Littérature

Rien : l’amour – sur L’amour de François Bégaudeau

Écrivain

Depuis son premier livre, Jouer juste paru en 2003, François Bégaudeau est devenu bien davantage qu’un simple romancier : une sorte de personnage public, intervenant souvent et volontiers de façon polémique dans les débats de société, affirmant avec une fougue parfois légèrement lassante son identité d’intellectuel polyvalent. La publication de L’amour, brève et belle histoire d’un couple sans histoires, nous rappelle opportunément que si Bégaudeau n’est pas juste un écrivain, c’est d’abord un écrivain formidablement juste, à la fois drôle et touchant, qui sait retrouver le politique par la force simple de la littérature. Il faut le redécouvrir.

C’est peu de dire que François Bégaudeau est bavard. Il y a chez lui un goût de la parole, de sa parole et du débat, de l’argumentation et de sa mise en scène, qui fait qu’on a forcément dans l’oreille le rythme spécial de sa voix, son éloquence propre, comme sans doute les images qui lui sont associées, à la télévision, sur Internet, et même au cinéma.

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Disons-le plus simplement : c’est un personnage public, avec ce que cela suppose d’engagement sincère et de rouerie rhétorique, d’amour de soi autant que de conviction farouche au service de causes justes, on n’en doute pas.

Mais il arrive qu’on s’en lasse un peu, et qu’on se dise : ce serait bien de découvrir un livre de Bégaudeau « comme si de rien n’était », comme si ce nom n’évoquait pas grand-chose, et donc un peu comme un premier roman, en somme, ou un texte qu’on lirait dans un état de relative amnésie, le silence revenu d’une sorte de première fois.

L’exercice n’est pas forcément facile, et peut-être même est-il complétement absurde, après tout, puisqu’un livre se nourrit fatalement, pas nécessairement pour le pire, de la connaissance que l’on a de l’auteur, et d’abord de sa bibliographie : celle de François Bégaudeau est abondante, voire pléthorique, qui occupe deux bonnes pages aux lisières de son nouveau roman, L’amour. Mais peu importe, ceci est une autre question : on aura toujours le temps de relire. Pour l’heure, on fait comme si L’amour était l’ouvrage d’un (presque) inconnu, on s’amuse à ce jeu-là, on n’en est pas déçu.

L’amour est un roman bref et assez simplement beau (disons-le tout de suite), qui raconte avec force ellipses et raccourcis heureux l’histoire d’un couple « ordinaire » au fil de plusieurs décennies. Cela pourrait commencer comme un roman d’aujourd’hui qui relirait Perec relisant Flaubert : Jeanne, l’héroïne, ne s’appelle-t-elle pas Moreau, comme la comédienne-star, mais aussi le Frédéric de L’éducation sentimentale ? De Flaubert à Perec, on pense d’abord aux Choses, ainsi, dans la manière d’inscrire, sans fioritures psychologiques, l’histoire de Jeanne et de Jacques dans une sorte de chronologie sociale très précisément référencée : cela débute à la façon d’« une histoire des années soixante-dix », pour parodier le sous-titre du roman de Perec, dans un milieu qu’on dira populaire, sinon prolétaire, qui glisse au fil des ans et du livre vers celui de la « classe moyenne inférieure », selon cette bien laide expression.

Nous sommes quelque part dans l’ouest de la France, dans la région nantaise (et l’auteur s’amuse à se glisser dans les plis de la narration, le temps d’un clin d’œil, pour signaler qu’il est né à Luçon). Jeanne travaille à la réception d’un hôtel et aide parfois sa mère à faire le ménage au gymnase du coin, où elle s’éprend, à seulement le regarder, d’un grand basketteur et petite vedette locale, dont elle décrit le trouble dans son journal intime, tenu sur un agenda de « La Redoute »… Mais c’est une fausse piste, la vie décide autrement de ce que sera l’amour, lequel prend les traits inattendus d’un garçon très emprunté, occasion d’un beau portrait de timide maladroit, rêveur à mobylette, inadapté de toujours. Le temps passe, on s’est rencontré, on flirte, on boit pas mal, il y a Serge Lama ou Claude François à la télévision, c’est encore l’époque des sous-pulls jaunes et des Peugeot 103, dans le panier desquelles on promène son chien, qu’on a baptisé par erreur Boule.

La beauté particulière du livre de Bégaudeau ne tient pas au charme, pourtant réel, de la chronique presque trop riche, parfois, en marqueurs des années qu’elle traverse : tout y est, pour signifier l’espèce de détermination des personnages par leur environnement et leur époque, une sorte de vie mode d’emploi, ou d’existence-modèle, comme il y eut des pavillons-témoins pour donner aux Français des années soixante-dix l’idée possible d’une maison. L’appartement puis la maison de Jeanne et Jacques ressemblent certes à ceux de « tout le monde », et leur parcours sans grand événement romanesque a quelque chose d’exemplaire, dont on comprend qu’il obéit au désir démonstratif de l’auteur, toujours soucieux de décrire au plus juste les mécanismes de la société. Mais comme on feint ici de ne guère connaître Bégaudeau, il n’est pas difficile de considérer également d’une autre façon la drôle d’histoire d’amour de son livre : dans un roman, en effet, « tout le monde » n’existe pas, il y a de l’écriture et du singulier, des personnages qui échappent à ce qu’on veut leur faire dire, si jamais on veut leur faire dire quelque chose.

Il ne se passe pas grand-chose, en vérité, dans L’amour, sinon l’amour. Comment se fait-il alors qu’on lise cette fausse chronique d’un couple si banal comme un page-turner tout gorgé de rebondissements extraordinaires ?

Jeanne et Jacques vont de Flaubert en Zola, pourrait-on penser, quand on lit par exemple la scène formidable – formidablement documentée, si l’on veut – de leur mariage (avec, sur la bande son, Johnny et Sylvie qui chantent : « si ce n’est pas vraiment l’amour ça lui ressemble … » ), mais ils ne sont pas les purs avatars d’un couple-type, fût-il d’extraction littéraire : quelque chose de leur humanité échappe au cliché, qui tient précisément à la façon dont ils sont écrits. C’est là qu’est la littérature, en effet, et sa vérité soudain déchirante, quand l’amour n’a plus besoin d’intrigue, qu’il suffit du plaisir à inventer une scène de baiser en anorak pour que quelque chose vive, au-delà de toute intention :

« Ils ne savent pas s’ils doivent se remettre en marche. Ils se remettent en marche. Jeanne demande à quoi ça lui sert. Les bois. Au cerf. Jacques dit à affronter d’autres mâles quand c’est la saison. D’ailleurs la saison c’est bientôt. C’est déjà là. On sent la sève qui monte. Jacques frissonne. Croyant que c’est un frisson de froid, Jeanne lui propose la moitié de son anorak.

— Comme saint Martin.

Joueuse, elle libère une manche pour qu’il glisse son bras, ça les met dans une posture rigolote, ils en rajoutent exprès. Boule a mis du temps à remonter la balle échouée dans un fossé. Il la recrache au pied de son maître et attend la suite des opérations. La balle reste inerte. Boule grogne d’impatience. Jacques décolle ses lèvres de celles de Jeanne pour lui dire de la fermer. Il ramasse la balle et la lance aussi loin que possible. Jusqu’en Chine ce serait parfait. Ils se rappellent qu’ils ont chacun un bras dans une manche d’anorak. Ils se dépêtrent comme ils peuvent. »

Bégaudeau avait théorisé jadis l’art de « jouer juste », et c’est bien de cela qu’il s’agit, quand on écrit avec l’espèce d’évidence, comme au football, de la « première intention » : on dit juste, une passe sans contrôle suffit, et du coup le livre va vite, de décennie en décennie, on glisse de la 2 CV à la Supercinq, le calendrier déroule ses repères, on vieillit, parfois on meurt, les emplois changent, des enfants puis de nouvelles machines apparaissent, simplement le temps passe.

Il ne se passe pas grand-chose, en vérité, dans L’amour, sinon l’amour : ses vides et ses pleins, quelques surprises et des habitudes, surtout. Comment se fait-il alors qu’on lise cette fausse chronique d’un couple si banal comme un page-turner tout gorgé de rebondissements extraordinaires ? Peut-être parce que Bégaudeau, en définitive, retrouve le politique là où l’on croyait qu’il l’avait remisé : la vie de Jeanne et Jacques, faite de l’accumulation de mille détails réalistes, échappe à la simple exemplarité, on l’a dit, du fait de la singularité de l’écriture, ou de ce qu’on peut appeler un style, quelque chose comme une identité irréductible. Mais c’est par là-même que les personnages retrouvent une sorte de puissance démonstrative paradoxale : ils incarnent leur époque et la société, mais suggèrent dans leur simplicité, et cette manière de rendre romanesque l’infra-ordinaire, l’erreur absolue qu’il y aurait à les réduire aux « éléments de langage » qui servent si souvent à asservir les individus, aujourd’hui, et les réduisent à des formules, à rien. Leur vie résiste, et leurs gestes courts, leurs paroles de peu, sont une manière de dire : non. Ainsi leur singularité littéraire est-elle politique, parce que littéraire.

L’amour est à sa façon un livre sur rien (selon l’expression fameuse de Flaubert), ou en tout cas un roman sur les riens qui font le tissu d’une vie partagée, et dont la texture infime, amusante parfois, émouvante le plus souvent, n’appelle aucune condescendance. On peut éprouver ce risque d’une sorte de surplomb, lorsqu’on se souvient d’un coup que François Bégaudeau n’est pas un inconnu et ne déteste pas toujours donner des leçons… mais non, les personnages de son roman sont saufs, et son livre, dans sa dernière page, magnifique, en viendrait presque à ressembler à la fin d’un film de David Lynch : on s’en va avec les personnages vers l’inconnu, et l’on n’est pas triste de pleurer, non, mais simplement, profondément, ému. Cela, vraiment, ce n’est pas rien.

L’amour de François Bégaudeau, Éditions Verticales, août 2023, 96 pages.


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire