciter d’avoir su acclimater son étourdissante pyrotechnie. Ils nous font toucher du doigt les écarts en chaîne, les télescopages en série, les incursions constamment transgressives hors du champ mental balisé par la langue apprise, qui bousculent et bouleversent. Dynamiteur hors pair des chromos de l’humanisme contemporain, Amis confiait ne pas être subtil et préférer asséner une banalité avec force que chercher l’originalité pour elle-même. Plus il prenait de l’âge, se confrontant au déclin de ses facultés physiques, et plus l’énergie de sa langue vibrait de plus belle. Et plus il inspirait la nouvelle génération, telle Zadie Smith dont les White Teeth (2000) – littéralement « Dents blanches » / Sourires du loup—ont de qui tenir…

Pour le dire vite, Amis aura dépoussiéré une certaine littérature anglaise, provinciale et désuète, en la rendant enfin synchrone avec l’air du temps, celui qui consacre le fric (Money, 1984), le sexe et la pornographie, le bling-bling, la marchandisation à marches forcées du monde. Il leur réservait ses flèches les plus acérées, en partisan convaincu de la vertu roborative de la satire, quand elle est glaçante et qu’elle dérange – ce que ne manqua pas de faire Lionel Asbo, L’état de l’Angleterre (2012), sonnant la charge élitiste contre la décrépitude morale et langagière d’une Angleterre écartelée entre nouveaux riches et yobs (loubards) illettrés. Entre cauchemar et nausée, cruauté et comédie noire, c’est la même angoisse qui se traque. Celle du temps, de sa flèche orientée à l’envers, en arrière des camps de la mort où s’élabora la Solution finale. C’est avec La Flèche du temps (1991) qu’Amis livre son livre le plus grave, et sans conteste le plus virtuose. Il commence par la fin, la mort de son narrateur, un médecin du nom de Tod Friendly, qu’il fait suivre de sa re-vie (sur-vie ?). En inversant pour cela le cours du temps à la faveur d’un récit rétrospectif qui remonte vers la fin de l’Histoire. Moyennant un saisissant mélange de cynisme et de candeur, le récit raconte comment, sur les millions de corps déportés à Auschwitz, Treblinka, Hartheim, pour y être gazés, dépecés, se conduisaient des opérations… de remembrement, de réincarnation, de guérison (!!). A son lecteur pris de nausée, Amis impose le soin – atroce – de reconstruire, de restituer, dans toute son horreur et son orientation programmée, la monstrueuse entreprise de décréation de la chair que fut la réalité historique du Troisième Reich. Sur fond de dissociation entre deux instances d’énonciation, l’écriture chirurgicale suit (en la remontant) la jointure entre destruction et création, fouille les chairs et les psychismes malades de cette pathologie funeste. Ainsi la dimension éthique de ce livre, que Martin Amis songeait d’abord à intituler La Nature de l’offense, en hommage à Primo Levi, finit-elle par s’imposer, dès lors que la volonté ultime de ce voyage à rebours est d’effacer la mort voulue par les exterminateurs, de la faire disparaître. La Zone d’intérêt (2013) fera retour à ce même sujet, potentiellement scabreux, avec une réussite moindre.

Représentatif des mystères qui le dépassaient, Amis savait feindre d’en être l’organisateur, selon le joli mot de Cocteau. Ainsi Amis fut-il le témoin, et l’acteur, privilégié du basculement du centre de gravité de la République mondiale des lettres. C’est désormais New York qui a la cote, et non plus les vieilles capitales européennes. A cet égard, London Fields (1989), l’un des grands livres d’Amis, résonne comme un chant du cygne. Long roman d’anticipation courte, le récit réactive, alors qu’on en croyait la vogue révolue, les peurs du millénaire : située à la veille de l’an 2000, à l’aube d’une catastrophe tout autant nucléaire qu’écologique, cette dystopie met en scène des personnages sortis de l’univers de la bande dessinée, gravitant dans des milieux crépusculaires de la jungle urbaine de Londres (secteur Notting Hill ou Portobello Road). En contrepoint de la dégradation de l’énergie en ses transformations chaotiques, l’énormité vitale du grotesque vit ses dernières heures. L’écriture va fortissimo, en phase avec son sujet, la territorialité brute des « champs de Londres », ces champs de force électromagnétique, implacables facteurs d’attraction et de répulsion. Flotte sur le livre une forte odeur de meurtre, qui se mêle à celle de l’urine et des immondices en putréfaction et qui n’épargne pas même les ascenseurs « morts, assassinés, massacrés. » Sorte de congé donné à la métropole, la fable ouvre la voie à l’exil volontaire de l’écrivain, quelques années plus tard. Et Amis de se faire alors le plus américain des romanciers britanniques, consolidant la thèse, bien connue, de Pascale Casanova. Reste que l’idée maîtresse consiste avant tout à tirer parti du changement d’angle et de focale : « Tous les écrivains sont des Martiens. Ils débarquent et vous disent : « Vous n’avez pas regardé la Terre comme elle est ! ». »

L’ombre portée de la mort est le second de ces mystères. « La mort, avait-il coutume de dire, nous donne quelque chose à faire. Parce que l’ignorer est un boulot à temps plein. » Sans la mort, pas d’art. Depuis la disparition de son père, en 1995, Amis vit avec l’ombre portée de la mort, dont il fait une compagne presque comme les autres. De plus en plus sombre, il rumine des idées de suicide. Entre autres angoisses, celle de la mort alimente son Weltschmerz, littéralement la souffrance que lui inspire le monde. Mais c’est avec Inside Story (2020), autobiographie digressive et romancée, que son obsession de la mort trouve son point culminant. La mort y ouvre et ferme la marche ; elle opère à l’intérieur des corps de trois de ses maîtres – il manque Nabokov – : le romancier juif de Chicago, Saul Bellow, le poète Philip Larkin (qui fut le meilleur ami de son père, le parrain de son frère et un maître de l’humour bleak (lugubre), et, last but not least, l’intellectuel et journaliste Christopher Hitchens, son ami à la vie et à la mort dont aucune divergence politique – Hitchens est de gauche, et Amis s’est rallié à l’anti-communisme primaire de son père – ne peut l’éloigner. L’ironie voudra même qu’Amis succombe au même cancer (de l’œsophage) que Hitchens. C’est d’ailleurs l’une des significations du titre de l’ouvrage que de pointer cette dévoration interne (inside), quand le silence des organes a cessé, et que retentit la course entropique vers l’abîme.

Maintenant, Amis sait ce qu’il en est de la mort, de son « accomplir », selon le mot du poète Wilfred Owen qu’il aimait à citer. L’écrivain nécrophage, qui fut longtemps gardien de sépultures, accompagnant de frères d’armes en fin de vie, repose à son tour à l’intérieur de la nécropole. Oublié le temps du buzz, dissipée l’insatisfaction chronique (I can’t get no satisfaction / Cause I try, and I try, and I try, and I try). Place au silence des bibliothèques, où sa longévité sur les rayonnages est assurée : ses livres seront lus, comme il en exprimait le désir, au moins jusqu’en 2080. Et sans doute au-delà. En bon romancier qui se respecte, Amis se sera d’abord fait un prénom, avant de faire mentir la signification, à une lettre près, du sémantisme présent dans son patronyme : l’adverbe amiss, en anglais, signifie « de travers », « mal à propos ». Quant à a miss, en deux mots cette fois, c’est quand on manque sa cible, ou que la balle de tennis passe au travers de la raquette. Jeu, set et match.


Marc Porée

Professeur de littérature anglaise, École Normale Supérieure (Ulm)