Séries

La voie Roya – sur Autrement de Michel Toesca

Journaliste

Pour Autrement, mini-série en six épisodes, Michel Toesca a planté sa caméra en immersion pendant plusieurs semaines dans la ferme de Cédric Herrou – agriculteur alternatif qui s’était fait connaître en accueillant des migrants clandestins –, perchée au-dessus de la vallée de la Roya, lieu singulier, habité par des personnages admirables, aimables, respectables.

Une fois n’est pas coutume pour le cinéphile que je suis, je vais parler série. Mais pas une série carrossée, bétonnée, lustrée, sortie de la fabrique Netflix comme une berline sort des usines Mercedes. Non, Autrement serait plutôt comparable à une 2 CV rafistolée, remise à neuf avec un moteur de Twingo et un capot de Coccinelle, repeinte en mauve lavande et vert olive. Ah, c’est sûr, c’est moins ronflant, puissant et luxueux qu’une voiture neuve allemande prisée des hommes d’affaires et des mafieux, mais tellement plus charmant, poétique, buissonnier, sympathique.

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Pour cette série en six épisodes d’une trentaine de minutes, Michel Toesca a planté sa caméra en immersion pendant plusieurs semaines dans la ferme de Cédric Herrou et Marion Gachet, un lieu bucolique perché au-dessus de la vallée de la Roya, à quelques encablures de Nice et de Vintimille.

Le nom de Cédric Herrou et la proximité de la frontière franco-italienne vous disent peut-être quelque chose ? En effet, Herrou le héros est cet agriculteur alternatif à qui l’État français avait cherché des noises il y a quelques années parce qu’il avait accueilli quelques migrants clandestins au nez et à la barbe des douaniers et de la fermeture des frontières. Non seulement auteur de ce geste de générosité, il l’avait assumé fièrement quitte à se mettre en délicatesse avec nos lois.

Aujourd’hui, ce sosie d’Olivier Gourmet en mode baba cool continue d’accueillir les Africains qui transitent par son coin, les héberge, les embauche si affinités pour travailler dans sa ferme aux multiples activités. Mais ce qu’Herrou fait pour les migrants (leur offrir logement, nourriture, lieu de vie et de travail, salaire, solidarité, amitié, vie communautaire, assistance juridique et administrative, sens à l’existence), il le fait aussi pour n’importe quelle âme errante de passage. C’est ainsi qu’il a rencontré sa compagne Marion Gachet, étudiante en école de commerce, qui a jugé (outre son histoire personnelle avec Herrou) qu’il était préférable de rester dans la Roya et d’animer ce lieu porteur de sens que d’aider une société X ou Y à faire du profit.

Bien que filmant ce phalanstère au hasard des évènements s’y déroulant, Toesca est parvenu à rythmer narrativement son film comme une série, axant chaque épisode sur un thème particulier : bricolage d’un mini-téléphérique pour surmonter l’escarpé chemin d’accès fermé et bloqué par un voisin mal embouché ; acquisition d’un café-tabac à Breil-sur-Roya pour en faire une auberge-épicerie alternative ; construction d’une structure pour abriter un élevage de 600 poules ; transformation juridico-administrative de la ferme autogérée en antenne des Compagnons d’Emmaüs ; redémarrage quasi à zéro après la tempête de 2020 et ses dévastations catastrophiques dans les vallées de la région (Roya, Vésubie, Tinée)… Ainsi, à chaque épisode, il y a un fil rouge, une forme de suspens latent qui ne découle pas d’une construction narrative artificielle mais du suivi d’un projet en cours et de son achèvement.

« Cultiver son jardin » disait Voltaire, manière de signifier que pour améliorer le monde, chacun doit faire sa part à son niveau. Cultiver son jardin, c’est exactement ce que fait Herrou.

Ce qui frappe, c’est l’énergie incroyable de Cédric Herrou, son intelligence pratique, sa capacité à réfléchir vite pour prendre des décisions, et ses multicompétences de couteau suisse : alors que Marion prend en charge la compta (et certaines tâches plus physiques), Herrou s’occupe des cultures (fruits, légumes…), des cochons, des poules, des œufs à livrer aux marchés et supérettes du coin, des travaux légers ou plus conséquents, des dossiers administratifs, du suivi de leur projet immobilier, il porte des charges lourdes, boit un café avec les gens du collectif, circule de sa ferme à Breil-sur-Roya ou à Vintimille, répare le tracteur, dirige sa communauté sans jamais élever la voix ou faire preuve d’autoritarisme, toujours soucieux du sens de ce qu’ils font et du bien-être de tous. Son corps et son cerveau sont en perpétuelle activité, tels une dynamo en action et réflexion continue, et même si l’on se doute que le montage renforce cette sensation de stakhanovisme, le personnage est tout simplement bluffant.

Herrou fait aussi impression par sa simplicité et son humilité : il ne porte aucune parole idéologique tranchée, il ne prétend pas changer le monde ou faire le bonheur des autres contre leur gré, il n’arbore aucune prétention, aucun surplomb (si ce n’est celui, topographique, de sa ferme en légère altitude), et se situe à mille lieues de la posture d’un gourou. Il dit juste qu’il fait ce qui lui semble naturel, basiquement humain, et qu’il espère être utile à la vie économique, sociale et collective de la vallée. Bref, il œuvre à l’intérêt général dans le cadre de sa modeste échelle locale. « Cultiver son jardin » disait Voltaire, manière de signifier que pour améliorer le monde, chacun doit faire sa part à son niveau. Cultiver son jardin, c’est exactement ce que fait Herrou, concrètement et métaphoriquement.

La caméra de Toesca s’attarde aussi sur les… membres-salariés–employés-partenaires-sociétaires-compagnons-passagers (?) de la ferme, certains étant là longtemps, d’autres séjournant plus brièvement. L’un a fui la misère au Nigeria, l’autre la situation politique dans le même pays, un autre a quitté la Roumanie, une autre recherchait un lieu de vie alternatif et un sens à sa vie… Toutes et tous ont trouvé chez Herrou un asile, mais surtout beaucoup plus qu’un asile : un véritable lieu de (re)construction personnelle à tous niveaux. Un lieu qui donne corps et réalité à un fameux slogan qui résonne si souvent creux : « un autre monde est possible ».

Disons-le aussi, Autrement ne révolutionne pas l’art cinématographique, n’invente pas de nouvelles manières de filmer, de monter, de raconter. Mais ce n’est pas là son enjeu, son propos, son objectif. Toesca a peut-être considéré que la ferme Herrou était un lieu si singulier, habité par des personnages si admirables, aimables, respectables, qu’il fallait juste « se contenter » de le filmer simplement, naturellement, attentivement, patiemment, tranquillement, en laissant le sujet se déployer, le récit avancer à son rythme et le temps long œuvrer, sans gâter ou gâcher le matériau par un surmoi artistique excessif.

Filmer comme on cuisine parfois, en respectant la saveur et la fraîcheur des produits d’origine, sans rajouter mille ingrédients ni alourdir la sauce. Ce qu’on perd en créativité ou en virtuosité esthétique, on le gagne amplement en proximité et en profondeur humaine. Et ça aussi, c’est le cinéma.

Autrement, de Michel Toesca, en libre accès jusqu’au 3 décembre sur la webTV SaNoSi.live


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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