Art contemporain

Au-delà des murs blancs – sur « Art is Magic » de Jeremy Deller

Critique

Dans une indistinction savante entre high & low culture, entre le « trivial » et l’historique, la pratique protéiforme développée par l’artiste britannique Jeremy Deller ces trente dernières années se construit aux côtés des habitantes et habitants des lieux où il intervient ; et cette fois, c’est à Rennes que ses œuvres viennent dessiner les murs blancs du Musée des beaux-arts, de La Criée centre d’art contemporain et du Frac Bretagne, comme symbole d’un art omniprésent, généreux.

Il fallait bien l’échelle d’une ville (Rennes) et trois sites qui sont autant de types d’institutions artistiques (le Frac Bretagne, le Musée des beaux-arts de Rennes et La Criée, centre d’art contemporain) pour accueillir sous la forme d’une rétrospective (ou presque) la pratique généreuse et protéiforme développée par l’artiste britannique Jeremy Deller ces trente dernières années. Le public français n’avait pas bénéficié d’une présentation d’envergure de son travail depuis D’une révolution à l’autre, sa carte blanche au Palais de Tokyo en 2008, une proposition qui, à n’en pas douter, a marqué toute une génération de curateur·rice·s, d’artistes et d’amateur·rice·s d’art.

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Lauréat en 2004 du célèbre Turner Prize, représentant de la Grande-Bretagne à la Biennale de Venise en 2013, Jeremy Deller est – disons-le sans ambages – un artiste majeur de la scène artistique contemporaine, auteur de quelques œuvres iconiques qui témoignent, par les méthodes d’investigation, les modes d’apparition et les sujets proposés, d’une volonté de repousser les frontières convenues de l’art tout en réaffirmant sans cesse sa croyance en son pouvoir magique, sa capacité de transformation, à être aussi spirituel et politique qu’absurde et stupide. « Art is Magic » nous prévient-on avec ce titre, qui sonne comme la profession de foi de celui qui a plus d’un tour dans son sac.

Jeremy Deller réalise ses premières œuvres au milieu des années 1990, après l’explosion sur la scène internationale des Young bristish artists, une constellation d’artistes issu·e·s pour la plupart du Goldsmiths college of art à Londres, comme Damien Hirst, Tracey Emin, Sarah Lucas ou Dinos et Jake Chapman, qui allait défrayer la chronique et battre des records sur le marché avec le soutien de l’homme d’affaire, collectionneur et galeriste Charles Saatchi. Deller ne partage pas grand-chose avec eux, ni leur stratégie économique agressive, ni leur goût pour le scandaleux, le monumental et le démonstratif. Il n’a d’ailleurs pas fait lui-même d’école d’art mais a étudié l’histoire de l’art au Courtauld institute of art et à l’Université du Sussex – un détail qui a son importance.

Quant aux formats des œuvres, ils répondent davantage à un intérêt pour la diffusion et la propagation que pour la réification muséale et l’objet-fétiche. Il emprunte en effet à la sphère du quotidien tout un registre de supports qui, bien que hautement chargés sur le plan culturel et symbolique, paraissent bien éloignés de la sacralité de l’objet d’art. Il brouille ainsi souvent les frontières entre l’espace de l’art et l’espace social, en réinjectant ses œuvres dans le réel sous la forme de billet de banque, de sticker, de t-shirt, de panneau de signalétique, de cocktail alcoolisé, de disque vinyle, de concert, de procession, de film produit pour la télévision, etc.

Dans cette volonté d’élargir l’audience de l’art en ayant recours à des formes issues de la culture populaire et de jouer sur la nature et l’ambivalence de ce qui est vu, l’affiche tient logiquement une place centrale. À La Criée, centre d’art contemporain, Warning Graphic Content réunit une centaine d’œuvres imprimées réalisées entre 1993 et 2021, présentées dans un accrochage dit « salon » recouvrant de manière volontairement chaotique les murs aux couleurs pastelles du sol au plafond.

Formidable porte d’entrée dans le travail de Deller, cet ensemble peut être envisagé à la fois comme une carte mentale et une rétrospective dans la rétrospective, tant on y retrouve ses projets phares, sa fascination pour les icônes et la culture populaire, ses positions militantes et son humour sarcastique. Accompagnées de post-it écrits de sa main pour contextualiser leur production ou les références convoquées, nombre d’entre elles reposent sur le double registre du slogan politique de type agitprop et du statement cher à l’art conceptuel pour faire passer des messages de manière plus ou moins explicite.

« Welcome to the shitshow ! » peut-on lire sur fond d’Union Jack en réponse au Brexit, « Thank God for Immigrants » pour rappeler qu’une grande partie des aides-soignant·e·s qui ont permis d’endiguer la crise de la Covid-19 sont issu·e·s de l’immigration, « Cronyism is English for Corruption » pour moquer le tabou de la corruption en Grande-Bretagne, mais aussi « Brian Epstein died for you », hommage au manager des Beatles mort d’une overdose sans lequel qui sait ce que seraient devenus les anglais·e·s, ainsi que de nombreux clins d’œil à la pop culture, de Stonehenge à Roxy music, en passant par l’Acid House et la famille royale.

Aux affiches de Deller semblent répondre les bannières brodées ou peintes réalisées par Ed Hall pour les syndicats professionnels ou les associations caritatives, associant ainsi combat politique et artisanat dans un esprit rappelant les préceptes de William Morris – une référence cruciale pour Deller. Suspendues dans la grande galerie du Frac Bretagne, elles évoquent un défilé silencieux, où se télescopent slogans anti-racistes et revendications pour les droits des réfugié·e·s ou des travailleur·se·s du sexe. Elles sont intégrées à Folk Archive (1999-2005), un ensemble de photographies et d’objets variés constitué par Deller, en collaboration avec l’artiste Alan Kane, pour documenter l’art et les productions vernaculaires.

Il s’agit de pratiques et coutumes parfois centenaires qui ont survécu, comme le concours de grimaces ou les courses de barriques en feu, à la modernité et à l’uniformisation de l’identité culturelle. Il réunit ainsi des morceaux hétérogènes de réalités sociales qui naviguent entre passé et présent, histoires individuelles et collectives. Folk Archive étend et démystifie les frontières de la création et dessine les contours d’une culture considérée dans sa diversité, qui embrasserait, pour reprendre la définition de T.S. Eliot, « toutes les activités et les intérêts caractéristiques d’un peuple, le Derby d’Epsom, les régates de Henley et de Cowes, l’ouverture de la chasse au coq de bruyère, la finale de la Coupe, les courses de chiens, le billard japonais, le jeu de fléchettes, le fromage de Wensleydale, le chou bouilli en morceaux, la betterave au vinaigre, les églises néo-gothiques du XIXe siècle, la musique d’Elgar[1] ».

À travers ces deux collections aux statuts différents se formulent clairement le grand dessein de Deller : documenter l’histoire culturelle, politique et sociale de son pays, sonder l’évolution des prises de position et des obsessions de ses contemporain·e·s.

Nourri par l’archéologie foucaldienne, les cultural studies et le new historicism, qui remet dans le contexte des études littéraires le principe historique au cœur de l’explication du fait culturel, Deller aborde dans un large pan de son œuvre la musique pop et les subcultures, d’un point de vue généalogique et anthropologique, comme des espaces produisant leurs propres codes et valeurs en marge de la culture hégémonique. Pour lui, « la musique raconte une histoire, elle est un discours en soi. Elle est un moyen de comprendre le monde, mais aussi – et c’est le plus important – on ne peut pas séparer la musique de l’histoire ou de l’histoire sociale, la plupart du temps. La musique est absolument avec l’histoire. Parfois elle est aussi en avance sur l’histoire. »

Au Frac Bretagne est projeté le film Our Hobby is Depeche Mode (2005), dans lequel Deller et le réalisateur Nick Abrahams partent à la rencontre de fans de Depeche Mode en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en Russie, en ex-RDA et en Iran. Hormis les nombreux sosies de Dave Gahan et Martin Gore et leur incroyable dévotion, ce qui frappe c’est la manière dont la musique du groupe accompagne les bouleversements intimes de ces jeunes gens autant qu’elle devient l’expression culturelle d’une mutation géopolitique et sociale, relative en l’occurrence à la chute du mur de Berlin ou à la Perestroïka.

Deller cherche avant tout à envisager l’art comme le territoire du possible où peuvent advenir quelques fulgurances qui en vaillent la peine.

Déjà avec Acid Brass (1997), Deller cherchait à rendre compte de l’histoire de la Grande-Bretagne à travers la musique du XXe siècle, en partant des brass bands, ces fanfares ouvrières qu’il envisage comme la musique pop de l’ère industrielle pour arriver à l’acid house et au mouvement post-industriel des raves. Un immense diagramme sobrement intitulé The History of the World rend visible ces liens, mêlant noms de groupes et de lieux représentatifs, grèves de mineurs, privatisation d’entreprises, hystérie de la presse à propos de l’ectasy, pour dessiner un portrait en creux et en vibration de la classe ouvrière et du processus de désindustrialisation. Un volet plus performatif est confié au brass band Williams Fairey, chargé d’interpréter avec sa section de cuivres et de timbales quelques hits de la scène house comme What Time Is love ? de KLF lors d’une série de concerts enfiévrés – une pièce presque mythique, en tout cas emblématique du travail de Deller, d’ailleurs réactivée à Rennes durant l’exposition. Comme il l’explique à un groupe de lycéens vingt ans plus tard dans Everybody in The Place, un documentaire sur l’histoire de l’acid house, les usines où les pères des ravers travaillaient et dont ils avaient été licenciés au milieu des années 1980 ont été réappropriées par ce mouvement pour devenir des lieux de fête et de danse, les bruit des machines laissant place à la musique des DJ.

Ces réflexions sur les liens entre monde ouvrier et musique traduisent par ailleurs quelques-uns de modes opératoires privilégiés par Deller : une mise en relation à première vie improbable qui se révèle signifiante, une indistinction entre high & low culture, entre le « trivial » et l’historique, une réalisation collective avec un groupe d’individus extérieurs au champ de l’art, la production d’une forme singulière et décalée de commémoration ou d’archive vivante – et avec, la désacralisation, ou du moins le brouillage amusé, des notions d’auteur et d’objet d’art.

Cette volonté de « travailler avec les gens plutôt qu’avec les choses », de les impliquer comme médium ou matériel de l’œuvre, correspond à ce que l’historienne de l’art Claire Bishop a appelé au début des années 2000 le social turn[2]. L’expression renvoie à des projets qui se développent en général dans le cadre de commandes publiques, hors des galeries et des musées (même s’ils peuvent y revenir sous une forme ou une autre à un moment donné), et dont la finalité « physique » importe moins que la situation mise en place par l’artiste et que les interactions, rencontres et affects qu’elle génère. Invité en 2007 par Skulpture Projekte Münster, un des grands événements artistiques internationaux se tenant tous les dix ans, Deller planifie le très peu sculptural Speak to the Earth and it Will Tell You, en demandant à 41 associations de jardinier·e·s de tenir des journaux de « jardins secrets » jusqu’à la prochaine édition de la manifestation en 2017. L’œuvre se résumait jusqu’ici à une collection de larges livres ayant intégré les archives du Stadtmuseum Münster.

Composés d’annotations et d’images collées, ils mélangent histoire intime, conseils botaniques et bribes d’actualité, comme la manifestation sociale et naturelle de la vie des jardinier·e·s. Au Musée des beaux-arts de Rennes, elle donne également lieu à une installation vidéo inédite, sorte de ballade immersive rejouant selon un principe de superposition et surimpression des images projetées le foisonnement des jardins et de leur documentation.

On pourrait aussi évoquer plus en détail la séance de nu qu’il organise avec un groupe de dessinateurs amateurs et le très corporel Iggy Pop ou la réapparition silencieuse dans tout le Royaume-Uni de soldats de la Première Guerre mondiale pour commémorer la meurtrière bataille de la Somme, mais c’est sans aucun doute The Battle of Orgreave (2001), une commande de l’association Artangel, qui incarne le plus justement cette démarche. Sur le modèle des reconstitutions des batailles historiques, une pratique très populaire outre-Manche, Deller organise le reenactment de la violente confrontation entre mineurs en grève et policiers qui a eu lieu à proximité de la cokerie d’Orgreave lors des grandes grèves de 1984-1985. Il voit dans cet événement le basculement d’un monde, celui d’une société industrielle et ouvrière vers un ultra-libéralisme triomphant alors porté par Margaret Thatcher.

Pourquoi faire rejouer dix-sept ans plus tard cet affrontement traumatique à ceux-là même qui l’ont vécu – et qui pour certains passent de l’autre côté en interprétant des policiers ? L’œuvre a-t-elle une portée thérapeutique ou ne fait-elle que rouvrir les plaies comme le suggère Claire Bishop[3] ? En faisant bégayer l’histoire, en réinscrivant du réel dans la réalité, en collectant les témoignages et en réunissant une importance quantité de sources, Deller semble avant tout aspirer à « dégager la bataille d’Orgreave des marges de l’histoire où les événements se consument, et à la réinscrire dans le lignage des batailles importantes de l’histoire anglaise[4] ».

Il s’agit de regarder l’événement en face et en discuter sans avoir honte de ce qui s’est passé, de relire le passé pour mieux envisager un futur possible – difficile cependant de ne pas être troublé près de quarante ans plus tard par les similitudes entre l’actualité française récente et l’ « avant-gardisme » économique et répressif de l’Angleterre des années 1980.

Dans cette quasi équivalence entre création artistique et production de savoir, devrait-on pour autant parler de l’artiste « en historien » ou « en ethnographe », pour reprendre une célèbre formule du critique d’art américain Hal Foster[5] ? Dans le film The Battle of Orgreave réalisé par Mick Figgis autour du projet de Deller, ce dernier est présenté comme event creator. Dans certains entretiens, il se qualifie lui-même de réalisateur ou de metteur en scène. Quelle que soit la domination privilégiée, Deller cherche avant tout à envisager l’art comme le territoire du possible où peuvent advenir quelques fulgurances qui en vaillent la peine. L’œuvre devient un espace démocratique où s’expriment les antagonismes et les tensions comme lorsqu’il filme en 2019 à Parliament Square à Londres les manifestations pro et anti-Brexit (Putin’s Happy, 2019) ou traverse les États-Unis pour entamer une discussion avec la population autour d’une voiture détruite lors d’un attentat à la bombe en Irak (It Is What It Is, 2009).

Remonter aujourd’hui le fil de la généalogie du travail de Deller, c’est aussi prendre la mesure de la révolution qu’a représentée l’apparition d’Internet et des réseaux sociaux. Les ravers des années 1990 ne semblaient pas se soucier de leur image comme le remarque une lycéenne de 2019 dans Everybody in the Place et Folk Archive, qui n’aurait pas nécessité des milliers de kilomètres parcourus, quelques clics auraient suffi pour la constituer. Mais pour Deller, l’art reste avant tout une affaire de rencontre et de relation, de passions humaines.

« Art is Magic », une rétrospective de Jeremy Deller, jusqu’au 17 septembre 2023 au Musée des beaux-arts de Rennes, à La Criée centre d’art contemporain et au Frac Bretagne.


[1] Dick Hebdige, Sous-culture, Le Sens du style, Paris, Zones, Éditions de la Découverte, 2008, p. 9.

[2] Claire Bishop, « The Social Turn: Collaboration and Its Discontents », Artforum, février 2006.

[3] Ibid.

[4] Morad Montazami, « Un coup de dé jamais n’abolira l’histoire, Jeremy Deller, The Battle of Orgreave », Le Genre humain, n°55, 2015, p. 167-186.

[5] Hal Foster, « Portrait de l’artiste en ethnographe », Le Retour du réel, Bruxelles, Éditions de La Lettre volée, 2005, p. 231.

Raphaël Brunel

Critique

Notes

[1] Dick Hebdige, Sous-culture, Le Sens du style, Paris, Zones, Éditions de la Découverte, 2008, p. 9.

[2] Claire Bishop, « The Social Turn: Collaboration and Its Discontents », Artforum, février 2006.

[3] Ibid.

[4] Morad Montazami, « Un coup de dé jamais n’abolira l’histoire, Jeremy Deller, The Battle of Orgreave », Le Genre humain, n°55, 2015, p. 167-186.

[5] Hal Foster, « Portrait de l’artiste en ethnographe », Le Retour du réel, Bruxelles, Éditions de La Lettre volée, 2005, p. 231.