Littérature

Le chat, la panthère, le loup et le lion – sur deux ouvrages d’Hélène Cixous

Écrivain

Paraissent simultanément deux livres d’Hélène Cixous : Incendire. Qu’est-ce qu’on emporte ?, un nouveau « rêveréalité » qui convoque un univers halluciné à la manière de tous ses romans récents ; Il faut bien aimer, une transcription des années 2004-2007 de son séminaire, pérégrinant entre Derrida, Foucault ou Balzac, presque comme un récit de la pensée. S’y retrouver n’est pas si sorcier. Il suffira de s’y perdre.

Deux nouveaux livres d’Hélène Cixous paraissent. Un très bref roman : Incendire qui s’inscrit dans la série que forment toutes ses fictions et particulièrement les dernières : Ruines bien rangées (2020), Rêvoir (2021) et MDEILMM (2022).

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Un très long essai qui recueille la parole que, de 2004 à 2007, après un premier volume couvrant les trois années antérieures : Lettres de fuite (2020), l’auteure a tenu dans son séminaire : Il faut bien aimer. Deux fois la même voix singulière, à laquelle nulle autre ne peut être comparée vraiment et à la hauteur de laquelle il est peu d’écrivains qui se situent aujourd’hui.

Incendire

Commençons par le roman. Et commençons par une histoire fameuse dont on dirait que ce roman s’inspire mais de laquelle, pourtant, il ne parle pas. Si sa maison brûlait, déclarait Giacometti, à supposer qu’il en ait possédé un, de préférence à son Rembrandt, l’artiste sauverait son chat. Cocteau, quant à lui, avec son habituel brio, racontait plutôt que, dans de comparables circonstances, s’il lui fallait choisir quoi emporter au milieu de l’incendie, c’est le feu qu’il prendrait avec lui. À cette question qui sert de sous-titre au nouveau roman de Cixous: « Qu’est-ce qu’on emporte ? », jouant au même petit jeu, chacun possède sa propre réponse qui ne regarde que lui. Elle exprime ce à quoi, dans son for intérieur, il accorde le plus haut prix et qu’au péril de sa vie, il sauverait au cas où le sort l’y forcerait.

Lorsque le monde, autour d’elle, est en flammes, pareille au peintre duquel je parle, Hélène Cixous, dont on sait l’amour des chats, n’hésite guère : « abandonner les chats autant m’abandonner moi-même ». Les perdre reviendrait à perdre avec eux et pour la seconde fois ce qu’autrefois on a déjà perdu et à quoi on ne saurait renoncer davantage. Mais semblable au poète auquel, comme au peintre, elle répond sans le nommer davantage, la romancière n’oublie pas non plus le feu auquel se brûlent ses pages. Au sinistre brasier qui s’allume, son livre oppose l’éclat dont il brille.

Mais comment ? Dire l’incendie, ainsi que s’y emploie Hélène Cixous, exige l’invention répétée d’un autre dire que celui dont use, en général, la littérature d’aujourd’hui : un « incendire » selon le titre que l’écrivain donne ingénieusement à son nouveau roman. « Je cherche une forme » déclare le Livre qui, chez Cixous, possède une propension remarquable à prendre lui-même la parole. Il se commente et se conteste, divague et digresse, il fait les questions et les réponses, dialogue volontiers avec l’auteur, avec le lecteur ou avec les personnages au nombre desquels il compte : « Une forme pas-une pas-une, affirme ainsi le Livre définissant l’apparence précieuse et paradoxale qu’il prend. C’est la difficulté. Ce qui se passe en moi a lieu dans des mondes si éloignés les uns des autres. Ne se connaissent pas. Ne pensent pas l’un à l’autre. »

Au sein de ce « rêveréalité » qui constitue l’univers halluciné de tous les romans de Cixous – et particulièrement : des plus récents –, des voix se lèvent dont on ne sait trop à qui elles appartiennent, des figures et des fantômes issues de son histoire familiale s’affirment et puis s’effacent, les grands récits d’hier reviennent à la vie sous l’apparence que leur confèrent ceux d’aujourd’hui, l’espace et le temps se mélangent où l’on suit, sans bien les comprendre, les avatars et les aventures d’un objet aussi insolite et saugrenu que cette casquette égarée qui fut celle, légendaire, que jadis, dans la chanson, portait le Père Bugeaud ou bien cette autre que fabriqua le chapelier oranais Samuel Cixous, l’aïeul de l’auteur, mais en laquelle on peut reconnaître tout autant le couvre-chef que Proust restitua à Maeterlinck ou encore le ridicule bonnet dont Flaubert orna la tête du jeune Bovary.

S’y retrouver n’est pas si sorcier. Il suffit de se perdre. Telle est la condition de toute littérature vraie. Toujours, dans le ciel, de grands foyers désignent de leurs signaux de flammes et de fumées le cœur de ce « labyrinthe » que le monde forme sur le sol et où brûle un perpétuel incendie. Il s’agit – on s’en souvient, s’en souvient-on ? – de celui qui toucha certaines des forêts d’Europe et de France au plus fort de l’été 2022 et qui força les habitants à évacuer les lieux limitrophes où ils vivaient et les maisons voisines. Ce fut, semble-t-il, le cas de la romancière. En un sens, le récit qu’elle fait de l’événement constitue le sujet de son livre. Mais avoir dit cela, c’est n’avoir encore rien dit. Car cet incendie qu’atteste la chronique récente, ne cesse d’écrire Cixous, portait aussi d’autres noms, ceux de désastres bien plus anciens : la Guerre ou bien la Peste. Et il brûlait depuis toujours du même feu qui réduisit Troie en cendres et qui, dans les funèbres fours d’Auschwitz et d’ailleurs, réserva un sort semblable aux victimes par millions de la barbarie nazie.

Un feu de forêt, donc. Semblable à ceux que le réchauffement climatique allume désormais aux quatre coins de la planète. Mais est-il bien raisonnable de « comparer l’extermination des arbres à l’extermination des juifs » ? Certainement, la question se pose, que le roman n’élude pas et à laquelle il répond : « Et pourtant me dis-je, se défend Cixous, rêve ou livre ou réalité plus réelle pendant dix jours j’ai vu des forêts entières de Juifs jeunes vieux de deux mille ans entrer par rangs entiers dans le bûcher. Je vois encore ou je crois voir encore des wagons de troncs fumants, et personne ne sait encore quoi faire avec tous ces restes. » Car quand tout brûle et que la fumée vous asphyxie, l’urgence est la même : fuir et sauver avec soi ce qui peut l’être. Enée donne la main à son fils et il prend son père sur ses épaules, il emporte les pénates de la cité dans l’hypothèse alors très improbable qu’un lieu existe, sur une rive ou l’autre de la Méditerranée, où il soit possible de trouver un asile. Il faut fuir : Troie, Osnabrück ou Oran. S’échapper de toutes les terres où la bêtise humaine érige ses bûchers et sur lesquels elle fait flamboyer sans fin sa folie : « Tout ce que nous ne savons pas/ Vit encore comme les braises sous la terre/ L’incendie ne s’éteint jamais. Il se tait. »

Dans les flammes que l’on allume pour eux, on le sait, on ne le sait que trop, les livres ont brûlé et ils brûlent encore. Mais du feu auquel ils se consument, il arrive aussi qu’ils sortent. Car, affirme Cixous, « il y a un rapport entre les livres et l’Incendie ». Nul ne consent à la mort à moins qu’il ne reste de la vie le récit qu’il en donne: « Il faut que l’Enfer s’enfertilise. » Lorsque, les flammes éteintes, le vent souffle au loin les nuages noirs, vient le « jour de la résurrection » : « J’oublie, écrit Cixous, la fin de la vie, le ciel est propre comme une nymphe après le bain, je crois qu’on pourrait même oublier Hitler, il n’y a personne dans les rues à cette heure du récit. J’entends les murmures discrets et profonds du monde… Dans ces occasions, on se sent destinataire d’une résurrection à laquelle on n’a jamais cru. » C’est le dernier mot du roman. Semblable à la salamandre qui se nourrit du feu dont elle naît ou au Phénix qui ressurgit de ses cendres, le Livre est un Lion. « Ou peut-être, précise Cixous, un lutteur qui s’attaque à un lion, ou un Ange sans nom qui s’attaque à l’auteur, et lutte avec moi toute la nuit. Au matin il m’a semée et a poursuivi sa course sans moi. »

Il faut bien aimer.

Un lion ? Une panthère, peut-être ? Puisque c’est sur sa piste que s’avance d’abord le second des livres de Cixous à paraître aujourd’hui et qui recueille la transcription de son séminaire des années 2004 à 2007. Il commence, si l’on veut, avec le commentaire que propose l’écrivain d’une nouvelle de Balzac, Une passion dans le désert, aussi célèbre que méconnue. L’auteur de La Comédie humaine y raconte l’histoire d’un soldat de l’armée napoléonienne qui, abandonné des siens, perdu parmi les sables, fait la rencontre du fauve auquel va l’unir une sorte d’amour contre-nature dont la fin sera forcément tragique.

Marta Segarra – à qui l’on doit la remarquable retranscription que proposent Lettres de fuite et Il faut bien aimer – a raison de rapprocher le séminaire de Cixous de ceux de Derrida, Lacan, Foucault ou bien Barthes. Son importance n’est pas moindre. Mais sa forme est différente. Cixous raconte les livres des autres : Balzac donc, Beckett, Proust ou bien Derrida. A son tour, elle rêve les songes que firent ceux dont elle parle et qu’elle rêve aussi : Proust et Derrida encore mais également Franz Kafka ou Walter Benjamin. Fabriquant ainsi une fiction nouvelle qui n’appartient qu’à elle et qui, pourtant, ne s’éloigne jamais de celles qu’elle accompagne et à la lettre desquelles elle s’attache. Commentant sa méthode, sa manière de lire, Cixous explique : « Lorsque je prends un texte, je prends un mot du texte et je le presse pour en faire surgir les nombreux sucs et les nombreux sels, les sons, les associations, les signifiants, tout le bagage étymologique, et en effet je ralentis, je suspends, j’interromps, je recommence. » La lecture d’un livre en appelle à celle d’un autre et tous ils se mettent à composer selon la logique enchantée d’une sorte de perpétuel « coq à l’âne » une seule fable pourvue pourtant d’une très cohérente intrigue et à laquelle ne manque même pas la morale que le titre donné au Séminaire – Il faut bien aimer – au fond exprime.

Cixous ne manque pas de développer une démonstration à sa manière. Elle lit Proust avec et contre Derrida, Derrida avec et contre Proust – et, en un sens, tout son propos a aussi la valeur d’un dialogue, discrètement pathétique, poursuivi avec le philosophe ami qui, alors, vient tout juste de disparaître. Son propos la reconduit du côté de la Recherche, du Temps retrouvé dans Il faut bien aimer après Albertine disparue dans Lettres de fuite, et de la masse des variantes que comporte le monument proustien, y trouvant l’énoncé de la leçon essentielle qui enseigne que la « félicité même » n’est autre que cette « même félicité » dont la littérature, en dépit et en raison du deuil dont elle témoigne, célèbre le retour. Le dernier mot du séminaire est alors identique au dernier mot du roman puisque chaque livre n’est jamais que le recommencement d’un autre : « Cette violente douleur est pleine de bonheur, de beauté, et si on arrive à supporter l’incendie, le feu, on va aussi trouver la joie. »

Je n’emploie pas sans raison le mot de « fable » ou l’expression « passer du coq à l’âne ». Car la démonstration, malgré sa complexité savante, se lit à la façon de ces histoires destinées aux enfants et dont, chez Esope ou La Fontaine, les animaux sont les héros. La scène centrale se situe chez Proust : « Et mon amour, écrit-il, qui venait de reconnaître le seul ennemi par lequel il pût être vaincu, l’oubli, se mit à frémir, comme un lion qui dans la cage où on l’a enfermé a aperçu tout à coup le serpent python qui le dévorera. » Opposant l’amour à l’oubli, le combat se répète dont les protagonistes empruntent des apparences successives : le serpent se transforme en un loup, le « loupbli » qui dévore et paraît triompher du lion qui à sa vue frémit. Toute la ménagerie se métamorphose et, d’avatar en avatar, un extraordinaire bestiaire fournit ses figures à la fable : du chat au chien, du lion au loup sans oublier ni le python ni le paon, le hérisson et la taupe, la panthère par laquelle tout commence.

Cixous cite peu Dante – sinon lorsqu’elle évoque le Belacqua cher à Beckett. Dans le livre qu’elle a consacré au poète italien, Jacqueline Risset rapporte la légende médiévale à laquelle se réfère le De Vulgari Eloquentia : par tous les monts et les pâturages d’Italie, les poètes, écrit Dante, poursuivent cette « panthère parfumée » qui n’est autre que la langue à laquelle ils aspirent et qu’ils inventent, « cette proie qu’on sent en tous lieux et qui n’apparaît nulle part », animal fabuleux sur la piste duquel, s’enchantant des traces qu’il laisse et suivant le sentier embaumé que son passage dessine, toute littérature, à son tour, s’engage. Aujourd’hui aussi bien qu’hier.


Philippe Forest

Écrivain, Romancier, essayiste