Musique

Puissances de la pop – sur Paranoïa, Angels, True Love de Christine and the Queens

Philosophe et écrivain

Le cinquième album de Christine and the Queens (si l’on inclue La vita nuova dans la liste) est un objet prodigieux et singulier, autant démesuré (trois disques, 20 chansons) qu’il est fragile. Composé à l’horizon d’un deuil impossible, il met en scène l’éclatement progressif d’un je dont on assiste aux métamorphoses successives. Entre récit initiatique, concept album et crise mystique, Paranoïa, Angels, True Love est une expérience aux limites de la pop.

Mitraillage de la surface pour transmuer le poignardement des corps, ô psychédélie.
Gilles Deleuze, Logique du sens

Il est symptomatique qu’un certain nombre d’articles sur Paranoïa, Angels, True Love commencent par la question du nom propre. Comment, se demandent-ils ou elles, doit-on nommer l’artiste ?

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La réponse est : multiplement ou pas du tout. Dans un collage qui est reproduit sur les supports physiques de l’album (vinyle, cassette, cd), plusieurs noms figurent et sont figurés : Christine and the Queens, le premier pseudonyme, qui semble devenir ici le signifiant générique des autres, il ne dénoterait personne mais signifierait la multiplicité mouvante des noms que l’artiste se donne ; Rahim, titre d’un poème et pseudonyme éphémère ; Redcar, signifié par une petite voiture rouge, pseudonyme du quatrième album, Redcar les adorables étoiles ; Florentin, le nom du frère, acrostiche d’un autre poème ; Héloïse, une photographie en noir et blanc montre l’artiste encore bébé dans les bras de sa mère (son nom d’alors était Héloïse). Ce qui fait, si l’on met de côté le prénom de l’état civil et celui du frère, trois pseudonymes, auxquels il faudrait ajouter un quatrième, Chris, titre du second album de l’artiste et manifestation onomastique de sa transition de genre.

Cette multiplication des noms n’est pas de nature hétéronymique comme chez Fernando Pessoa ou David Bowie. Ils ne désignent pas des altérités formelles ou stylistiques : point de Major Tom, de Ziggy Stardust ou de Halloween Jack chez Chris (nom qu’arbitrairement je donnerai à l’artiste). Cette multiplication est de nature existentielle. Ce que chacun figure est une part ou un moment « réel » de l’existence de la personne qu’ils désignent. Point de séparation claire ici entre un nom et les autres comme ce fut encore le cas avec Bowie, qui fit de son premier pseudonyme son vrai nom propre. Ses hétéronymes étaient des masques qu’il portait le temps d’un disque ou d’un concert. Pour Chris, les noms sont des moments d’un devenir dont l’aboutissement acterait la disparition. Au centre du collage où cohabitent les noms, l’artiste s’est dessiné sous la forme d’un ange à l’épée, dessin qui renvoie à l’image de couverture, une photographie de Paolo Roversi qui le figure en créature hiératique, paume ouverte captant la lumière. « My word is my sword » l’entend-on chanter à la toute fin de l’album, « I’ll carry you through the other side ». Qui chante alors ? Quelqu’un qui n’est plus vraiment nommable, le devenir ange de Chris, l’horizon hybride et agenré (radicalement non-binaire) de sa musique.

Une chanson est emblématique du processus à l’œuvre, station 17 (sur 20), « Lick the light out », la troisième et dernière à accueillir la voix de Madonna, guest star de l’album. Elle commence par des vocalises en voix de tête qui descendent en arpèges, la voix se repose sur une mélodie en boucle fredonnée qui a des airs de comptine, puis remonte dans le haut médium à pleine puissance avant de redescendre à nouveau sur la comptine, double mouvement soutenu par une nappe de synthétiseur qui monte et s’amplifie, s’étire sans fin vers les hauteurs du spectre, entre orgue et son paradoxal – le crescendo est une des signatures de l’album – jusqu’à ce que la musique s’interrompe d’un coup, laissant place à un souffle très réverbéré, signe d’un changement d’espace, puis à la voix de Madonna. Elle parle, à la réverb s’ajoute les échos des phonèmes les plus bruités, elle semble parler de loin, des profondeurs, la nappe revient, plus dense et une pulsation puissante, assez typique du style électro-hip-hop de Mike Dean (le producteur de l’album), qui servira de tremplin à la seconde partie de la chanson.

Le passage est un interlude mais il a la fonction d’un pont entre deux moments que tout oppose. À la liberté du premier, où la voix se cherche, passe d’un registre et d’un motif à l’autre, répond une chanson pop flamboyante et effusive, où la voix unifie avec une aisance confondante la variété des registres explorés dans la première partie. De manière significative, Mike Dean, qui a produit Kanye West, Beyoncé, Frank Ocean et tout un pan du hip-hop puis du R’n’B américain des années 2000 et 2010, cède la main à A.G. Cook, fondateur en 2013 du label PC Music et l’un des producteurs majeurs de ce qu’on a appelé l’hyperpop, synthèse improbable entre pop commerciale et électronique expérimentale qui allait produire une musique ultra-kitsch, artificielle, vocodée, girly, marchandisée et en même temps méta, queer, étrange, éminemment fluide[1].

Ce changement d’univers sonore redouble ce que raconte par ailleurs la chanson, celle de la rencontre avec l’ange. La première partie dit l’adresse du sujet à celui qui descend, visage glorieux, auquel on offre le sang et les larmes, le je passe de l’un à l’autre, du sujet à l’ange, par moments indiscernables, à tel point qu’on se demande si ce dialogue n’est pas constitutif du sujet pop, celui que l’album tente de construire, morceau par morceau. Madonna est l’ange mais aussi l’intercesseure et le « Big Eye », celle qui voit tout, « the voice of the big simulation » dont parle la station 9, « I met an angel », l’âme continue d’une pop qui n’a cessé de se transformer avec elle, grâce à elle, la fluidité même, le flux incarné et en droit sans fin de la pop music. Que lui dit-elle ?

Where do you think I stand? / I stand in your heart / Just next to your lungs / You smoke too much / Do you want to chase me away / I am dwelling in your sorry / Broken, crazy, raging heart / Don’t deny, it’s useless, I’m here / Breathing through your mouth / Seeing with your heart / Loving through your flesh
Où penses-tu que je me tiens ? / Je me tiens dans ton cœur / Juste à côté de tes poumons / Tu fumes trop / Veux-tu me chasser / J’habite ton cœur désolé / Brisé, fou, enragé / Ne nie pas, c’est inutile, je suis là / Je respire par ta bouche / Je vois avec ton cœur / J’aime à travers ta chair

Qu’elle est en elle, entre ses organes, corps dans sa chair, respirant par sa bouche, voyant avec son cœur, en elle transfusée et insufflée. Comme s’il fallait faire corps et chair avec Madonna l’ange pour opérer la mue-métamorphose qui est bien en même temps de corps et de musique, la pop étant cette surface paradoxale où la chair peut muter. Ce passage fait écho à la troisième station de l’album qu’il reprend et varie, « Marvin descending », qui décrit la descente du « jeune Marvin » Gaye dans le corps du sujet, descente encore symbolique même si le sample de « Feel All My Love Inside » dans le morceau précédent (« Tears can be so soft ») est bien réel. La chanson qui suit le pont-interlude-Madonna, à l’influence hyperpop marquée, reprend les mots du dernier morceau de Tommy, l’opéra-rock et concept album de The Who : « See me, hear me, feel me[2] ». Juste avant que le je, libéré par l’ange, devienne ange à son tour : « I’m an angel in power […] I see you, I hear you, I feel you ».

Cette référence à Tommy et à un certain rock progressif et psyché des années 1970 traverse l’album, du crescendo de guitare pink-floydesque à la fin de « We have to be friends » aux batteries réverbérées de « He’s been shining for ever your son », en passant par les nappes psychés de « Lick the light out » et de « I met an angel ». Ce n’est pas la seule référence de Paranoïa, Angels, True Love, mais elle est nouvelle chez Chris et témoigne de son désir d’une nouvelle forme, et d’un nouveau format (le triple album), plus ample, plus « space [rock] pop », l’enjeu étant d’introduire d’autres personnages, inhabituels, mais surtout d’étendre le je et sujet pop bien au-delà de ses limites habituelles, au-delà même de son « humanité » supposée.

Peu de concepts-albums récents ont la cohérence et la puissance de Paranoïa, Angels, True Love et aucun n’est aussi radical.

Le parcours que décrit l’album a la singularité de celui (pluriel) qui l’incarne, Chris-Rahim-Redcar, et l’universalité d’un devenir autre qui flirte avec la transcendance. Les anges sont des symboles plurisémiques, mais ce sont aussi des êtres à cheval entre les mondes, des altérités dont la fonction est, entre autres choses, de permettre au je d’accéder à d’autres dimensions de son existence, voire à d’autres plans de réalités. C’est l’originalité de Paranoïa, Angels, True Love : l’histoire qu’il raconte est celle d’un sujet dont l’ego explose assez vite, dont les drames personnels réels (la mort de la mère, début et origine de l’album) sont presque tout de suite rejoués et augmentés. L’album se révèle proche d’un théâtre, où l’on ritualise et mythifie, où l’on transfigure les êtres et les sentiments en personnages : Madonna, 070 Shake (rappeuse et chanteuse américaine, invitée dans deux morceaux), Marvin Gaye, mais aussi le fils ignoré (qui n’est ni le prince ni la fille), les anges, l’amour (qui est tour à tour filial, sexuel, tendre, mystique), etc. Dans un entretien avec le magazine Numéro, Chris décrit un « récit en trois actes » :

Le premier, PARANOÏA, c’est le travail au noir de l’alchimie et les profondeurs de l’eau, comme un rituel secret. Le deuxième acte. ANGELS, ce sont les anges qui arrivent pour solidifier la matière, et amènent la lumière de l’or, le jaune et blanc. Enfin, le dernier acte, TRUE LOVE, c’est le combat contre le dragon, rouge comme le cœur.

Concept album, Paranoïa, Angels, True Love l’est donc vraiment, c’est-à-dire doublement : celui d’un récit ou d’un drame unifié dont les chansons sont autant de stations et celui d’une transformation « réelle » de son sujet, parallèle au drame, voix et musique accompagnant la mutation des corps. Ce n’est pas un cas unique. Depuis quelques années, la mode est au concept album. Kendrick Lamar, Nick Cave, Julia Jacklin, The Weeknd, Hayden Anhedönia, Aurora, Clairo, Jamila Woods, Rosalia, Melanie Martinez, etc., etc., on ne compte plus les artistes qui entendent que leurs albums soient plus que la somme des morceaux qui les composent. Mais peu ont la cohérence et la puissance de Paranoïa, Angels, True Love et aucun n’est aussi radical.

Une radicalité qui tient moins à la production, très homogène et finalement assez minimale de Mike Dean – à tel point que l’on regrette un peu qu’A.G. Cook n’ait pas été invité à produire plus qu’une moitié de morceau – qu’à la précision de son drame, à l’alliage presque parfait de la voix et des textes. Il faut reconnaître que c’est aussi la simplicité de la production – les onze minutes de « Track 10 » sont presque entièrement construites sur la base d’un sample de quelques secondes du solo de Moog de « Lucky Man » d’Emerson, Lake & Palmer – qui a permis la multiplication des références et des styles. Sur le fond néo-industriel de Mike Dean, lourdes pulsations et espace cathédrale, Chris peut être Princesque (« True Love »), synth-pop néo-80’s, style signature de ses deux premiers albums (« We have to be friends », « A day in the water »), trip-hopesque (« Let me touch you ») et orchestral-kitsch, sample à contre-emploi, et à rebrousse-poil, du canon de Pachelbel dans une chanson qui parle de sexe et d’émancipation (« Full of life »). Ce qui en dit long sur la plasticité de sa musique, mais surtout de sa voix. Agile dans le falsetto, puissante en voix de poitrine, profonde et timbrée dans les graves, délicate (« Flowery days »), opératique (« Big eye »), elle traverse les registres avec une aisance étonnante. Chacune de ces voix est un personnage ou un moment du récit car chacune décrit un état et un corps possible, masculin, féminin, fluide, non-binaire, mais aussi fille, fils, prince, chevalier, ange, mais aussi Prince, Marvin Gaye, Freddy Mercury, etc.

La pop, avons-nous écrit, est cette surface paradoxale où la chair peut muter. On distingue couramment la pop comme genre historiquement situé de la « pop » (qu’on appelle aussi « rock ») comme forme générique de la musique enregistrée. J’aimerais proposer une troisième manière de penser la pop, précisément comme une surface : surface de l’enregistrement où tout n’est que traces et empreintes, où toute origine se perd dans les limbes des studios, où le réel devient indiscernable de l’artifice ; surface où les corps des musicien.n.e.s et des chanteurs.ses ne conservent de leur matérialité que les sons qu’ils impriment, corps filtrés, transformés, effectués mais encore audibles, étrangement, paradoxalement présents d’une présence excessive, fantomatique, toujours émouvante ; surface non extérieure à la vie dans les studios hors des studios, à ce que disent les artistes, à ce qu’elles et ils font, absorbent, aux concerts, aux tournées, aux images, aux clips, aux films, tout cela participe d’une même surface feuilletée qui ne cesse de s’extravaser, toute pop est aujourd’hui hyperpop ; surface potentielle, où devenir autre, où, quand l’on devient, on ne cesse plus de devenir, à condition de s’extraire un peu des formats et des attentes, des habitudes d’écoutes et du savoir-faire des studios, surface où l’on peut être, si sa délicatesse est assez solide, ange et chevalier, fils et fille, Michael Jackson et Madonna ; surface qui n’est pas tout car hors d’elle, sur un autre plan, il y a les corps, la profondeur des corps, corps brisés fous enragés, que la surface ne peut sauver, mais qu’elle peut transmuer.

Christine and the Queens, Paranoïa, Angels, True Love, disponible depuis le 9 juin.


[1] Bien que n’appartenant pas à proprement parler au courant hyperpop, Chris en est très proche : en dehors des proximités éthiques et esthétiques, les collaborations sont récurrentes ; avec Caroline Polachek, Charli XCX et, déjà, A.G. Cook (remix de La vita nuova). Sur l’hyperpop, voir l’excellent article de Julie Ackermann, « Hyperpop, maxicringe », dans le numéro 18 de la revue Audimat.

[2] Les paroles de la chanson « We’re Not Gonna Take It », dernière de l’opéra-rock, sont les suivantes : « See Me / Feel Me / Touch Me / Heal Me/ Listening to you, I get the music / Gazing at you, I get the heat / Following you, I climb the mountain / I get excitement at your feet ».

Bastien Gallet

Philosophe et écrivain

Rayonnages

CultureMusique

Notes

[1] Bien que n’appartenant pas à proprement parler au courant hyperpop, Chris en est très proche : en dehors des proximités éthiques et esthétiques, les collaborations sont récurrentes ; avec Caroline Polachek, Charli XCX et, déjà, A.G. Cook (remix de La vita nuova). Sur l’hyperpop, voir l’excellent article de Julie Ackermann, « Hyperpop, maxicringe », dans le numéro 18 de la revue Audimat.

[2] Les paroles de la chanson « We’re Not Gonna Take It », dernière de l’opéra-rock, sont les suivantes : « See Me / Feel Me / Touch Me / Heal Me/ Listening to you, I get the music / Gazing at you, I get the heat / Following you, I climb the mountain / I get excitement at your feet ».