Littérature

S’abstraire pour supporter – sur Déserter de Mathias Enard

Critique

Entendu au sens large de quitter son propre état, Déserter ébauche un mouvement du monde, un battement perpétuel. Mathias Enard construit, autour de deux trajectoires, une figure universelle du déserteur comme atome en fuite dont on ne connaîtra ni le passé ni l’avenir.

Dès le titre, on s’est demandé : pourquoi pas « fuir » ? Est-ce parce qu’on entend, dans Déserter, au-delà de la connotation militaire, l’immensité et la radicalité du désert, que le terme se charge d’un surcroît de nécessité, rendant le geste plus engageant, que celui, parfois trivial, du fuyard ?

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Geste absolu d’exil, acte d’arrachement total, le déserteur affirme sa volonté – contre une armée, un lieu, un statut qu’il décide d’abandonner, peut-être de trahir. Il est question de déserteurs, dans un sens large, dans le nouveau et beau roman de Mathias Enard. D’hommes et de femmes qui ont tous en commun d’avoir quitté, chacun selon des modalités propres et à travers des degrés différents, le monde auquel ils appartenaient pour s’en sauver ; qui éprouvent, tour à tour, la solitude, la culpabilité intrinsèque, et au fond, peut-être, l’impossibilité fondamentale de ce geste.

Deux récits s’entrelacent, à première vue sans lien apparent. La construction fait, en silence, se rejoindre ces deux lignes parallèles, dont les personnages, sans jamais se rencontrer, sont membres d’une même constellation. Celle dans laquelle l’idéal peut conduire à transformer le réel ; ou, au contraire, à nier celui-ci en s’y substituant. Quelque part au Nord de la Méditerranée, à une époque indéfinie quoique proche de la nôtre, un soldat épuisé vient de s’évader d’une guerre barbare. Nous le saisissons à l’instant de sa désertion, affamé et assoiffé, en guenille, errant dans les montagnes. Il pourrait être n’importe quel migrant s’extrayant de n’importe quelle guerre, fuyant n’importe quelle misère. Le livre s’est écrit, entre autres, pendant la guerre en Ukraine, annonce Mathias Enard. Jamais nommé, ce personnage est une figure anonyme et universelle de la débâcle.

Face à lui, le mathématicien fictif Paul Heudebert, autre ligne narrative du roman, autre déserteur, mathématicien virtuose est-allemand, rescapé de Buchenwald, poète, communiste, arrimé aux utopies soviétiques, qui devient, dans les années 60, directeur de l’Institut des sciences de la RDA. Simultanément, la désillusion commence (Insurrection de Budapest, Printemps de Prague, échec du socialisme à visage humain) ; le fracas de ces/ses idéaux déclenche chez lui une profonde prostration politique et une mélancolie dont le seul remède sera la réclusion dans les mathématiques. Sa vie nous est racontée par sa propre fille, Irina, à l’occasion d’une croisière-hommage en sa mémoire, ayant lieu sur la Havel, à Berlin, le 11 Septembre 2001. De son père, la narratrice dit qu’il « marchait sur deux jambes : l’algèbre et le communisme (…) Ces deux mondes lui avaient permis de survivre à la déportation. » À travers ce personnage, auteur, alors qu’il est prisonnier et témoin de l’expérience concentrationnaire, des Conjectures de Buchenwald, un ouvrage de poésie et d’explorations mathématiques, Mathias Enard imagine un autre type de désertion : celle du refuge dans l’idéalisme algébrique qui est, sinon une consolation, un exil possible.

On rechigne à parler de dispositif, tant le terme, galvaudé, connote la lourdeur d’une mise en scène, à l’opposé de l’élégante simplicité avec laquelle l’auteur crée des échos entre ces destins éloignés. Par leurs situations opposées, les deux personnages se répondent : l’un est anonyme, quasi muet, plongé dans la solitude d’une nature qui pourrait être n’importe laquelle, tant qu’elle met le corps à l’épreuve ; l’autre est ancré dans un contexte historique, attaché à une époque et un lieu défini, lié à d’autres êtres avec lesquels il partage une parole, des désirs, des espoirs. Chacun réalise un geste d’abstraction, de séparation – geste mathématique par excellence : l’un en quittant, physiquement et radicalement, le front de la guerre, l’autre en s’éloignant du réel, par l’utopie politique et les mathématiques. Le champ-contrechamp fonctionne, grâce à l’écriture qui, en se modulant en fonction du personnage qu’elle suit, parvient à rendre ces deux histoires souveraines, sans jamais forcer les écarts ni les correspondances.

Ainsi la voix, habitée, ventriloque des sens, qui raconte le destin du soldat, voix de somnambule contraint d’ouvrir les yeux la nuit pour survivre, n’est pas celle, plus analytique et introspective, de la narratrice enquêtant sur la vie de ce père mathématicien (de ses parents plus généralement). Récit au présent, chapitres brefs, prose touffue et lancinante, litanie de perceptions sensibles, racontent paradoxalement l’ascèse du soldat ; l’écriture foisonnante de Mathias Enard accentuant, par contraste, la nudité exsangue du personnage. Cet homme entre deux chaos fuit la violence des hommes pour rencontrer, ensuite, celle de la nature, rugueuse et inhospitalière, ou, malgré la liberté enfin possédée, tout n’est que bataille et fatigue, ou la nature elle-même rappelle la guerre. Le splendide lyrisme sensoriel de Mathias Enard n’est jamais trop : il creuse chaque fois un peu plus, la solitude épuisée du soldat.

Chez ce personnage, déserter (la guerre) est tout sauf un déni du monde : au contraire, il s’agit de le retrouver avec une acuité avivée par l’effet de table rase. Cet homme, contraint à nouveau de survivre, ne se réduit pas à une pure persévérance biologique. Chaque geste, au sein de ce cosmos sublime et écrasant, est une affirmation – minimaliste – de soi. La minutie de l’écriture enregistre ses moindres réactions physiques, celles qu’il déploie face à l’adversité de l’environnement, face aux changements de ciel ou à la présence d’un animal. C’est par là, par le corps d’abord, que son anonymat se désamorce. L’homme, dont on ne sait presque rien, est à la fois universel et très concret.

Il y a une forme de prouesse à faire s’attacher le lecteur à un personnage si peu singularisé, atome en fuite dont on ne connaîtra ni le passé ni l’avenir, pour qui on éprouve à la fois compassion et aversion – crainte, plus précisément – devant la cruauté, normalisée par la guerre – dont il semble pouvoir être capable. Ainsi lorsqu’il croise, après des heures de solitude, enfin un autre être humain – une femme – : « il aurait dû l’abattre, il aurait dû tuer cette femme au crâne de singe pelé, cette femme au crâne d’homme ou de moniale mais une grande lassitude l’a pris à l’idée du cadavre, de la dépouille, du sang, de la tombe à creuser, une paresse, et voilà que maintenant la vie est encore plus encombrante que la chair morte. »

Si on éprouve autant le sentiment de son existence, c’est parce qu’il abrite une contradiction, sans la résoudre, que, précisément, seule l’existence rend possible (que les mathématiques interdiraient) : celle par laquelle cohabitent en lui, le plus grand des ravages intérieurs d’une part, l’espoir d’autre part. En avant, malgré tout : « au-delà de la frontière : je ne connais personne, je sais des noms, au-delà de la frontière me rendra-t-on à moi-même, effacera-t-on mes plaies, je cherche un lieu pour guérir, un lieu de guérison, un lieu d’oubli. » C’est peut-être le propre du déserteur : espérer une vie meilleure, au-delà d’une frontière dont il décide, dessine les modalités. Ainsi de Paul Hedeubert, sa propre fille dit qu’il incarne le croisement, au fond du XXe siècle, du désespoir historique avec l’espérance mathématique.

Rien n’est stable, rien ne dure dans cette nature bruissante. Les éléments cosmiques – apparition du soleil, orage imminent, explosion de grêlons – surgissent, passent et s’enfuient (les sentiments qui s’y déploient – espoir, désespoir – aussi). De sorte que déserter, au sens large de quitter son propre état, semble être un mouvement du monde, son battement profond, héracliteen.

Dans l’angle mort du déserteur, se pose la question de sa lâcheté (eût-elle pour corollaire, un courage indéniable) : trahit-on nécessairement ce qu’on abandonne ? Maja Scharnhorst, femme de Paul Heudebert, figure charismatique et indépendante, orpheline de la République de Weimar, féministe précoce, quitte le bloc de l’Est pour mener une carrière politique à l’Ouest avec le SPD, abandonnant l’homme qu’elle aime, chevillé à Berlin-Est. Le roman parle des naissances, jamais superposables, de cette brèche qui, au cœur de la conscience, effleure ou envahit les personnages : à la culpabilité profonde et ruminée de l’une (on n’en dira pas plus), répond le doute, embryonnaire, presque superficiel, de l’autre : « Depuis qu’il a quitté la caserne, depuis qu’il a abandonné le véhicule sans essence, depuis qu’il a déserté le camp des vainqueurs, jamais encore il n’avait pensé avec tant de précision au sens de sa fuite, à la réalité de sa désertion, tu n’es plus qu’un couard, une chiffe, une odeur de solitude, c’est le nombre des soldats qui fait leur force, la foule de la camaraderie. »

Au-delà de ce motif central, le roman de Mathias Enard livre avec un réalisme et une justesse d’analyse rare, les complexités de ce genre de journées de commémorations : du choix, caprice de vieillard moins anodin qu’il n’y parait, de se réunir sur l’eau, à l’ambiguïté fondamentale qui traverse ces rituels protocolaires et mélancoliques, où les évocations (le corps [du commémore] transformé en langage) sont des incantations, ou l’invocation continuelle de sa présence n’en rappelle que mieux la disparition. En passant par ce constat, ignoré quoique manifeste, de l’impossibilité du portrait : ce dont la succession d’hommages rend compte, chacun livrant, a fortiori à travers sa perception propre, sa version de l’homme, c’est que l’énigme de celui-ci perdure post-mortem – voire, y culmine puisque les raisons de sa fin restent mystérieuses. La nécrologie est une science inexacte.

Il y a, enfin, dans Déserter, une magnifique histoire d’amour, dont le simple échange de quelques lettres suffit à imaginer la grandeur et l’intensité. Malgré les écarts géographiques et politiques de ce couple (lui restera en RDA quand elle désirera le monde libre), malgré la liberté de l’indomptable Maja (« on l’aimait pour cette liberté et on désirait immédiatement l’en priver, l’enfermer par amour. Le seul qui avait compris cela, c’était Paul. Il ne cherchait pas à être près d’elle. Vivre près de Maja c’était se demander à chaque instant dans quels bras vous alliez la perdre ») une irréductible fidélité, un indésertable amour, les lie.

Mathias Enard, Déserter, Actes Sud, 23 août 2023, 256 pages.