Littérature

Seules battent les ailes de l’art du roman – sur Misericordia de Lídia Jorge

critique

Misericordia est un roman maillé par la perte de la mémoire, si désarmante, si dure parce qu’elle annonce le début de la fin. C’est un hommage doré au pouvoir du conte, aux mille et une nuits, mais il y a aussi le jour, la mort, le temps qui s’égoutte, les voisins de chambre qui disparaissent, dont le nom sur le tableau est aussitôt remplacé.

La disparition récente de Milan Kundera a été l’occasion de rappeler que le roman, loin d’être le fourre-tout dans lequel on jette toutes sortes d’écrits, relève de l’art.

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Lídia Jorge, portugaise, est une des grandes artistes du roman, ce genre qui repose sur un très subtil équilibre entre savoir-faire de conteur, imagination, création de personnages et création de sens, écriture, composition, musicalité… Dans Misericordia, la fille du personnage principal écrit des romans. « Elle fait l’amour avec l’Univers », déclare sa mère. L’image est sensuelle, heureuse, et dit parfaitement tout ce que le roman embrasse et féconde.

L’origine de celui-ci, nommé Misericordia, est prosaïque. Lídia Jorge a perdu sa mère pendant le Covid. C’était une femme âgée, peut-être était-elle dans une maison de retraite. Le récit se présente donc sous la forme des confessions de Maria Alberta Nunes Amado, appelée dona Alberti, à qui le grand âge – quel est-il exactement, on ne le sait pas – a retiré la mémoire et l’autonomie physique. Le Covid, lui, a disparu ; il n’est présent qu’à la fin et appelé « entité invisible ».

Ces confessions sont la transcription de 38 heures d’enregistrement laissées par dona Alberti. Ceci est précisé en préambule et l’on sourit parce qu’on pense à la convention éminemment romanesque du « manuscrit trouvé à » qui date. Il y a aussi une note au visiteur de la maison de retraite et une définition de l’esprit de cette maison, baptisée Hôtel Paradis. Les ficelles sont grosses, soulignées dans un joyeux vert fluo qui fait de nous des complices. Jeu, liberté d’y croire ou de ne pas y croire : cela tient en trois pages, mais il faut beaucoup de talent et d’assurance pour se permettre de manier/moquer ainsi les conventions.

Puis le roman commence, largue les amarres et prend son fabuleux envol. Dès les premières lignes, il quitte la luminosité du réel et pénètre dans un entre-deux qui n’est plus ni le jour ni la nuit, mais plutôt la nuit. Nous sommes dans ce curieux temps de l’insomnie, douloureux pour beaucoup, source inépuisable d’imagination et de réflexion pour dona Alberti. Chaque fois qu’un ou une aide-soignante lui proposera un cachet pour dormir, elle le recrachera en douce. Car la nuit lui appartient, la nuit est sa meilleure amie, parfois cruelle. Il est interdit de la lui arracher. Que serait-elle sinon ? Un corps qui se délite et l’humilie.

La nuit est ce temps suspendu où jaillissent des idées folles, où naît l’invention, où l’on se déleste des contraintes du réel. Dans Misericordia, comme dans les récits antiques, la nuit est même plus, un personnage. Lequel, au début, met au défi dona Alberti de retrouver le nom du pays dont Bakou est la capitale. La perte de la mémoire, si désarmante, si dure parce qu’elle annonce le début de la fin, est un des fils qui courent dans le roman, mais le génie de Lídia Jorge est de surmonter cette cruauté et d’en faire une arme. Parce que la nuit est une muse, et l’écriture du roman devient un acte de rébellion contre l’oubli, qui ressemble à une petite mort s’immisçant en nous. La nuit est le sphynx, elle fait peur ; plus loin, la terreur qu’elle provoque est alimentée par le rayon lumineux du portable que dona Alberti cache sous son oreiller : « Je m’expose à ce que la nuit terrifiante me rende visite entre le sommeil et la veille, mais sinon les fourmis pourront grimper le long du lit sans que je les voie. »

Les fourmis ? Ces petites créatures sont au centre d’un des récits enchâssés dans le récit principal. Et il y en a d’autres : les romans écrits par la fille de dona Alberti, les micro-biographies de chaque personnage, les récits brefs qu’un lecteur lit à dona Alberti dont la vue est défaillante. Elle qui n’aimait que les gros livres et les Atlas où l’on se perd et se repère, elle rechigne, puis elle se laisse aller et reconnaît le pouvoir de la voix. Pour échapper à l’étreinte de l’angoisse, elle demande même à la nuit, « Alors, raconte ». Puis c’est l’inverse, la nuit réveille et la somme, « Raconte ». Un jour, elle tance son lecteur, « Lisez-donc », et sur-le-champ vient la détente, l’ailleurs, un autre monde, paradis artificiel plus « juste et beau » que les autres.

Il y a dans Misericordia un hommage doré au pouvoir du conte, aux mille et une nuits, mais il y aussi le jour, la mort, le temps qui s’égoutte, les voisins qui disparaissent, dont le nom sur le tableau est aussitôt remplacé. Et les questions que cela pose : métaphysiques, morales, religieuses. Songeant à la succession des patients, elle se demande si les aides-soignants ne les confondront pas tous « comme si nous étions des composantes d’un fosse commune ». Ailleurs, c’est le rail de l’ambulance de la morgue qui résonne dans cet Hôtel Paradis où bruissent les odeurs et glissent des soignants de toutes nuances de couleur de peau.

Au-delà de l’intrigue, légèrement, comme une brise, affleurent le pouvoir du mythe et son éternel retour, le pouvoir de la religion et son impuissance. Ainsi les quatre veuves dont la récitation du chapelet irrite dona Alberti, jusqu’au moment où elle-même n’entend plus que la pure incantation : « Toujours la même soumission, toujours la même demande, toujours la même louange, comme la pluie sur le toit, le vent dans le feuillage, la rumeur incessante des vagues de la mer »

Misericordia a des empreintes d’un réalisme magique, ou merveilleux, un élément important chez Lídia Jorge.

Elle-même, c’est-à-dire Lídia Jorge, la poétesse, sait la force de la répétition, le bercement procuré par les mots dits et redits, la beauté de l’anaphore, sa langueur. Lisez la liste des adieux que dona Alberti adresse à tout ce qui fut et qui est encore le sel de sa vie, page 324, peu avant le grand départ – qui a peut-être déjà eu lieu : « D’abord j’ai dit adieu au soleil et à la lune […] J’ai dit adieu au bois vert foncé et vert eau […] J’ai dit adieu à ma penderie où j’ai accumulé mes habits préférés… » Le regard se resserre et l’on passe de l’infiniment grand à l’infiniment petit, du cosmos aux détails du quotidien. Lisez aussi les vers libres qui clôturent chaque chapitre et le tirent hors du réel. Reprise, motifs, composition : ils sont au cœur de l’art du roman, vous disait-on.

Misericordia a des empreintes d’un réalisme magique, ou merveilleux, un élément important chez Lídia Jorge. Mais le conte n’est pas un conte de fée. Le mal est présent, l’histoire aussi, l’ombre de débats politiques se profile, la réalité postcoloniale s’invite : ils forment un lointain arrière-plan incarné par le gendre de dona Alberti qui lui reproche de ne plus s’indigner ; par un patient qui a laissé une affiche réclamant paix pain éducation soulèvement ; par les aides-soignants venus des anciennes colonies portugaises et de tous les pays qui subissent des avanies.

Que dire, par exemple, de Lilimunde (quel nom ! entre Lilliput et Monde), aide-soignante de dix-sept ans, née dans l’état du Pará, au Brésil, venue là parce qu’elle fuit les hommes, qui va pourtant tomber dans les bras d’un étudiant hongrois spécialiste des algues brunes, avant de récolter en elle une graine ? Que faire de la graine, la conserver, l’avorter ? Où commence la vie, comment ? Dona Alberti s’est posée les mêmes questions en son temps, elle dont la fille lui fut léguée par un séducteur.

Ou Ali, un aide-soignant marocain qu’elle affectionne. Il est obligé de partir à cause d’un patient que dona Alberti en vient à détester. À ce propos, il faut citer l’ouverture extraordinaire d’un chapitre qui évoque la facilité du mal et le suivisme qu’il entraîne : « Je connais la cruauté. J’avais neuf ans quand j’ai appris à la conjuguer, en même temps que les verbes – Je marcherai, tu marcheras, il marchera. Que nous fassions, que vous fassiez, qu’ils fassent. […] L’enseignement se conjuguait de la même manière – Je suis le bâton, tu es la corde, il est la pierre, nous sommes le jet de pierre, vous êtes le porc, ils sont le troupeau. » L’allégorie est inouïe, et elle l’est encore plus quand on se souvient que plus tôt dans le roman, dona Alberti évoquait les conjugaisons et la grammaire qu’on apprenait à l’école du temps de Salazar.

Lídia Jorge arrive à fondre l’histoire récente et l’actualité pour les glisser dans un fourreau plus vaste. L’espace n’est plus notre espace, le temps n’est plus notre temps : l’un et l’autre sont proches de celui des récits mythologiques et des textes sacrés. C’est aussi ce qui fait la beauté de ce Misericordia qui vous hausse, comme si la vie et la mort étaient vues de plus haut et fusionnaient ; seules battent les ailes des oiseaux, de l’éternité, de l’imagination, de l’art du roman.

Lídia Jorge, Misericordia, traduit du portugais par Elisabeth Monteiro Rodrigues, 413 pages, éditions Métailié, 22,50 €.


Cécile Dutheil de la Rochère

critique, éditrice et traductrice

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