Littérature

Monstre de langue – sur Tumeur ou tutu de Léna Ghar

Critique

Premier roman de Léna Ghar, Tumeur ou tutu se saisit d’un paradoxe : Je, la narratrice, poursuit une quête dans la langue de ce qui pourrait la délivrer des traumas qui la hantent depuis l’enfance. Or chercher n’est pas trouver et cette quête monomaniaque du mot libérateur se poursuit tout le long d’un récit serré aux allures de thriller, entre enquête introspective et récit de vie bouleversant.

Tumeur ou tutu, le premier roman de Léna Ghar, est remarquable par son travail de la langue, la force de sa proposition stylistique. Loin d’être formelle, sa recherche met chaque mot au service d’une nécessaire entreprise de survie par l’écriture ; celle d’une enfant confrontée à la violence sans nom de son contexte familial, violence qu’elle tente d’exprimer dès ses premiers mots. C’est un thriller haletant, qui nous transforme malgré nous en témoin·te de toutes les destructions et les révélations que le langage, à double tranchant, est capable de dissimuler, comme autant de monstres sous un lit.

Ce que « Je » dit

Le roman s’écrit entièrement au présent, et il dit « Je ». C’est un présent sur près de 25 ans, à mesure que « Je » grandit, évolue, et à mesure qu’elle éprouve ses propres failles. Car dire que les gens se construisent, lorsque, comme celui de la narratrice, les parcours se précisent au fil des études, des rencontres, des expériences, c’est évacuer toutefois ce qui s’abîme, se délite au fil de la vie. Le noyau familial, composé de Novatchok et Swayze (sa mère et son père), ses frères Petit Prince et Grandoux, finit par exploser, d’une rupture à l’autre ; ou simplement se distendre par endroit. Et puis les plaisirs évoluent, les activités changent. Ce sont des choses qui arrivent dans la vie.

A l’an 3, Je, la narratrice, commence à parler dans le langage – et le livre s’ouvre ainsi. Nous découvrons Je dans le bain de sa parole singulière, jouant avec ses néologismes d’enfant. C’est un éveil aux choses, au monde, que nous vivons avec elle par l’intermédiaire de sa recherche des mots. Cette matière de départ, qui pose le cadre du roman, et ses débuts, nous est même familière : les parents tantôt doux tantôt en colère, les jeux d’enfants, les bêtises, l’école. Le plus singulier est finalement cette langue étrange que pratique et construit la narratrice ; et le mystère qu’elle revêt.

Je a une passion insatiable de la langue, qu’elle construit dans une circulation décidée entre les paroles des autres et ses propres réflexions. Dès le plus jeune âge, Je porte toute son attention sur les mots qu’elle entend : « Je scrute leurs conversations pendant des heures, seule dans le froid de la praison. Je traque le moindre indice dans leur flot de paroles, je mémorise chaque phrase, je sonde, je trie, je recoupe […] ». Cela ne l’empêche toutefois pas d’imposer ses mots, et surtout de persister à les utiliser au fil des années pour s’exprimer. « Praison » est l’un de ces néologismes, rappelant la maison, la prison et la raison ; d’autres mots sont simplement des graphies baroques (« mal ceint » pour « malsain »). Ce sont parfois des métonymies, des lien de sens qui remplacent un mot par l’autre, comme « la fourche » au lieu du peigne qu’utilise Novatchok pour la peigner.

Car ce qui caractérise véritablement la passion langagière de Je, c’est une quête unique, monomaniaque, qui ne bouge pas depuis qu’elle est en âge de parler : elle est à la recherche d’un mot, ou plus précisément d’un pouvoir de nommer qui lui assurerait une libération. Peut-être est-ce un espoir plutôt qu’une certitude, de l’ordre des croyances qu’on n’ose pas remettre en question tant elles sont la seule chose qui permet de garder un cap, de tenir bon et de continuer d’avancer.

Il lui faut en effet tenir bon, puisque dès “l’an 3”, sa vie est bouffée par une monstre qui envahit, ou plutôt empoisonne son quotidien. Une monstre genrée au féminin, une bully (le terme anglais existe là où le français hésite à encapsuler la violence physique, la violence morale, l’omniprésence et la manie de faire souffrir une seule personne, en s’acharnant : le bully est l’antagoniste de la proie dont il se dote comme d’un attribut, d’un objet). Le premier chapitre du roman s’ouvre sur l’état fait de sa présence « Une monstre horrifiante sévit dans le blanc de ma tête. », « entrée à l’an 3 », et se clôt sur la seule perspective de libération : « Quand je saurai qui est la monstre infinie, je n’aurai plus peur. »

Le roman s’engage dès lors dans une double enquête. La première est celle que mène Je dans le langage, à la recherche d’un mot, nom, d’une façon d’expression qui sortirait ce qui se coince en elle et la détruit de l’intérieur. Sur ce chemin, elle découvre les mathématiques, un langage d’une beauté dure, évidente comme une preuve ; elle trouve dans les maths à la fois le réconfort d’une solution possible (horizon de clarté et du processus d’expression de la vérité à partir du donné), et un outil logique qu’elle met au fil du texte de plus en plus au service de sa recherche du mot. Sur ce chemin encore, elle rencontre des personnes, les rares qui échappent à la soupe que les « spartiates », ces gens qu’on ne connait pas, pratiquent quotidiennement : une langue molle, imprécise, la « polentase ». Ça rime avec métastase, avec vase, avec naze, c’est dégueulase. Je préfère tisser des liens avec ces gens dont elle supporte mieux la langue.

Tout cela ne reste qu’une série d’adjuvants dans une course déséquilibrée contre le temps qui voit l’état psychologique et les conditions de vie de Je se dégrader de façon alarmante. C’est également un antagonisme, au sens où s’entend le mieux la racine agôn : un combat entre deux entités si opposées que leur existence même est contradictoire. L’une doit forcément disparaître pour que l’autre survive. Tu meurs où tu tues. Son récit prend des allures de thriller, où le danger s’accroit, enfle, laisse au pied du mur. Plus d’échappées possibles, mettre toutes les forces dans ce seul combat, le boss de fin. Le roman se rétrécit – le mot angoisse vient du latin angustia qui signifie étroit –, se densifie, se dépouille pour rentrer au plus précisément de son enjeu : identifier, trouver le nom.

Il y aurait à cette histoire d’enquête dans le langage quelque chose de terriblement abstrait, s’il ne nous était présenté aussi, parallèle, simultané, et absolument imbriqué en elle, le récit de vie. C’est la seconde enquête : la description des situations (familiale, sociale, narratives), des choses, des fonctionnements des gens, de l’état des pensées, des paroles que l’on se dit, se lance ou se murmure, des sentiments, qui aiguisent le vocabulaire de Je tout au fil de sa vie.

Lire c’est être témoin·te

Lecteurices, nous devenons peu à peu les garant·es de divers états de fait ; tandis que Je réunis les indices pour résoudre son mystère, au fil de la lecture, non pas à la recherche d’un mot, mais tenant le compte des faits, récapitulant les actes. Nous attestons ainsi de l’ampleur de cette destruction et de sa prolifération cancéreuse – à l’image d’une tumeur. Le récit donne raison à Je : ce qui la ronge pourrit ses relations, la tue à petit feu, la prive de bonheur, d’amour, de paix, et rien ne s’arrange avec le temps. Avec le temps, la monstre sans mot gagne du terrain.

Nous confirmons que la violence est là dès l’an 3, puisque c’est l’an où Je commence à envisager son expression dans la langue, et nous la partager. Mais est-elle vraiment là où le croit Je ? Quelque chose cloche : telle que Je la localise en elle, à l’endroit du langage, telle qu’elle paraît l’accompagner d’un « phoillé » ou d’un couple qu’elle construit à l’autre, elle échoue à expliquer un ensemble d’autres faits, extérieurs et indépendants de Je. Nous sommes témoin·tes (cette fois plutôt que garant·es) de ces faits, et c’est précisément dans la langue de Je que nous en saisissons la mesure – celle-là même qui paradoxalement, se dit manquer d’un mot pour dire tout son mal.

De fait, la monstre ne se contente pas d’agir insidieusement – sur un plan qui pourrait rester dans l’ordre du symbolique, de l’émotionnel : « elle me pourchasse partout à l’intérieur, elle me tord les chevilles, elle me coince les genoux, elle mouille mes mains, elle accélère mon cœur, elle me cogne la nuque, elle tambourine contre mon front, elle crache, elle mord, elle griffe, elle rue, elle s’assoit sur ma langue ». Elle est également à l’origine d’une série d’actions précises, qui se donnent dans le récit comme une collection d’événements micro-traumatiques : « Elle m’oblige à me rasseoir quand je me lève, elle m’ébouillante sous le robinet, elle use mes chaussures, elle troue mes pantalons, elle salit mon pyjama préféré, elle ronge mes ongles, elle gratte mes bras, elle craque mes doigts, elle m’emmêle les cheveux, elle fait tomber mon yaourt, elle me pousse de la balançoire, elle me tire la langue dans les livres, elle pisse dans mon bain, elle froisse toute ma couette ».

Pour le dire simplement, ça sent le vécu ; et ça se passe dans l’espace domestique. Et dans l’espace de la maison, auquel se cantonne tout d’abord le récit, le temps de l’enfance, ces actions font écho à de véritables événements où Je est heurtée par les mots, les cris ou les colères de sa mère. Pour des bêtises parfois, et puis tout simplement pour la vie de tous les jours.

L’un des chapitres, intitulé Pavillon, s’ouvre sur une preuve matérielle : « Je vais à l’école avec un pansement blanc en haut de l’oreille. C’est à cause du petit ciseau blanc de la cuisine mais c’est pas la peine de le crier sur tous les toits, c’était un accident. ». En sous-texte, il se comprend facilement que Novatchok a accidentellement blessé sa fille ; et Je s’efforce de montrer le pansement, repassant devant les maîtresses dans tous les sens. Repassant, pour dire ; mais dire sans les mots, sans le langage. Dire sans le langage comme s’il y avait là quelque chose de non-dit, d’interdit. Le chapitre, qui ne fait pas plus de deux pages comme la plupart des autres, se termine sur une figure étrange, installée dans la chambre de Je : « Je le [le pansement] ferai voir à la dame mannequin que j’ai absolument voulue pour mon an 8 ».

La femme mannequin a plusieurs attributs qui parlent également sans avoir besoin de le dire. Le premier est qu’elle provient du magasin où Novatchok achète ses vêtements préférés ; ce qui signifie que c’est un corps de femme qui rappelle ou a rappelé à Je celui de sa mère. Le second est que « Je peux lui raconter tout ce que je veux parce qu’elle n’a pas d’oreilles. », et le troisième « Je lui fabrique des bras en mousse pour qu’elle puisse me serrer dedans quand il faut encore faire semblant de se coucher ».

Le Pavillon fait ainsi écho à l’oreille blessée, en analogie avec les oreilles manquantes du mannequin qui porte les vêtements de la mère. Il fait écho au Pavillon qu’est finalement la « praison », avec sa bâtisse, ses meubles et sa « prairie », son jardin. Un pavillon avec une blessure dessus, où ce que l’on a envie de dire est doublement empêché : sans les mots, et sans l’écoute. La Praison se brosse peu à peu comme un endroit d’enfermement, où Je se trouve coincée dans le danger.

Voilà plus précisément l’enquête parallèle que nous menons, à récolter à notre tour les indices non d’un mot, mais de la situation ou des situations qui demanderaient ce fameux mot à poser, rendraient nécessaires un diagnostic, une dénonciation, une condamnation, une plainte, ou n’importe quels faits de langage qui permettrait de répondre à chacune des conséquences subies par Je tout au long de sa vie. Il est difficile de ne pas imaginer le traumatisme d’un abus, qu’il soit résumé dans un acte ou condensé dans l’étendue d’une relation chaque jour à l’œuvre ; il est difficile de ne pas soupçonner la mère, dont le nom rappelle le Novitchok, poison innervant, neurotoxique, qui s’attaque (donc comme « la monstre » définie par Je) au système nerveux central, et aux fonctions vitales, sape tout et génère une polysouffrance à sa victime.

Décoloniser la voix

Ni le roman ni Je ne peut réellement parvenir à poser ce fait de langage attendu (diagnostic, condamnation, plainte…) dans la mesure où le système nerveux central de la langue est déjà empoisonné. Car ce qui se donne comme une parole singulière, des néologismes à soi caractéristiques d’une enfance qui découvre la vie en s’inventant, n’est pas vraiment une langue d’enfant. Le roman parle au présent, sur près de vingt-cinq ans ; la langue de départ a beau s’augmenter de personnes, de mots, de raisonnements mathématiques, elle n’est pas une langue d’enfant.

Elle dit « c’est toujours le bordel dans nos chambres », « on n’a qu’à se démerder avec Swayze puisqu’il n’y en a que pour lui », elle dit « foutre la bagnole dans ce putain de parking souterrain qui coûte un bras pour trois bacs à pisse de chat et des tulipes moisies ». C’est une langue déjà constituée, reçue sans distance comme un coup de poing, utilisée comme si on pensait qu’elle était nôtre ; une langue qui ancre la violence bien profond dans la gorge jusqu’à ce qu’on se mette à croire que ce qui fait mal, c’est bien de l’intérieur que ça vient. La langue de Je est d’emblée colonisée, laissant ainsi résonner la phrase de Frantz Fanon que Léna Ghar pose en exergue du livre : « Mais nous avons précisément choisi de parler de cette sorte de table rase, qui définit au départ toute décolonisation ».

La table rase, oui, mais au pied de la lettre, c’est-à-dire au pied de la table, au cœur du mobilier qui a aiguisé le langage à coup de monstration (l’enfant pointant du doigt et disant « c’est quoi ? », le parent montrant et nommant). A mesure que Je reconstitue le cadre de son enfance, c’est la praison qu’elle retrouve en la reconstituant objet par objet, dans une projection mentale ressemblant à une archéologie du passé, comme une thérapie sous hypnose, comme si on ne l’avait jamais quittée, cette maison de l’enfance. Une confrontation ultime entre la mère et la narratrice semble se préparer, car il n’y a plus dans la praison que Novatchok. Celle-ci s’affaire tranquillement, en chantant, dans une aise rendue terrifiante par son contraste avec la situation de Je, empoisonnée et rampant au sol, se terrant derrière le canapé.

La table rase, oui, sauf que c’est un canapé, où un trou permet de condenser toutes les années, toute la recherche de mots, mettre un terme à ce détour de vingt-cinq ans dans le langage. Un trou comme si on l’avait fait avec les dents, dans un moment de souffrance, un trou qui raconterait qu’il y a eu une souffrance à un moment, sur lesquelles bien d’autres se sont empilées ; et un trou à partir duquel, la langue qui s’est préparée pendant vingt-cinq années, pourrait exploser, opérer une séparation interne et se décoloniser : non rendre les coups, mais rendre la langue que tu m’as faite. Tu meurs ou tu tues : si tu gardes en toi c’est de l’intérieur que tu es détruit·e, si tu en expulses la violence, elle ne survivra pas.

Mais la langue s’est aiguisée, précisée, elle a poli ses mots comme des armes en vue d’une bataille finale. Que peut-il y avoir après ? Pour la personne qui lit cela, autant que pour celle qui l’écrit, il y a le repos du guerrier, la paix de la bouche, du silence, celle de la main qui cesse d’écrire, du passé qui cesse de parler dans nos mots, des secrets qui se confient et de la main qui pose un point et cesse d’écrire. Il n’y a peut-être plus rien à dire après une déflagration si bouleversante, simplement un temps à prendre, et puis on respire mieux.


Rose Vidal

Critique, Artiste