Cinéma

L’enfant fossoyeur – sur Le Garçon et le héron de Hayao Miyazaki

Critique

En 2013 avec Le Vent se lève, Miyazaki a fait de ce qu’il avait longtemps annoncé comme son dernier long métrage un travail de recherche formelle sur la représentation de l’invisible, le souffle de l’air. Avec Le Garçon et le héron, qui a exigé sept années de travail, le réalisateur monte d’un cran l’ambition en utilisant le récit de deuil de ce douzième, et cette fois ultime, long métrage comme prétexte à une étude sur la représentation du temps.

Enfant, Hayao Miyazaki a pris part à un concours de dessin dont le verdict a été sans appel : les juges ont estimé qu’une telle perfection de trait ne pouvait provenir que d’un adulte et ont disqualifié sa participation.

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Cette célèbre anecdote relatée dans l’excellente biographie publiée en 2018 par Susan Napier, Le Monde de Miyazaki, place la légende du maître du manga et de l’anime au niveau de celle d’un Picasso : maîtrisant toute la technique dès le plus jeune âge, que restait-il à explorer à ce génie du dessin doublé d’un bourreau de travail ?

Le Vent se lève l’annonçait dans son titre, Miyazaki a fait de ce qu’il a longtemps annoncé comme étant son ultime long métrage, un travail de recherche formelle sur la représentation de l’invisible, le souffle de l’air. Il en représente les effets sur la robe d’une jeune femme, sur un champ de fleurs autant que sur l’aérodynamisme des avions de guerre que fabrique son héros, l’obsessionnel Jiro. Avec Le Garçon et le héron qui a exigé sept années de travail, Miyazaki monte d’un cran l’ambition en utilisant le récit de deuil de ce douzième long métrage comme prétexte à une étude sur la représentation du temps. En conservant les thématiques qui lui sont chères – la cohabitation du monde réel et du monde spirituel, le conte d’apprentissage et le récit fantastique – le cinéaste japonais fait du passage de l’un à l’autre non plus un trajet géographique mais bien un voyage entre présent et passé.

Le Vent se lève abordait déjà, avec des touches d’autobiographie, la Seconde Guerre mondiale dans laquelle est né le cinéaste. Comme son héros, ingénieur aérospatial, la famille Miyazaki a traversé le conflit dans un relatif confort grâce à son usine de pièces d’aviation qui alimentait des engins de guerre.

Hayao en a toujours conçu des sentiments ambigus. Sur la passion nourrie par ce pacifiste convaincu envers l’aérodynamisme a toujours pesé la culpabilité que son père ait contribué à l’effort militaire. Le Garçon et le héron peut se percevoir lui aussi comme une autofiction maquillée sous un récit fantastique : alors que le Japon est en guerre depuis trois ans, Mahito, onze ans, vit le traumatisme d’un bombardement nocturne qui incendie Tokyo. Le jeune garçon s’élance dans les rues pour rejoindre sa mère alitée à l’hôpital. Elle est déjà morte et il se perd au milieu des silhouettes informes noires comme de la suie, colonie de fantômes insaisissables.

Pour échapper aux frappes aériennes, le garçon et son père se réfugient dans un étrange manoir à la campagne à quelques heures de la ville. Là, le père s’est remarié à la jeune sœur de son épouse déjà enceinte. On sait que l’enfance du réalisateur a été marquée par ce type d’exils ruraux et par la hantise de la mort de sa mère, alors atteinte de tuberculose. Ce récit de deuil prend la forme d’une apparente simplicité : la première séquence place Mahito face au drame de la perte ; la dernière est celle de son retour dans sa famille après s’être confronté au monde des morts. Entre les deux, c’est plus opaque puisqu’il s’efforce simultanément de revoir sa mère, de retrouver sa belle-mère prisonnière de puissances occultes et d’échapper à la menace d’un grand héron aussi violent que ridicule. Mahito est pris dans un voyage initiatique solitaire comme Miyazaki en fait son genre de prédilection, ce qui est le cas du Voyage de Shuna, l’un de ses premiers albums, que publie cet automne pour la première fois en France les éditions Sarbacane.

En créateur monomaniaque, le cinéaste fait de ses personnages des miroirs de son caractère obsessionnel. Mahito est donc mû par une idée fixe et n’acceptera de reprendre sa vie qu’une fois ses adieux faits à sa mère. Récit du cheminement pour s’accommoder d’un deuil, le film commence avec le décès et s’arrête avec son acceptation. Cette trajectoire rectiligne du héros passe néanmoins par bien des circonvolutions complexes. Rien d’étonnant tant Miyazaki a toujours affectionné le trop plein que ce soit à l’échelle de ses scénarios hypertrophiés ou à celle de son bestiaire monstrueux, figures hétéroclites et boulimiques qui dégorgent de tout ce qu’elles ont ingéré. Ici sans doute plus encore qu’ailleurs, le compromis de la forme équilibrée et de l’intrigue logique n’est pas son souci.

La Vie est un songe

Dans le documentaire Never-Ending Man (2016) qui le suit le dessinateur au travail, on le voit dire au revoir lorsqu’il quitte une pièce vide arguant que le lieu est certainement peuplé d’esprits. Cette pensée animiste s’est toujours retrouvée dans ses films. Là où Le Garçon et le héron est singulier, c’est qu’il embrouille cette coexistence du réel et du spirituel, des vivants et des morts. C’est notamment dans un usage à contre-pied du net et du flou que s’opère cette confusion. Après s’être blessé lui-même à la tête pour ne plus aller à l’école, Mahito reprend conscience dans son lit, veillé par une vieille servante. Il observe les rainures du plafond que l’extrême précision du trait rend plus vraies que nature. Il se lève, marche avec prudence dans le couloir et rencontre pour la première fois le héron avide de l’attirer vers l’au-delà. L’enfant se réveille à nouveau en sursaut : la visite de l’oiseau n’était qu’un cauchemar.

Dans la première scène, au contraire, l’incendie, que nous tenons pour bien réel car il coïncide avec les faits historiques des bombardements massifs des villes japonaises, est lui représenté dans une grande nappe floue. Les flammes produisent un brouillard qui rendent labiles les limites des objets et le garçon croisent des silhouettes mal définies. Le Garçon et le héron s’amuse à renverser ces codes de représentation. Un plan du héron debout dans son lac nous montre son image deux fois. Le reflet dans l’eau dévoile la silhouette de l’animal courbe alors qu’il se tient bien droit, majestueux au-dessus de la surface. Le volatile existe simultanément sous ces deux formes. Il en va ainsi des passages de la vie à son reflet qui se retournent comme un gant et dans lesquels Mahito navigue avec aise.

Lorsque le garçon se réveille sous la table de Akiko, une pirate rencontrée dans le monde des esprits, il découvre autour de sa paillasse de poupées bienfaisantes, répliques des domestiques qui veillent sur lui dans le manoir. On imagine alors que tout ce qui a précédé était peut-être un songe, que Mahito pourrait être mort dans l’incendie et reprendre connaissance sous la forme d’un spectre. Si la suite ne valide pas cette hypothèse, il n’en demeure pas moins que, puisque le spectateur l’envisage, la mort de Mahito existe d’une certaine manière. Quand le garçon rend visite à sa belle-mère alitée, la chambre de celle-ci est dessinée comme une vanité où le passage du temps résonne dans le bouquet de fleurs, le tic-tac de l’horloge ou la bougie fondue. La jeune femme enceinte, évanescente, souvent alitée, a l’air bien moins vivante qu Akiko, la navigatrice fantôme qui vit sur une île plantée de cyprès, évocation de L’île des morts d’Arnold Böcklin.

En érudit, Miyazaki fait du chemin de deuil de l’adolescent un voyage dans des représentations de la mort puisées aussi bien dans la culture occidentale qu’asiatique. Les références se multiplient en des variations autour de la figure de la mort et des funérailles : les coques des petits avions Zéro que construit le père, entassés dans une pièce de la demeure familiale par les ouvriers, ressemblent aux cosses d’où sortent les extra-terrestres pour prendre le contrôle des humains dans L’Invasion des profanateurs de sépulture film américain de science-fiction de 1956 ; le couvercle de verre qui recouvre la petite fille qui conduit Mahito dans l’au-delà est la réplique de celui de la Reine dans Peau d’âne (1970) de Jacques Demy.

Conte macabre

Cette citation manifeste montre que Miyazaki, malgré un traitement sombre, ne renie pas la forme du conte qui a fait son succès. Il puise aussi au conte de Perrault le désir incestueux, embardée oedipienne chaste, de Mahito envers sa mère. En cela, le garçon détonne dans la galerie de héros miyazakiens qui nous a plutôt habituée aux protagonistes féminines, enthousiastes et volontaires. Son corps est celui d’un garçon au sortir de l’enfance, mais rien dans son attitude, ses expressions de visage, ses gestes ou ses intentions ne recèlent de part de jeunesse. Plus sombre que les héroïnes, il refuse tout contact avec ses semblables. Ses émotions sont contenues, mises à distance de tout pathos : lorsqu’il découvre dans un livre de sa mère une dédicace qui lui est destinée, on voit d’abord les larmes sur la page avant de découvrir son visage aux yeux humides.

Comme un adulte enfermé dans le corps d’un enfant, il ne sort jamais de son sérieux ni de sa réserve. Lorsqu’un pélican blessé se présente à lui, peu importe qu’il ait détruit les mignonnes créatures translucides nommées wawawaras, Mahito l’achève avant de creuser un gigantesque trou pour sa sépulture. Dans ses œuvres précédentes, Miyazaki peignait des enfants qui apprennent à vivre. Mahito, lui, apprend à être mortel. Né dans la guerre, il est le fossoyeur d’un monde funèbre.

La gravité du garçon cerné par la pensée de la mort et par ses représentations n’empêche pas l’humour et l’absurde que Miyazaki, en grand admirateur de Lewis Carroll, affectionne depuis toujours. Dans l’au-delà, un peuple de perruches géantes et mangeuses d’hommes prêtent à sourire bien qu’elles ne se départissent pas de leur hachoir de boucher ni de leurs intentions meurtrières. Les pénuries de la guerre sont évoquées, mais sur un ton comique : à son arrivée au manoir, le garçon apporte des conserves de viande qui rendent les vieilles servantes folles de joie.

Le titre français laisse croire à une alliance entre l’enfant et le volatile alors que leur relation consiste avant à tenter de se tuer l’un l’autre. S’ils constituent une paire jusqu’au bout c’est par nécessité, la méfiance et la manipulation ne cessent de structurer leur relation.

Amis américains

On connaît son goût pour la littérature enfantine européenne qu’il a étudiée à l’université, mais des films contemporains dont il serait spectateur, on ignore tout. Absolument rétif aux interviews, le cinéaste ne s’exprime jamais sur le cinéphile qu’il est. On est surpris de déceler dans Le Garçon et le héron des parentés avec le cinéma américain contemporain totalement inhabituelles chez lui. On pense à David Lynch dans les réveils et endormissements répétitifs de Mahito qui brouillent le récit, dans les rideaux de velours rouge qui font de ce que l’on prenait pour le réel l’espace codifié d’une scène de théâtre. Mais surtout, la complexité du récit, l’entremêlement des mondes, le choix de faire du thème physique de l’élasticité du temps le sujet et la matière de son film rappellent un réalisateur pourtant très éloigné de son cinéma : Christopher Nolan.

Le clin d’œil adressé à la mère à son fils par le truchement d’une dédicace dans un livre est le prélude vraisemblable à la rencontre magique qui va réunir le garçon et sa mère. Cet ouvrage, Et vous, comment vivrez vous ?, est un roman humaniste de Yoshino Genzaburô paru en 1937 alors que le conflit mondial n’avait pas encore éclaté et dont le récit du Garçon et le héron s’inspire très librement.

Les retrouvailles de Mahito et sa mère reprennent, en l’inversant, la relation du père joué par Matthew McConaughey et Jessica Chastain dans Interstellar et partage avec le space opera le goût d’un récit opaque. Ici, dans les méandres du temps, le fils et la mère se retrouvent dans le passé. Ils ont le même âge et s’allient pour ramener la jeune sœur au monde afin qu’elle puisse donner naissance à son enfant. La mère se promène comme chez elle dans les couloirs du temps, vaste galerie d’un palais ancien et magnifique, où chaque porte s’ouvre sur un espace-temps différent et dont elle maîtrise toutes les règles.

Mais de façon plus étrange encore, Le Garçon et le héron résonne étonnamment avec Oppenheimer sorti cet été. Pour la première fois, Miyazaki évoque la bombe atomique, lorsque les servantes racontent qu’une forme gigantesque est tombée du ciel en faisant un boum énorme. C’est autour de ce mégalithe que le grand-oncle de Mahito a édifié une tour qui permet l’accès aux autres temps. Cet aïeul qui erre dans les vertes prairies du paradis a les traits d’un Albert Einstein punk, génie à l’origine du voyage dans le temps qui pose à Mahito le choix entre la paix et le chaos. Ce savant des nuées fait écho à la figure du scientifique muet que met en scène Nolan dans Oppenheimer.

Miyazaki résout son dénouement aussi vite que son prologue de scène de guerre n’avait planté le décor et ses enjeux. Le Vent se lève était un chant d’amour au dessin où la femme de Jiro, s’adonnant à la peinture, permettait de mettre en abyme la matière de la couleur. Le Garçon et le monde sonne comme un manifeste de la puissance du cinéma d’animation, le seul à pouvoir faire voyager un garçon et la version enfantine de sa mère dans les couloirs du temps sans le truchement de prothèses, de maquillage, ou sans la convention de l’emploi de plusieurs acteurs pour un même rôle. Ce que Nolan demande au spectateur de croire, Miyazaki peut, lui, le représenter.

Rassuré par l’idée inspirée de l’élasticité temporelle de la théorie de la relativité qu’il peut continuer d’exister dans le passé avec sa mère tout en poursuivant sa vie, Mahito accepte les au revoir et libère sa belle-mère, rendant possible la naissance de son petit frère dans un effet de poupées gigognes où les mères et les fils se dédoublent. « Ce sera merveilleux de te mettre au monde », rassuré par les paroles de sa mère, Mahito peut fermer la porte de sa chambre vide en prenant soin de saluer les esprits qui y demeurent.


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