Architecture

Les langues muettes de la modernité – sur la 18e Biennale d’Architecture de Venise

Architecte et éditeur

La 18e Biennale d’Architecture de Venise est l’occasion d’un décentrement du regard proposé par l’architecte et romancière ghanéo-écossaisse Lesley Lokko. À la recherche d’une nouvelle modernité mondialisée, connectée, mais aussi décarbonée et décolonialisée, la commissaire place l’Afrique au cœur de son « laboratoire du futur » avec, en toile de fond, toute une réflexion sur le langage. Mais le vieux monde n’est-il pas trop apathique pour l’entendre ?

« En architecture en particulier, la voix dominante a toujours été une voix singulière et exclusive,  dont la portée et le pouvoir ont ignoré d’immenses pans de l’humanité –  d’un point de vue de l’économie, de la création, du concept –  comme si nous écoutions et ne parlions dans une seule langue.  L’« histoire » de l’architecture est donc incomplète. Pas fausse, mais incomplète. »
Lesley Lokko

Guests of the future

Lesley Lokko, architecte et romancière, commissaire de la Biennale d’Architecture de Venise, commence parfois ses conférences en diffusant le début du documentaire Derrida (2002). Dans cet extrait, le philosophe explique que le futur est ce qui deviendra, ce qui sera. Dans une minute ou dans un siècle. C’est un programme, une prescription, un calendrier.

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Le futur, précise-t-il, est un projet, est ce qui est prévu. L’avenir, en revanche, s’en réfère à ce qui vient. To come. À quelqu’un qui vient, et qui, venant, ou arrivant, n’était pas prévisible. Le vrai futur, si l’on peut dire, l’avenir donc, tient en cet Autre qui vient, sans que je puisse m’y attendre[1]. Voici le thème de la 18e édition de la Biennale d’Architecture de Venise.

Le décentrement que propose Lesley Lokko est ainsi annoncé majeur. Davantage que la prise de conscience de la finitude et la fragilité de notre monde, la curatrice prend acte, avec un certain optimisme que l’Anthropocène ouvre l’époque d’une humanité enfin réunie dans une communauté de destin. De nouveaux possibles sont à l’œuvre, ailleurs, partout, dans la recherche d’une autre modernité, mondialisée, connectée, mais aussi décarbonée et décolonialisée. L’Afrique comme « Laboratoire du futur » : le programme semble heureux. L’engagement, total. Mais le vieux monde n’est-il pas trop apathique pour l’entendre ?

Le sujet et l’ambition du projet curatorial interrogent d’emblée la géopolitique contrainte et datée des Giardini, où se situent les pavillons nationaux. Les Suisses (Karine Sander et Philip Ursprung) ouvrent leur pavillon (conçu par l’architecte Bruno Giacometti, 1952), cassent un mur et déposent la grille les séparant de leur voisin Vénézuélien (pavillon de Carlo Scarpa, 1956). Les Autrichiens (AKT et Hermann Czech) tentent de sortir de ce clausus hortus et proposent une passerelle enjambant l’enceinte du jardin pour rejoindre la ville. Projet refusé par la municipalité quelques jours avant l’ouverture. L’arrêt du chantier est mis en scène. Joli raté. Puis, rappelant la mesure relative de l’événement : le pavillon russe est vide.

Sans surprise, dans cette première partie de la Biennale, les pays du Nord esquivent majoritairement la question coloniale pour présenter des réflexions et solutions pour décarboner la construction. De manière assez convenue, quoique bien faite, dans la recyclerie du pavillon allemand (Melissa Makele, Franziska Godicke, Anne Femmer, Marco Secchi), ou plus subtile et poétique avec la champignonnière du pavillon belge (Bento et la philosophe Vinciane Despret). Exceptions notables du Canada qui propose de rendre compte, dans une ambiance post-manif, des actions du AAHA (Architects against housing alienation) pour lutter contre le mal-logement des populations les plus précaires, plus particulièrement les populations indigènes. Et des scandinaves, dont le pavillon est occupé par le foisonnement des recherches de Joar Nango sur l’habitat des samis, peuple autochtone vivant au Nord de la Scandinavie auquel il appartient : Girjegumpi est à la fois une installation, un espace social et un centre de documentation et de recherche sur la culture same, et un contrepoint tout en peaux de bêtes, cordes et bois, à la géométrie de l’architecture épurée de Sverre Fehn, qui a conçu l’édifice.

Les pays du Sud, eux, portent franchement la déconstruction de leur héritage colonial, et s’engagent par le récit et le témoignage dans une voie documentaire, peu spectaculaire mais sérieuse, comme le pavillon du Brésil (Gabriela de Matos et Paulo Tavares), récompensé par le Lion d’or.

Beaucoup d’exposants procèdent de même dans les deux expositions principales, intitulées « Force Majeure » et « Dangerous Liaisons » et situées respectivement dans le Pavillon Central des Giardini et la Corderie de l’Arsenal. Lesley Lokko fait le choix d’y montrer des pratiques en recherche, en devenir : ce sont les Guests of the future, invités du futur, selon sa belle expression, sous le parrainage des aînés David Adjaye et Francis Kéré.

Ces invités, jeunes, présentent des recherches et des pratiques émergentes, l’ensemble est assez inégal, mais en parcourant les expositions, surtout celle présentée à l’Arsenal,il est évident que ces jeunes praticiens sont habités d’une mémoire qui les dépasse. Pour rendre à Derrida ce que Lesley Lokko lui emprunte, ils sont habités par des fantômes, des esprits qui hantent la culture occidentale et avec lesquels il faut compter[2]. Toute tentative de renversement des valeurs coloniales commence forcément par une prise de risque, et une prise de parole. L’intérêt n’est pas tant de savoir qui des guests ou des ghosts s’expriment ici, mais de savoir d’où et en quelles langues ils parlent.

Sols et tapis

Une fois distribués les bons et les mauvais points – c’est le jeu –, que dit cette biennale de l’état de l’architecture ? Que montre-t-elle ? Quel est son propos ? La profusion des objets et des informations que l’on rencontre dans ce genre d’événement aurait pu diluer les intentions de la curatrice, pourtant, le message reste clair : déconstruction de l’architecture comme système, pour une refondation plus inclusive. On a cru que l’architecture était un art fermé, il n’est question que d’ouvert ; on a cru que l’architecture était solide et stable, elle n’est que souplesse et mouvement ; on a cru que l’architecture appartenait aux architectes, c’est une pratique dont les agents sont multiples. Et pour comprendre l’argumentaire de cette révolution, il suffit d’en revenir à ce qui est montré : cette édition de la biennale ne parle que de sol et de tapis.

Pour toute refondation, commencer par le sol. De nombreux pavillons et exposants en font leur matériau premier : cartes, films, maquettes, photographies, échantillons, briques… des sols, des strates, et encore de la terre. Le pavillon saoudien, par exemple, montre l’architecture vernaculaire du pays, et son sol matériau, dans une dialectique matériel/immatériel, rappelant sa richesse culturelle et sa dimension spirituelle. Et si la réponse à l’énigme du futur était là depuis des siècles, sous nos pieds ? Au Sénégal, l’ingénieur Doudou Deme, présente son projet Elementerre, et témoigne, dans un film de Cherif Tall, des possibilités d’une filière-terre, dans un contexte ouest-africain où le ciment et le béton sont rois.

Le sol et l’eau, sont aussi des thématiques importantes. Dans le pavillon danois (Joséphine Michau), qui explore les imaginaires côtiers à partir d’une série de très belles cartes de son littoral, ou encore le pavillon finlandais (Arja Renell, The Dry Collective), radical, qui, à partir d’image de terres craquelées par la sécheresse, expose en son centre un modèle de toilette sèche et plus globalement une alternative à nos infrastructures sanitaires extrêmement aquavore… Le sol nourricier, au Chili (Gonzalo Carrasco, Beals Lyon Arquitectos), encore, et son inventaire des espèces à préserver du Quinta Normal Park pour un monde à venir : collection de graines exposées dans des galets translucides. Le sol, aussi, que l’on découvre comme celui d’une autre planète dans l’excellent film Soil is our closest alien world diffusé dans le cadre du projet Foodscapes du pavillon espagnol (Eduardo Castillo Vinuesa et Manuel Ocaña) ou encore dans la scénographie lunaire du pavillon luxembourgeois (Francelle Cane et Marija Marić). La croute terrestre, et extraterrestre, n’a jamais été autant montrée, représentée, exposée, et échantillonnée, la matière terre est là. Nous n’avons jamais vu autant de tas.

Mais cette redécouverte du sol n’a pas le même sens que l’on se trouve d’un côté ou de l’autre des lignes de domination, selon que l’on soit possesseur ou dépossédé. L’installation Xholobeni Yards de l’espagnol Andrés Jaque met en évidence ce système d’interdépendances en reliant, par le sol, le quartier Hudson Yards à Manhattan et le village de Xholobeni en Afrique du Sud. Les maquettes des buildings New-Yorkais et du village Sud-Africain sont présentées à la même échelle sur des socles, une portion stratifiée de la croûte terrestre sur laquelle ils sont édifiés. Aucun doute, nous sommes bien sur la même planète, puis l’on comprend que le titane qui pare les vitrages des tours sur dalles du premier fragment est extrait dans les sous-sols du second. Ces correspondances silencieuses, entre le confort des uns et l’exploitation du sol des autres, ont des conséquences sociales et écologiques désastreuses, l’une des qualités de cette biennale est de les rendre visibles.

L’installation Synthetic Landscapes (Eduardo Castillo Vinuesa et Stephanie Hankey, Michael Uwemedimo, Jordan Weber) montre deux territoires aux paysages confisqués par de grands groupes industriels : le delta du Niger contaminé par l’industrie pétrolière et les sols de l’Iowa surexploités par l’industrie agro-alimentaire, et donne aux habitants des éléments de lutte pour une réappropriation de ces lieux. Cette inversion du rapport de propriété entre les humains et le sol qui les supporte est un point de convergence des combats écologique et décoloniaux. Et si la « grande entreprise » de ces multinationales, après avoir mis tant d’efforts à piller, exploiter et dégrader les territoires des Suds, était d’inverser la tendance ? Et si la décarbonation de la planète impliquait la construction du plus grand projet d’ingénierie de l’histoire humaine et le développement d’une nouvelle infrastructure équivalente en taille, voire supérieure, à celle mise en place par l’industrie mondiale d’extraction de combustibles fossiles ? C’est ce qu’imagine Liam Young, dans une fiction hypnothique, The Great Endeavor, décrivant par l’image, dans l’esthétique d’un sublime décarboné, un délire futur à la fois inquiétant et crédible : les océans et les déserts recouverts de champs d’éoliennes et de surfaces photovoltaïques, des plateformes offshores gigantesques captant l’énergie houlomotrice et les courants océaniques.

Malgré quelques parenthèses, ou quelques envolées, l’omniprésence du sol dans cette biennale témoigne de la prise de conscience d’une architecture soucieuse de son inscription et de sa collaboration avec la surface terrestre. Un pavillon peut-être, par la justesse de sa proposition, en dit un peu plus que les autres à ce sujet. Sur l’un de ses murs est écrit : « Jamais donc un animal, une chose, n’est séparable de ses rapports avec le monde : l’intérieur est seulement un extérieur sélectionné, l’extérieur un intérieur projeté ». Cette citation de Gilles Deleuze, inscrite à l’intérieur du pavillon belge pose les bases d’une conception In Vivo de l’architecture, qui rejoint, par l’autre extrémité, celle de Lesley Lokko. L’art de bâtir de nos traités est résolu, l’architecture n’est plus l’art d’enclore les choses, mais une disposition à les ouvrir : art de l’horizontalité et de l’immanence. L’aspect du mycelium, avec ces tâches aléatoires de moisissures, n’évoque-t-elle pas aussi la naturalité retrouvée de l’architecture ? Une matérialité première, qui rappelle presque les stèles de marbre de San Michele et leurs textes effacés par le temps et les embruns de la lagune qui les balaient au fil du temps.

Cet intérêt pour le sol et la matière se révèle être un intérêt pour la texture et le tissé. C’est l’autre grand thème de cette biennale. Le tapis, le tissu, le léger, que l’on pose sur le sol sans y toucher. L’inscription temporaire et délicate, en mouvement. Et bien sûr le texte. Ce qui est tissé, de textus, le tissu, de texere, tisser, tresser, entrelacer, puis construire en entrelaçant. Le tissage comme processus, est davantage qu’une métaphore ici, c’est une conception nouvelle/ancienne/fugitive de l’architecture : « un monde qui s’hybride rapidement appellent une compréhension différente et plus large du terme “architecte” », affirme Lokko. Il n’est plus question de murs, il n’est plus question de portes, mais de tissus, de tissages et de vent. La vidéo introductive Dangerous Liaisons de Rhael « LionHeart » Cape nous interpelle, architecture est-il encore le bon mot pour désigner ce dont il est question ici ? Call it a practice.

Déconstruire, reconstruire, compléter l’histoire de l’architecture en insérant les morceaux manquants, en l’entrelaçant avec d’autres fils. Les frises historiques de Germane Barnes, qui débutent la même exposition, mettent en acte cela même. En parallèle de l’histoire de l’Antiquité grecque et romaine, de l’apparition des ordres doriques, ioniques, etc. sont indiqués, sur d’autres lignes du temps, les jalons d’une histoire de l’architecture mésopotamienne, égyptienne, indienne… Le tissage comme pratique systémique de l’histoire, et mode de pensée pluriel.

Puis un geste, bien sûr, une pratique manuelle ancestrale, comme le montre de nombreuses propositions. L’Afrogallonism de Serge Attukwei Clottey, par exemple, est un procédé de recyclage des bidons d’huile jaunes, très répandu au Ghana, qui consiste à découper des carrés d’une dizaine de centimètres de côté dans les conteneurs plastiques, de les percer aux quatre coins et de le relier entre eux avec du fil de fer de manière à créer une surface souple. Présentée au-dessus de l’eau des bassins de l’Arsenal, l’installation évoque un filet de pêche, ailleurs, posée à même le sol, c’est une rue pavée de briques jaunes. Ou le mur textile de Gloria Cabral et Sammy Baloji, qui réutilise des gravats et des déchets miniers provenant de Bruxelles, pour construire un mur à plis triangulé, sorte d’origami, reprenant les motifs ornementaux des textiles de l’ancien royaume Kongo, et ceux de leurs apparentés indigènes brésiliens. Le projet est simple, mais il met en avant, encore une fois, des questions de motifs, d’entrelacs et de souplesse.

Cette textilité du mur se retrouve enfin dans le pavillon ouzbèque et le labyrinthe construit par Studio KO : la texture des briques, l’accident des blocs vernissés bleus, la lumière rasante, le parcours. La figure du labyrinthe fait évidemment sens ici, pour dire une contradiction originelle de l’architecture d’être à la fois objet conçu, maîtrisé et perception subjective, toujours incomplète dans l’expérience, et rappeler le fil de l’histoire qui nous est raconté, dans le cadre de cette biennale et à Venise, bien sûr, ville labyrinthe.

Le fil de l’histoire, et la fonction, aussi, de l’architecture à être support de récit. New South (Meriem Chabani et John Edom), avec Queendom, rapproche les espaces et les territoires de la diaspora dans une composition tissée, pour montrer les trois maisons familiales (Vitry, Alger et Batna) comme un continuum narratif, dans lequel évoluent et fluctuent les reines d’une famille dispersée de part et d’autre de la Méditerranée. Le fil comme récit, c’est aussi la proposition d’Estudio A0, qui prend comme point de départ, les découvertes récentes faite grâce à la télédétection laser (LIDAR) en forêt amazonienne. Cet outil de prospection, dont la vocation première est de préparer une exploitation industrielle, a non seulement fait état de la présence de vastes gisements minéraux, mais a surtout mis à jour les vestiges, enfouis et superposés, de sortes de méga-villes édifiées par les peuples du bassin du fleuve Amazone pendant plus de cinq millénaires.

Les architectes soulignent l’ironie d’une telle découverte, et l’ignorance des colons espagnols qui voyait cet « El Dorado » comme un pays de « sauvages », de « cannibales », d’« Amazones ». À partir des représentations coloniales de la forêt amazonienne, qui convoquaient des êtres mythiques grecs ou des monstres légendaires médiévaux ; la forêt, « vierge », se révèle être, finalement, le lieu d’une constellation entremêlée d’entités agro-écologiques qui appellent une révision historique. Les dix tapisseries exposées, présentent, de manière rétroactive, un récit mythique alternatif de ces civilisations disparues.

Penser la généalogie, c’est penser la pluralité des récits d’origine, comme ailleurs, par la langue du Griot, Germane Barnes – dont nous parlions plus haut, réécrit et complète les mythes fondateurs de l’architecture. Des masques futuristes entourent la colonne de l’identité, monolithe de marbre noir grossièrement bosselé posé verticalement. Sur le mur, des planches de traités montrent la stéréotomie : comment à partir de ce bloc extraie-t-on une colonne dorique ? Les cannelures, les ordres, l’ordonnancement, tout cela n’est au fond que récit, l’histoire des hommes racontées avec des pierres. Et tout cela, bien sûr, est pure architecture et l’a toujours été. À quelques kilomètres à peine, les mosaïques de Torcello ne participent-elle pas de la même histoire ? Une gigantesque tapisserie de pierre présentant un jugement dernier délirant : les anges ont des yeux sur les ailes, les curieux des serpents qui leur sortent des orbites oculaires, et le sang du Christ devient feu liquide alimentant directement les enfers.

L’architecture et la traduction

Puis il y a le silence, ou presque. Quand il est inoccupé, ne reste dans le pavillon français (Muoto, Georgi Stanishev et Clémence La Sagna) que la structure hémisphérique de ce qui ressemble à une capsule spatiale échouée. Après un temps, on entend des chuchotements, des interférences, captés par cette espèce de parabole : d’où viennent-ils ? Du futur ? Du passé ? Le dispositif capte une langue que l’on ne comprend pas. Dans son roman, Hors Sol, publié en 2018, Pierre Alféri abordait un thème similaire : suite à un bug informatique, une traductrice trouve sur son ordinateur une série de fichiers datés de 2100 qu’elle se décide à traduire. Apparemment, les auteurs de ces fichiers vivent dans des nacelles suspendues au-dessus de la surface terrestre. Ce rapport entre ce hors-sol et des langues que l’on connaît pas, aurait pu être exploré davantage, mais ici, et maintenant, l’urgence est au sous-sol, et aux langues que l’on ne connaît plus.

Récompensé, le pavillon brésilien, et son projet Terra (Gabriela de Matos et Paulo Tavares), n’est pas forcément le plus réussi, mais il est le plus complet. Le sol, le tissage, la critique de la modernité, tout est là. Les socles, d’abord, et les assises, sont entièrement construits en terre. Comme extrudés, ils laissent lire sur leur tranche les strates de la terre banchée et nous parlent d’une autre modernité que celle du béton du pavillon brésilien. Dans la première pièce, sur un cube de terre repose ainsi un plan de Brasilia. Pour rappeler la réalité du sol sur lequel s’est fondée cette capitale hors-sol. Et sur le mur derrière, la très belle carte de Curt Unckel (1883-1945), ethnologue allemand et défenseur des peuples autochtones amazoniens. Nimuendajú – le cartel nous dit que le peuple Guarani avait ainsi baptisé le scientifique – territorialise en couleur quarante familles linguistiques, ce tissage arc-en-ciel témoigne de la diversité socioculturelle originelle de ce qui est ensuite devenu le Brésil. Tout est lié.

Dans cette refondation de l’architecture initiée par Lesley Lokko, finalement, c’est la langue qui est l’enjeu. Dans ce qu’elle ne dit pas, comme dans le pavillon de l’Uruguay (Mauricio López, Matías Carballal, Andrés Gobba, Sebastián Lambert et Carlos Casacuberta), qui présente un opéra psychédélique, la voix de la forêt, une déesse, femme tronc avec un pneu en travers de la gorge, qui clame : « Architecture est un mot que je n’utilise pas ». Et dans ce qu’elle dit, en différence. Même si, dans cet exercice de déconstruction, on peut regretter que la plupart des débats et événements de la semaine d’ouverture se soient déroulés seulement en anglais, cette question des langues et de l’architecture reste une ouverture passionnante de glissements et de transpositions, entre les mots et les choses. Ainsi plusieurs propositions exposées partent de la diversité des langues, celles minorées, presque effacées, par la globalisation, pour décrire des dispositifs spatiaux qui n’ont pas véritablement d’équivalent dans la culture architecturale occidentale.

Le mot amharique « Ghebbi », pour commencer, désigne une zone de relative stabilité dans une ville mouvante et agitée, mais de légères inflexions dans l’énonciation produisent des variations de sens, et le mot peut alors devenir verbe, « entrer », ou encore nommer celui qui entre, qui s’infiltre, qui est revenu… Sorte de limites épaisses ou d’entre-deux, le « Ghebbi » contient des maisons, des jardins, des commerces ou des lieux de culte. C’est un dispositif spatial, matériel. « Ce n’est pas une ligne sur la carte, mais une zone de contestation constamment déformée, déplacée, étirée par les changements de son environnements immédiats, qu’ils soient politiques, cutlurels ou économiques. », disent Emanuel Admassu et Jen Wood (AD-WO). La dimension métaphorique d’un tel lieu est puissante : c’est un passage, c’est un refuge, c’est une zone de perpétuelle négociation. Là encore, le tissage prend son sens, l’installation matérialise un seuil entre deux espaces de l’exposition, qui se dilate par la mise face-à-face de deux tapisseries.

Autre exemple, dans la langue Twi, parlée notamment au Ghana, « Obroni Wa-wu » désigne les vêtements d’occasion, de seconde main, mais sa traduction littérale signifie que quelqu’un a dû mourir pour abandonner tous ces articles. Les vêtements ont une histoire et n’arrivent pas ici par hasard. La tapisserie présentée par Lauren Lois Duah est ici un patchwork représentant la chaîne l’industrie mondiale du vêtement et ses conséquences trans-continentales, en même temps qu’elle donne à voir la ville d’Accra comme cet amas de vêtements-paysage. Elle dénonce la consommation vorace des populations occidentales et la déshumanisation des moyens de productions qu’elles ont mis en place pour y répondre. Le mot, prend ici souci de la provenance de la chose, en même temps qu’elle la désigne.

Enfin, toujours dans la langue Twi, le travail de David Adjaye sur le mot « Kwaee ». Le Kwaee désigne une sorte de pavillon-sculpture, entièrement en bois noir, posé sur les cales de l’Arsenal, dont la matérialité, nous dit le cartel, reprend les qualités de son homonyme, dont la signification est « forêt ». Là encore, le mot désigne donc à la fois la chose et son origine. « La structure externe prend la forme d’un prisme triangulaire percé de deux oculi, tandis que l’espace interne est un ovoïde sculpté rappelant une grotte. » C’est un espace paradoxal, accueillant l’oïkos et le poros, le stable et le mobile, la réflexion et l’action, permettant à la fois isolement et le rassemblement. Adjaye choisit le mot qui permet de nommer cela.

Les langues muettes de la modernité sont celles qui, dépossédées, de leur sol, ont été effacées de l’histoire. Ces intraduisibles sont nécessaires pour engager le renouvellement des imaginaires. Ils nous parlent d’écarts, et nous renvoient à nos propres manques. Comme nous y invite Barbara Cassin, il faut compliquer l’universel[3]. Revisiter nos héritages modernes, renouveler nos discours sur, et nos conceptions de, l’architecture, à partir d’autres référentiels culturels. Avec cette biennale, les architectes, les praticiens, « parlent depuis des lieux longtemps considérés comme extérieurs au centre ». Enfin. Mais ne pouvait-on pas aller un peu plus loin ? Parmi tous les acteurs du changement mis en avant dans cette biennale, le traducteur est peut-être celui qui manque. Si son travail reste celui d’une transmission, sa tâche prend un engagement particulier en architecture aujourd’hui. Dans une époque qui cherche encore sa contre-proposition au modernisme du XXe siècle la traduction est, en effet, un outil précieux, invitant à une pensée de la différence en architecture. C’est un outil de résistance au récit dominant et une invitation au monde ouvert qui est le nôtre.

NDLR : La 18e Biennale internationale d’architecture de Venise se tiendra jusqu’au 26 novembre 2023.


[1] Voir le tout début du documentaire Derrida, de Kirby Dick et Amy Ziering, 2002. Extrait utilisé par Lesley Lokko dans ses conférences.

[2] Voir Ken McNullen, Jacques Derrida – Ghost Dance, 1983, 100min ou Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1993.

[3] Barbara Cassin, Éloge de la traduction – compliquer l’universel, Fayard, 2016.

Marc-Antoine Durand

Architecte et éditeur, Maître de conférences à l’École nationale supérieure d’architecture de Clermont-Ferrand, chercheur au sein de l’UMR Ressources et du CERILAC Université Paris Cité

Mots-clés

Anthropocène

Notes

[1] Voir le tout début du documentaire Derrida, de Kirby Dick et Amy Ziering, 2002. Extrait utilisé par Lesley Lokko dans ses conférences.

[2] Voir Ken McNullen, Jacques Derrida – Ghost Dance, 1983, 100min ou Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1993.

[3] Barbara Cassin, Éloge de la traduction – compliquer l’universel, Fayard, 2016.