Enseignement supérieur

Chat GPT ne va pas à l’école d’art

Philosophe

C’est en construisant un futur qui soit autre chose que l’un des possibles disponibles actuellement à la vente, et dont ils sont nécessairement exclus, que les étudiants en art parviendront à défendre leurs écoles de plus en plus attaquées et de moins en moins financées.

Les écoles d’art sont aujourd’hui menacées de fermeture, du fait de leurs déficits budgétaires auxquels s’ajoute une réduction des investissements de la part des instances publiques territoriales.

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L’obtention, au bout de plusieurs mois de mobilisation, d’une aide budgétaire de 2 millions d’euros, n’entame pas l’inquiétude collective à leur sujet. Mais si la crise s’est déclenchée au début de cette année, la fragilisation des établissements supérieurs dédiés aux métiers des arts et de la culture relève d’un processus vieux de nombreuses années.

Incapables de s’adapter aux standards de rentabilité d’une industrie culturelle de plus en plus automatisée, ces institutions paraissent d’ores et déjà appartenir au passé. Pourquoi, dès lors, encourager des jeunes gens à s’inscrire dans des filières qui leur préparent un fort mauvais usage de leur potentiel créatif, alors qu’ils pourraient – et même devraient – appliquer plutôt leurs énergies au développement des activités liées à l’industrie de l’information, secteur où à l’inverse les investissements publics connaissent une augmentation exponentielle ? Pourquoi s’obstiner à défendre le monde d’hier, au lieu de se tourner dès maintenant vers l’avenir ? Pourquoi ne pas reconnaître que le besoin essentiel de « culture » est aujourd’hui plus qu’adéquatement satisfait par des produits qui ne réclament aucune des compétences fournies par les écoles d’art ? Pourquoi, alors, se battre pour préserver des institutions dont le maintien représente à vrai dire un gaspillage de fonds publics, lesquels pourraient être utilisés de façon bien plus bénéfique pour l’intérêt collectif, y compris les apprentis artistes eux-mêmes ? Ces étudiants ne savent-ils pas d’ailleurs qu’ils se condamnent à une vie de précarité et chômage, tout cela alors que leurs choix rétrogrades ne font que ralentir par défaut la marche en avant de l’innovation, pour tous ceux qui n’ont pas particulièrement besoin de leurs productions obscures et élitistes ?

Répondre à ces questions n’a rien d’évident. La seule réponse souhaitable consisterait, en effet, à montrer que ces questions ne sont légitimes qu’à partir des règles d’un débat « démocratique », auquel l’on ne peut participer qu’à condition de communiquer ses désirs sous la forme de besoins eux-mêmes susceptibles d’être satisfaits uniquement par une augmentation de l’efficacité du système dans sa totalité. Or, c’est justement l’objectif d’optimisation des performances du tout qui constitue la véritable raison de la fragilité des écoles d’art, elles qui ne produisent rien, ni en matière de produits ni en matière de travailleurs, qui soit susceptible de répondre aux « vrais » besoins de la société. Une fois formulée « correctement », c’est-à-dire sous la forme préétablie d’une demande d’amélioration de leurs conditions économiques, la question ne peut recevoir rationnellement qu’une seule réponse adéquate : rejoignez les cursus productifs qui vous procureront les chances d’obtenir ce dont vous avez besoin. Pourquoi les étudiants des écoles d’art se montrent-ils incapables d’accepter cette solution qui va de soi (une fois admis les axiomes de départ) ?

De prime abord, on pourrait remarquer qu’il y a de nos jours peu de raisons de faire confiance à la promesse d’une amélioration globale des conditions d’existence pour ceux qui accepteraient de se laisser éduquer pour devenir des agents moteurs du progrès (éducation que les écoles d’art ne fourniraient pas). De fait, la tendance que l’on ne peut que tristement constater serait plutôt celle d’une compétition permanente à l’issue de laquelle, à parité de formation, seule une minorité est véritablement en position de « réussir », tandis qu’à tous les autres n’est offerte qu’une détresse grandissante, qui dépasse même celle réservée aux générations précédentes.

Cette situation prévaut en dépit de la présence de nouveaux outils technologiques dont la disponibilité croissante, permet une assistance dans le traitement de l’information ainsi que l’accès à une offre illimitée de produits « culturels », deux facteurs qui représentent des piliers pour l’apprentissage démocratique que requiert une société des réseaux numériques. Il devient de plus évident qu’il ne suffit plus pour réussir d’être bons élèves, mais qu’il faut d’abord réussir pour avoir éventuellement la chance de devenir des bons élèves. Conscientes de n’être pas assez mais déjà de trop, la jeunesse sans espoir devient une masse qu’on fait semblant de ne pas voir, exactement comme les déchets qui s’accumulent et minent l’illusion de la productivité efficace de la machine.

En ce sens, éliminer les écoles d’art territoriales va de pair avec l’élimination des services locaux susceptibles d’offrir un minimum de soutien aux inadaptés et inadaptables à la compétition, aux jeunes qui, bien conscients d’avoir perdu avant même que la partie n’ait commencé, s’en remettent à la charité de la part des « premiers de cordée » qui les ont laissés loin derrière eux. De ce point de vue, s’opposer à la fermeture des écoles d’art signifierait défendre le droit à dépendre du succès justement mérité par autrui, en demandant un petit espace pour exister sans causer trop de gêne. La « culture » offerte par ces rétro-gardes des laissés pour compte de l’innovation serait alors leur seul moyen (certes illusoire, mais offrant une garantie idéologique suffisante), de rembourser leur dette grandissante. D’où l’effort de convaincre que leurs productions répondent à un supposé besoin spirituel qui ne se trouverait pas satisfait par l’industrie culturelle mainstream. La réalité est que les créditeurs n’y accordent aucune utilité réelle, donc aucune valeur.

L’enjeu de la résistance des étudiants des écoles d’art n’est pas de défendre l’urgence du besoin de culture contre sa négation marchande, mais montrer que tout besoin est culturel (artificiel).

Cependant, il me semble que le véritable enjeu ne se trouve pas ici. Il ne s’agit pas de défendre le droit à subsister en tant qu’espèce en voie d’obsolescence. Il ne s’agit pas non plus d’essayer de persuader les créditeurs qu’ils ont besoin des produits « culturels » par lesquels les artistes souhaiteraient rembourser leur dette, production qui ne fait qu’augmenter leur solde débiteur. Le véritable enjeu n’est pas la préservation d’un passé où l’art avait une valeur supérieure à celle des marchandises et où l’extravagance du génie était un signe de la liberté qui attendait l’humanité hors du royaume de la nécessité. L’enjeu réel n’est pas le passé mais le futur.

Or, la difficulté est que ce futur n’existe pas comme un possible, d’où son indicibilité et sa résistance à l’explication en matière d’objectifs et de plans rationnellement légitimes. Le futur dont il est question n’est pas un possible dont la chance de réalisation pourrait être calculée à partir de l’analyse des conditions présentes. Ce type de possibles calculables, intelligibles au point de vue de la valeur monétaire, ont déjà été tous achetés. Comme Pierre Klossowski l’avait remarqué, le pouvoir de l’argent ne se manifeste pas tant dans l’acquisition de ce qui est disponible, mais dans le refus de dépenser pour un bien présent en faveur d’un possible, lequel acquiert autant plus de valeur que la somme investie pour le réaliser aurait pu soulager de vies : « l’argent ainsi dépensé signifie : volupté exclusive = famine = anéantissement = suprême valeur du phantasme[1] ».

Je laisse à la discrétion du lecteur toute analogie avec le phantasme contemporain de l’IA comme avec d’autres projets de développement. Je me contente de noter que, de ce point de vue, l’indigence des écoles d’arts est le contrepoids nécessaire sans lequel la valeur des possibles qui font l’objet d’investissements massifs serait inintelligible. « S’il n’y avait pas le poids que représentent les misères, cette évaluation tomberait immédiatement dans le vide[2] » puisque s’y trouverait révélée la futilité de ce qui se fait passer comme la réponse à un besoin d’autant plus urgent que tous les autres passent en second plan. Ainsi, c’est par rapport aux possibles achetés, et pour cette raison légitime en tant qu’objectif futur, que se définit l’enjeu de la résistance des étudiants des écoles d’art : non pas défendre l’urgence du besoin de culture contre sa négation marchande, mais montrer que tout besoin est culturel (artificiel). Bien que l’affrontement tende à être ramené sur le terrain dialectique, il ne s’agit pas de soutenir la priorité d’un besoin par rapport à un autre. Toute la question, il me semble, tourne autour de la création des besoins qui définissent chaque individu en lui assignant sa place.

C’est la production systématique du « manque au sein du trop[3] » qui engendre la misère comme la dépendance à l’égard de moyens de soulagement qui, n’étant pas également accessibles à tous, ne satisfont pleinement que leurs créateurs, c’est-à-dire ceux qui ont investi dans un possible qui prend autant plus de valeur que le besoin factice auquel il répond se fait sentir avec une urgence douloureuse.

Ainsi, pour les apprentis artistes comme, plus généralement, pour la jeunesse dont la seule existence est la contraction d’une dette, le défi consiste à construire un futur qui ne soit autre chose que l’un des possibles disponibles actuellement à la vente, dont ils sont qui plus est nécessairement exclus. Un avenir qui ne soit pas la réponse à un besoin que d’autres sont d’ores et déjà plus compétents qu’eux à satisfaire, mais qui soit l’affirmation d’une forme de vie n’ayant pas besoin des gadgets présentés comme nécessaires à l’épanouissement de l’individu. Rien n’est plus incertain. Si la force du désespoir risque de s’exprimer par la négation violente, destructrice voire suicidaire à l’encontre des instances qui rendent un nombre croissant de vies impuissantes, l’espoir ne peut compter que sur la force d’affirmer la vie et sa puissance à bifurquer dans des formes collectives qui contredisent toute attente des créateurs de besoins. Si l’art est une invocation d’un peuple qui manque[4], on comprend que le combat des écoles d’art ne consiste pas à préserver les valeurs d’hier, mais à soutenir l’espoir irrationnel d’habiter un monde futur dont les conditions de possibilité ne sont et ne peuvent être données d’avance.


[1] P. Klossowski, La monnaie vivante, éditions Joëlle Losfield, 1970, p.19.

[2] Ibid.

[3] G. Deleuze et F. Guattari, L’anti-Œdipe, Les éditions de Minuit, p. 280. Cette création du besoin est ce que les auteurs définissent « anti-production ».

[4] G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Les éditions de Minuit, 1991, p.104

Anna Longo

Philosophe, Directrice de programme au Collège International de Philosophie

Notes

[1] P. Klossowski, La monnaie vivante, éditions Joëlle Losfield, 1970, p.19.

[2] Ibid.

[3] G. Deleuze et F. Guattari, L’anti-Œdipe, Les éditions de Minuit, p. 280. Cette création du besoin est ce que les auteurs définissent « anti-production ».

[4] G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Les éditions de Minuit, 1991, p.104