Cinéma

Qu’as-tu vu à Cannes ?
– J’ai beaucoup vu au Festival de Cannes

Journaliste

À une exception près, le palmarès de la 76e édition du Festival de Cannes tient de la divine surprise tant était grande l’inquiétude quant à ce qu’allait distinguer un jury présidé par le réalisateur de The Square et de Sans filtre. Passage en revue, de la sélection officielle et bien au-delà.

Ce fut un beau festival. Mais de quoi parle-t-on au juste lorsqu’on dit « Festival de Cannes » ? De la compétition officielle, ou de l’ensemble de ce qui s’est présenté sur les grands écrans – encore en ne considérant que ce qui a été programmé, dans les cinq sélections identifiées, auxquelles s’ajoutent le « hors compétition » de la sélection officielle, et en ne parlant que des nouveaux longs métrages. Puisqu’il y a à Cannes bien d’autres films que ceux-là, en particulier au marché, dans les hommages, parmi les copies restaurées de Cannes Classique, sans oublier plusieurs sélections de courts.

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Il y avait donc 125 longs métrages présentés en compétition officielle, en officielle hors compétition, à Un certain regard, à la Quinzaine des cinéastes, à la Semaine de la critique et par la sélection ACID. L’auteur de ces lignes en a vus 52 (dont les 21 de la compétition pour la Palme d’or), ce qui offre à un bon survol de ce que le Festival a su raconter de l’état du monde et du cinéma, sans empêcher d’inévitables angles morts.

Au terme de ces douze jours sur la Croisette, le sentiment dominant est assurément celui d’une grande richesse de propositions, soulignée par la qualité de nombreux titres en compétition officielle, les plus observés, et même par le palmarès. A une exception près, on y reviendra, celui-ci tient de la divine surprise tant était grande l’inquiétude quant à ce qu’allait distinguer un jury présidé par le réalisateur de The Square et de Sans filtre. Mais, comme arrive qu’un palmarès mette en valeur des réalisations très différentes de celles signées de qui préside le jury (on se souvient de Tim Burton sacrant Oncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul en 2010), et dans l’ensemble les choix qui resteront attachés à la présidence de Ruben Öslund sont plus que réjouissants.

Il a déjà été énoncé ici même une partie du grand bien qu’il convient de dire d’Anatomie d’une chute, il sera temps d’y revenir à sa sortie, mais le choix du jury est judicieux à de multiples égards. Le quatrième long métrage de Justine Triet s’inscrit en l’enrichissant dans une longue tradition du cinéma, celle du film de procès. Il est aussi à cet égard une réflexion sur le langage du cinéma, ce qui est montré, caché, occulté, ce qui fait preuve, ce qui fait croyance – tous enjeux qui bien sûr ne concernent pas seulement le cinéma, mais participent de la manière dont celui-ci est en phase avec nos vies individuelles et collectives, les « représentations » dans tous les sens, y compris les plus immédiatement politiques.

En cela le discours de la récipiendaire de la récompense suprême était parfaitement en accord avec le film, et avec la position de celle qui l’a énoncée, c’est à dire une position de cinéaste, dans les deux domaines qu’elle a mentionné. En recevant la Palme d’or, Justine Triet n’a pas discuté du bienfondé de la réforme des retraites, mais de la manière dont la contestation contre celle-ci a été et continue d’être occultée et réprimée, soit une question de représentation, de visibilité, d’occultation, avec Emmanuel Macron comme metteur en scène. De même qu’elle n’a pas attaqué un système dont elle serait bénéficiaire, comme a fait mine de le croire la Ministre de la culture, mais au contraire a rendu hommage à ce système, fragilisé et menacé par les actuelles politiques et notamment la direction en place du Centre national du cinéma – un sujet sur lequel une cinéaste est quand même légitime pour s’exprimer.

Il y a tout lieu de se réjouir de la plupart des autres lauréats du palmarès de la compétition officielle, surtout en admettant que les prix valent pour les films au-delà de la personne qui en est l’attributaire nominal. Ainsi les deux prix d’interprétation, parfaitement judicieux en ce qui concerne l’actrice Merve Dizdar et l’acteur Koji Yakusho, sont aussi manière de saluer dans leur ensemble les deux très beaux films que sont Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan et Perfect Days de Wim Wenders. L’audacieuse complexité du premier, témoignant d’un monde fractionné avec une immense liberté de conception de sa mise en scène, fait d’ailleurs un exact contrepoint à l’apparente extrême simplicité du second, autour d’un unique personnage dédié à l’accomplissement d’une tâche aussi modeste qu’utile.

On aurait de bon cœur donné la Palme d’or, voire tous les prix du palmarès (comme avait voulu le  faire Wenders pour la découverte de Soderbergh avec Sexe, mensonges et vidéo en 1989) à Aki Kaurismaki pour Les Feuilles mortes. Mais l’essentiel est qu’il soit bien là, même avec le modeste Prix du jury, rayonnant de sa juste beauté, au plus près des réalités et des tragédies du monde contemporain, par les plus fondatrices vertus de l’art du cinéma. Celles auxquelles il est juste d’associer, comme le fait le film avec le sourire, le nom Chaplin. Quant à la récompense à Tran Anh Hung pour La Passion de Dodin Bouffant, elle consacre un hymne au travail artisanal et à la recherche pratiquée au nom du goût, démarche qui dans le film se manifeste par la pratique de l’art culinaire à l’ancienne, mais vaut aussi bien pour une certaine idée de la mise en scène.

Une regrettable présence, une triple regrettable absence

Pour continuer de s’appuyer sur le palmarès en passant en revue ce qui s’est offert durant ce 76e Festival, il faut à présent insister sur deux regrets, l’un concernant une présence et l’autre une absence. Présence, en écho d’ailleurs à une très large approbation du film par les festivaliers, y compris des critiques qu’on a connus mieux inspirés ou plus attentifs, au déplaisant (pour être poli) The Zone of Interest de Jonathan Glaser. S’inspirant d’une idée (et pas de l’intrigue) du roman éponyme de Martin Amis, le film brode longuement sur l’effet de contraste entre la maison cossue et confortable où il se situe et ce qui déroule de l’autre côté de son mur d’enceinte, où fonctionnent les chambres à gaz et les fours crématoires d’Auschwitz Birkenau. Autour de cet effet choc, il y avait assurément la manière d’un court métrage, sa déclinaison complaisante à propos des joies et tracas du concepteur et commandant du camp, Rudolf Höss, et de sa petite famille devient un exercice de vaine virtuosité, embarrassante à propos d’un tel sujet.

Quant à l’absence vraiment regrettable à l’heure du palmarès, elle est en réalité triple, puisqu’elle concerne les trois très beaux films italiens qui se sont succédés en compétition les trois derniers jours du festival. Il y avait quelque chose de magique à voir ainsi réunis de manière si rapprochées les trois meilleurs cinéastes italiens vivants, chacun d’une génération différente. Le grand geste opératique de Marco Bellocchio évoquant avec L’Enlèvement l’épisode qui vit les Etats pontificaux organiser, au milieu du 19e siècle, le rapt d’enfants juifs pour les convertir et les enrôler comme soldats du Christ est à la fois un puissant geste cinématographique, aux choix parfaitement légitimes, un nouveau chapitre de la saga des imaginaires du pouvoir en Italie que compose plus de 20 ans le cinéaste de Vincere et d’Esterno Notte, une méditation terrifiée sur les formes enchevêtrées d’appartenances et leurs effets, …et un écho imprévu et tragique aux rapts d’enfants ukrainiens perpétrés en ce moment même par les sbires de Poutine.

Le nouveau film de Nanni Moretti, Vers un avenir radieux, est tout entier construit sur la détermination à prendre acte de défaites innombrables (défaites politiques, artistiques, affectives) traversées par un homme, un cinéaste, une génération, un pays, mais sans s’abandonner à la dépression, encore moins au cynisme. Le résultat est à la fois facétieux et lucide, narcissique et auto-ironique, comique, chantant, effrayant et paradoxal. Pour son quatrième long métrage, La Chimère, Alice Rohrwacher entraine avec énergie, émotion, poésie, dans les tribulations d’une sorte de Prince Mychkine anglais hanté par la perte de sa Dulcinée, parmi des pilleurs de tombes étrusques, et toute une ménagerie de figures étranges, inquiétantes, mais très incarnées. Délaissant la logique narrative pour une composition en échos et contrepoints de situations vibrant de multiples harmoniques, la jeune cinéaste de Heureux comme Lazzaro explore un labyrinthe où mythe et réalités triviales d’aujourd’hui, monde des rêves et univers des trafics mafieux, se branchent les uns sur les autres, selon des règles du jeu qui paraissent sans cesse se réinventer. Il y avait un bon demi-siècle que l’Italie n’avait pas offert simultanément autant de belles propositions de cinéma, il est injuste qu’il n’y en ait nulle trace au palmarès.

Multiples grandeurs du documentaire

Egalement injustement absent du palmarès, mais du moins très bien représenté à Cannes, le documentaire aura cette année brillé d’un éclat singulier. L’un des plus grands artistes du genre, le Chinois Wang Bing, était présent avec deux films, très différents, et couvrant ensemble l’immense champ des enjeux que travaille ce cinéaste depuis A l’Ouest des rails : les 3h30 de Jeunesse, en compétition, accompagnent le quotidien de jeunes gens venus de la campagne pour travailler dans des ateliers de fabrication textile de la région de Shanghai, filmés avec une attention précise, à la fois affectueuse et implacable. Tandis qu’en juste une heure, Man in Black accueille la bouleversante présence dans le plus simple appareil et la parole infiniment riche, sensible et nuancée d’un vieil homme qui a traversé, littéralement corps et âme, 70 ans d’histoire de la Chine. Il s’appelle Wang Xilin, et est aussi le plus grand compositeur de musique contemporaine de son pays.

Autre cinéaste ayant bénéficié d’une double présence à Cannes, Wim Wenders a quant à lui présenté le très beau Anselm, à la fois portrait intimiste du grand artiste plasticien Anselm Kieffer et méditation sur la relation des arts et de l’histoire, mais aussi des relations au paysage, aux machines, aux matières, à partir de l’œuvre monumentale de l’ancien élève de Beuys. Wenders continue aussi d’y explorer, douze ans après l’enthousiasmante proposition de Pina, les ressources de la 3D pour le documentaire.

Proposition singulière, Occupied City de Steve McQueen accompagne quatre heures durant ce qui est à la fois une traversée dans l’espace d’une ville, Amsterdam, et une circulation dans le temps. Sur la bande son, une voix off raconte successivement 130 événements qui se sont déroulés durant l’occupation de la ville par les Allemands, en donnant à chaque fois le lieu et la date exactes. A l’écran apparaissent ces mêmes endroits aujourd’hui, et les gens qui y vivent, y travaillent, y jouent, s’y reposent, à l’occasion y manifestent. C’est la durée qui permet cette fois d’aller au-delà du dispositif, pour une proposition ouverte autour du rapport de chacun(e) au passé, à la mémoire, aux traces, aux associations d’idées.

Autre agencement original travaillé par la mémoire, celui conçu par Mona Achache, se développe à partir des très nombreuses archives (textes, photos, articles de presse, émissions de radio et de télévision) concernant sa grand mère, Monique Lange, figure littéraire du Saint-Germain-des-Prés d’après guerre, et sa mère, Carole Achache, ayant traversé dans les excès les années 60 et 70, photographe et écrivaine qui après avoir consacré un livre à sa mère, s’est suicidée. Avec l’aide de Marion Cotillard, Mona Achache déploie un ensemble d’approches vers ces deux femmes aux parcours réfractant chacun une époque et un milieu, avec une grande inventivité et beaucoup de sensibilité.

On trouve encore d’autres dispositifs complexes et féconds dans deux autres documentaires qui ont aussi en commun d’être signés de réalisatrices maghrébines. Avec La Mère de tous les mensonges, la jeune Marocaine Asmae El Moudir organise un assemblage de témoignages, d’évocations avec des figurines et des maquettes, pour raconter ce qui est à la fois un drame intime et familial et ce que fut l’atroce massacre perpétré en 1981 à Casablanca par les forces de répression de « notre ami le roi » Hassan II. Sous son apparence modeste, voire bricolée, le film est une réponse impressionnante à la dalle de silence que le régime a imposé sur ces centaines de morts, ces milliers de blessés, de torturés, d’emprisonnés dans des conditions atroces.

Quant à Kaouther Ben Hania, elle montre à l’écran la mise en place du processus qui permet de donner accès de manière inédite et complexe à l’embrigadement fanatique de jeunes filles aux côtés de Daech. Les Fille d’Olfa réunit à l’image cette ouvrière tunisienne dont le nom figure dans le titre, une actrice célèbre, Hend Sabri, qui interprètera son rôle lorsque les situations évoquées deviendront insupportables, deux de ses filles et deux autres actrices pour jouer celles qui ont rejoint le groupe islamiste. Si l’organisation peut sembler compliquée et artificielle, il s’avère très vite que l’énergie intérieure des protagonistes, la capacité du film à circuler entre témoignages et reconstitutions jouées, et les puissances d’interrogations dont toutes (y compris évidemment la cinéaste) sont inlassablement porteuses offrent au film une dynamique à la fois angoissante et vibrante d’énergie vitale. Jamais peut-être les processus d’embrigadement n’avaient été si finement abordés.

Importants et singuliers, les films de Kaouther ben Hania et d’Asmae El Moudir  participent aussi d’un phénomène significatif qui s’est produit cette année à Cannes : la montée en puissance des films originaires du monde arabo-musulman, avec sept longs métrages, toutes sections confondues, ce qui n’était jamais arrivé. Cela tient en grande partie à la rivalité entre deux fonds d’aide au cinéma, le Doha Film Institute qatari et le Red Sea Fund saoudien, qui a du moins le mérite d’accompagner un grand nombre de projets de la région.

Multiples traces de la grande Histoire

Il serait absurde de prétendre rendre compte de cette édition du festival sans mentionner un des plus grands films qui y a été présenté, Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese. Empruntant ses éléments au livre de David Grann (dont la traduction en français a paru sous le  titre La Note américaine), à la fois immense travail d’enquête historique et grande œuvre littéraire, le cinéaste développe un récit fleuve autour des assassinats en série dont furent victimes dans les années 1920-1930 les membres de la tribu amérindienne Osage, qu’un hasard ironique avait rendu propriétaires d’un énorme champ pétrolifère quand les blancs leur avait attribué un terrain qu’ils croyaient stérile. Autour de Leonardo DiCaprio et de Robert De Niro, mais aussi de l’impressionnante actrice Lily Gladstone, se déploie une infernale sarabande de manipulations, de mensonges, de crimes et d’avidité délirante qui est aussi une sombre et troublante histoire d’amour. Le film de Scorsese, nouvel épisode de l’évocation par l’auteur de Gangs of New York d’une vision alternative de l’histoire américaine, participe aussi d’un retour sur les événements d’un passé plus ou moins lointain, qui a été l’occasion de quelques uns des meilleurs films vus à Cannes, comme cela a déjà été souligné.

Ainsi du remarquable premier long métrage du jeune réalisateur chilien Felipe Galves, Les Colons (en section Un certain regard), qui transforme l’évocation de la brutale conquête de la Terre de feu par les propriétaires terriens en fable épique et mystérieuse, aux côtés d’un métis mapuche participant à une expédition génocidaire. Ainsi du récit mi-factuel mi-rêvé de la lutte contre les colonisateurs portugais en Guinée Bissau, avec Nome (sélection ACID) dont le réalisateur fut à l’époque à la fois combattant du PAIGC et jeune cinéaste formé à Cuba pour accompagner la lutte de ses images. Celles-ci contribuent encore, 60 ans plus tard, à garder vive la mémoire de ce qui eut lieu, et de ce qui en advint.

Ainsi de la reconstitution à la fois précise et chargée de trouble du Procès Goldman par Cédric Kahn (Quinzaine des cinéastes) au début des années 1970 : autour de l’affaire judiciaire alors très médiatisée concernant l’activiste révolutionnaire devenu gangster Pierre Goldman, ce sont plusieurs dimensions d’une histoire complexe qui surgissent. Elle passe par la résistance en France, les camps d’extermination, les engagements d’extrême gauche français des années 1960, les guérillas latino-américaines, la question de l’héritage et de la transmission d’idéaux comem des dérives de l’action violente.

Ainsi, encore, de Lost Country (Semaine de la critique), qui raconte l’éclatement de la Yougoslave depuis l’intérieur de la Serbie lors du coup de force de Milosevic contre le résultat des élections en 1996. Le jeune cinéaste Vladimir Perisic y réussit un récit à la fois très incarné et aux enjeux très vastes, qui concernent la notion même d’appartenance à une collectivité, et le poids complexe des relations de dépendance affectives et imaginaires.

Ainsi, enfin, de la manière dont Ken Loach aura su, dans The Old Oak (Compétition officielle), croiser avec émotion et intensité la mémoire de la culture syndicale dans une ville industrielle plongée dans la misère par la fermeture des mines sous Thatcher, la montée de l’extrême droite et les défis liés à l’arrivée de nombreux migrants fuyant la terreur exercée par Bachar El-Assad en Syrie.

Il faudrait aussi souligner tout ce que n’ont pratiquement pas raconté les films sur le Croisette, à commencer par les grandes crises contemporaines que sont les enjeux climatiques, absents à l’exception du film sénégalais Banel et Adama de Kamata-Toulaye Sy, ceux liés aux migrations, absents sauf chez Loach, ou la guerre en Ukraine, absent sauf dans In the Rearview du Polonais Maciek Hamela. Il reste que, dans l’extrême diversité des œuvres présentées, et avec un nombre considérable de propositions convaincantes, cette édition du Festival de Cannes aura ainsi amplement confirmé les ressources du cinéma, moins pour décrire le monde tel qu’il est que les multiples modalités de récits et de mises en forme capables de prendre cela en charge. En attendant, avec gourmandise, la sortie en salles de tous ces films.


Jean-Michel Frodon

Journaliste, Critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po

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