Théâtre

Des paysages imaginaires de l’Atlantide – sur La Grande Marée de Simon Gauchet

Philosophe

La Grande Marée, dernière création de Simon Gauchet, s’empare du mythe de l’Atlantide et nous plonge dans le récit de ce qui a été englouti, enfoui et recouvert. En oscillant entre théâtre et performance, la pièce ambitionne d’interroger à nouveau frais notre rapport intime à l’histoire, au passé et à la catastrophe.

De l’Atlantide, cette île abritant une civilisation immergée suite à une catastrophe qu’évoque Platon dans le Timée et le Critias, il ne nous est parvenu que des mots épars, quelques projections de l’esprit, et des fouilles archéologiques sous-marines sujettes à controverse.

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L’histoire de l’Atlantide ressemble à celle d’une disparition sans élément qui puisse attester son existence réelle, une disparition imaginaire d’un lieu imaginaire, en somme, un mythe. Cela n’a pas empêché une équipe de chercheurs de l’université de Berlin de former le projet d’une expédition maritime en quête de ce lieu manquant à la fin des années 1980.

À partir des deux motifs que sont le rêve et le voyage qui animent cette légende, le nouveau spectacle de Simon Gauchet, La Grande Marée, fait le récit d’une série d’enquêtes qui nous plonge dans l’histoire de ce plan d’expédition vers l’Atlantide, dans les mythologies autour de l’engloutissement, enfin dans l’odyssée du processus de création du spectacle, celui même qui se déroule sous nos yeux. Ces différentes histoires viennent, à l’heure de ce que Bruno Latour a appelé le « nouveau régime climatique » et, avec lui, de la disparition d’un monde, interroger à nouveau frais nos rapports à la catastrophe, fantasmée ou vécue.

Quels rôles jouent nos récits, nos manières de raconter et de s’approprier nos vies, leurs désastres, leurs espoirs et leurs rêves, dans nos pouvoirs d’individuation, de création, et de fabriquant de mondes ? Ces récits peuvent-ils nous aider à recomposer de nouveaux milieux pour nos existences multiples, des milieux qui soient non assujettis à nos volontés d’expansion et encore moins livrés à nos pulsions morbides et destructives ? Ont-ils la force de nous accompagner dans les grands bouleversements auxquels nous sommes confrontés ?

Cette question de la valeur opérante et transformatrice de nos histoires, et en particulier de nos mythes, l’artiste Simon Gauchet ne cesse de la décliner depuis sa première mise en scène en 2014, L’Expérience du feu. Ce spectacle revenait sur la figure de Jeanne d’Arc pour comprendre la force de renouvellement d’un de ces mythes, toujours prêts, quand ils sont pris dans l’élan d’un libre jeu fictionnel, à revêtir des formes et des significations inédites. C’est encore avec Le Projet Apocalyptique en 2016-2017 que l’artiste rappelle que toute fin est un commencement qu’il nous revient d’investir. Avec Le Radeau utopique, lors de ces deux mêmes années, il part accompagné d’un équipage à la recherche de l’île d’Utopie, celle de Thomas More, avec cette idée de collecter auprès des habitants des rivages fluviaux et maritimes les récits imaginaires qu’elle aurait laissés dans son sillage. Toutes ces tentatives théâtrales traitent de commencements, qui ne sont autres qu’un réseau de ramifications, et des conditions de notre créativité au profit d’un monde habitable. Le feu, l’eau, l’air, la terre, Simon Gauchet pense le monde à partir et avec les éléments premiers de la physique ancienne.

Le metteur en scène poursuit ce geste cette année en proposant une descente archéo-généalogique dans les flux et les reflux d’une Grande Marée dévolue à l’Atlantide.

Le point de départ de l’enquête prend ancrage dans la curiosité de la journaliste Brigitte Salino pour cet obscur projet d’expédition lancé par le philosophe allemand Ulrich Sonnemann (1912-1993) à la fin des années 1980, fédérant autour de lui d’autres intellectuels et étudiants, tel que le sociologue Dietmar Kamper (1936-2001). À partir des archives de la journaliste, dont une conversation enregistrée à Berlin avec Kamper et des données que l’équipe de Simon Gauchet a elle-même collectées, notamment une rencontre avec Constantin Rauer, étudiant et participant au projet encore en vie, les acteurs reconstituent le récit de la tentative d’expédition sur scène. Ils en transmettent les éléments structurants aux spectateurs, à savoir les raisons, les intentions, et ce qu’il s’est vraiment passé.

Ce qui était risqué, et qui forme l’audace même du projet, c’était la possibilité d’une expérience rêvée commune.

On comprend que la quête de l’Atlantide est motivée d’un point de vue philosophique, chez les chercheurs allemands, par le constat d’une tendance humaine à produire les conditions de la catastrophe et à se jeter dans son avènement. Ce penchant proviendrait à les en croire d’un traumatisme originaire qui travaille les inconscients collectifs en direction d’actions et de comportements autodestructeurs. Leur hypothèse s’inscrit dans les développements freudiens du début du XXe siècle autour du traumatisme et de ses mécanismes de répétition. Ces derniers imposent paradoxalement comme résistance à l’effroi que le traumatisme lègue, une réactivation de cet effroi, lequel n’a pas pu faire l’objet d’une élaboration (ni d’une compréhension ni d’un récit), si bien que le traumatisme demeure condamné à sa propre reconduction. Or ce traumatisme originaire, toujours d’après les chercheurs en question, prend cependant figure dans ce qui a été englouti, enfoui et recouvert, dans cette Atlantide donc, qu’il convient de chercher pour engager un processus de guérison et en finir avec cette fascination pour la dévastation.

Conjurer le cercle infernal des fantasmes pour l’anéantissement, interrompre, sinon arrêter, les cycles cataclysmiques faits de mort et de souffrance d’une part, raviver les pouvoirs d’éveil créateur, célébrer nos capacités imageantes d’autre part, forme le double objectif anthropologique de l’expédition. Pour autant, l’enjeu n’a pas été pour Sonnemann et Kamper de trouver ni de posséder la connaissance de l’objet convoité, l’Atlantide. Il fallait que l’énigme reste ouverte pour que s’y engouffrent les songes. Ce qui était risqué, et qui forme l’audace même du projet, c’était la possibilité d’une expérience rêvée commune.

Le projet s’effondre pourtant avec le mur de Berlin en 1989, comme si son abandon à ce moment précis donnait vie à tous les fantasmes de fin de l’histoire. Comme s’il n’était plus question de conjurer le passé, mais de l’oublier pour ouvrir l’avenir, prétendument prometteur de l’unification économique du continent. Si l’article de Brigitte Salino sur cette aventure est passé relativement inaperçu à l’époque, il se révèle être aujourd’hui un outil précieux pour questionner la montée en généralité et en puissance des conflits armés sur le territoire européen, dont la guerre en Ukraine témoigne cruellement. La menace d’une désagrégation politique de l’Europe, intensifiée par une large contamination des esprits par les idées réactionnaires, invite plus que jamais à revenir à des expériences collectives de pensée et de renouvellement des imaginaires collectifs.

Cela n’a pas échappé à Simon Gauchet, qui propose à son équipe, à son échelle, une reprise des techniques pratiquées chez les chercheurs allemands comme celle qui consiste à se raconter ses rêves pour voir quelle sorte de commun ce rituel peut faire naître. Le spectacle s’ouvre en effet sur des récits de rêves ou de fragments de rêves réellement vécus par les acteurs la nuit précédant la représentation.

Les passages du passé au présent de l’enquête sont si bien lissés qu’ils permettent une coexistence des temps.

La chute du projet allemand s’incarne alors dans la belle performance vocale de Yann Boudaud, par quoi la tempête s’annonce, gronde, active les voiles pour un dépassement de l’argument de l’expédition maritime vers d’autres manières, plus individuelles, de se confronter à l’histoire. Ainsi, les acteurs se lancent-ils dans le récit de leurs expéditions personnelles, celles qu’ils ont menées dans le cadre du processus de création de La Grande Marée : la barre d’Étel, en Bretagne sud, pour ses bancs de sable pris dans des mouvements imprévisibles provoquant des naufrages (Gaël Baron) ; la grotte de Cougnac, pour les peintures murales du paléolithique supérieur (Yann Boudaud) ; les landes mégalithiques de Carnac, pour les mystères des agencements de ces pierres (Rémi Fortin) ; l’île de Santorin, pour les ruines immergées qu’on a cru être celles de l’Atlantide (Rémi Fortin) ; une toile peinte au début du XXe siècle pour une mise en scène de l’opéra Mireille de Charles Gounod arrachée au magasin de l’opéra de Rennes (Cléa Laizé).

Chacun, à partir d’une rencontre avec des traces de l’histoire, vient raconter quelque chose de son rapport singulier au temps. Ce qui apparaît alors dans ce jeu auquel les acteurs se sont prêtés, c’est l’émerveillement que leur procurent ces micro-expéditions, loin de ce sentiment imminent et paralysant de catastrophe qui s’exprime aujourd’hui dans l’éco-anxiété. Ces décentrements spatio-temporels renvoient les acteurs aux puissances créatrices de la nature comme à celles des êtres humains, qui depuis la nuit des temps façonnent aussi nos vies. C’est cet éblouissement devant l’Ouvert qu’ils transmettent à leur tour aux spectateurs, lors de cette expédition parmi les rêves, en guise d’espérance pour le futur.

Quels ont été les choix artistiques du metteur en scène pour rendre visible cette double expédition, celle des chercheurs allemands et sa relance dans La Grande Marée ? Ils oscillent entre théâtre et performance, prolongeant les ambitions du théâtre contemporain pour le mélange des genres.

Les acteurs empruntent la voix des membres de l’expédition Atlantis et celle de la journaliste pour rejouer des scènes réelles ou imaginaires du passé, ou bien s’expriment en leur nom propre. Ce dispositif théâtral, qui consiste à passer d’espace-temps et de personnages/personnes distincts est mené avec une grande intelligence et avec brio. Pour la reconstitution de l’entretien entre Brigitte Salino et Dietmar Kamper par exemple, les acteurs, avec l’aide d’un machiniste, activent un espace dramaturgique en manipulant des éléments scénographiques, tout en discutant entre eux du jeu qu’il convient d’adopter pour se mettre à la place de la journaliste et du sociologue. Ces échanges font écho à ceux qui pourraient se tenir lors des répétitions et délivrent quelque chose de la fabrique d’un théâtre sans en percer le mystère.

Les passages du passé au présent de l’enquête sont si bien lissés qu’ils permettent une coexistence des temps dont les effets de confusion manifestent l’effort qu’implique toute reprise créative d’une transmission. Ces passages sont chargés de présences fantomatiques grâce auxquelles les spectateurs échappent au régime d’historicité que François Hartog nomme le présentisme et qui qualifie une tendance contemporaine de notre rapport et expérience du temps à se restreindre aux impératifs de l’immédiat.

Deux acteurs dont s’est entouré Simon Gauchet participent par leur seule présence de ce changement de régime. Gaël Baron et Yann Boudaud ont notamment joué pour le metteur en scène Claude Régy (1923-2019), lui-même sensible à l’apparition de visions imaginaires chez le spectateur. Or, les procédés théâtraux mis en œuvre par Régy reposaient en partie sur des usages du silence, de la lenteur et de la nuit, provoquant par l’épure des troubles dans la perception et avec eux l’apparition imaginaire de spectres venus d’autres temps, participants à l’écriture du spectacle. Ces effets recherchés de dilatation et d’élargissement des temps et des espaces, s’ils sont amenés de manière différente chez Simon Gauchet, demeurent chargés de cet héritage.

À l’image des membres de l’équipe de La Grande Marée, il s’agit pour eux, de réveiller les dimensions oubliées ou cachées de leurs existences par la recherche de souvenirs enfouis.

Les enchevêtrements et déploiements spatio-temporels sont par ailleurs conduits avec un humour et une facétie certaines. À cet égard, la fraîcheur du jeu enthousiaste, parfois même exalté, de Rémi Fortin et la justesse de celui de Cléa Laizé comptent pour beaucoup dans le plaisir et l’abandon du spectateur à l’expérience. Ainsi, grâce aux oscillations des procédés théâtraux à l’œuvre, entre distance et immersion, représentation et présentation, les acteurs de La Grande Marée cherchent comment, au cœur des ruines et de leurs sédiments, dans un passé réactivé, peuvent jaillir de nouvelles perspectives théâtrales et politiques.

La plongée archéologique ne se limite donc pas à l’expédition Atlantis, ni à celle de La Grande Marée elle-même. Elle produit une troisième expédition : celle des spectateurs qui s’engagent à leur tour dans leur propre enquête et convoquent pour cela leurs fantômes et leurs rêves. À l’image des membres de l’équipe de La Grande Marée, il s’agit pour eux, à l’occasion de leur contact avec cette expérience théâtrale, de réveiller les dimensions oubliées ou cachées de leurs existences par la recherche de souvenirs enfouis.

Cette invitation à une expérience intérieure élargie, parce que collective, est plastiquement accentuée et augmentée par un dispositif scénographique qui relève du tableau de paysage. Des toiles peintes d’opéra de format monumental et datant des années 1930 sont, en effet, réemployées pour former une succession de magnifiques paysages par lesquels passent les différentes expéditions. Posées à plat au sol, elles servent à dessiner l’espace de jeu, une plage ou une mer d’huile. À la verticale, que ce soit en arrière-scène ou en avant-scène, elles récupèrent leur fonction originelle décorative et s’imposent à notre regard, magistrales et terrifiantes à l’image des vagues scélérates. Et, peu à peu, au cours du spectacle, les toiles se mettent à s’agiter et à onduler, remplissant l’espace du plateau en hauteur, largeur et profondeur. Par leur mouvement et des jeux de lumières, elles produisent en nous, comme les grandes marées, des effets de recouvrement et de dévoilement, qui enveloppent les corps des spectateurs et les aident à embarquer dans les profondeurs de leur intimité. La submersion se réalise ici avec douceur, et non suite à un événement violent ou à un déchaînement des éléments, comme si d’une manière plastiquement calme, gracieuse et élégante ne pouvait émerger que la part heureuse de notre constitution.

Les différentes fonctions investies par les toiles peintes expriment des passages d’une vision du paysage théâtral à une autre dans un souci de synthèse. L’une est de nature contemplative, elle consiste en cette disposition du regard à percevoir un fragment du monde représenté dans un rapport frontal. L’autre se veut immersive et enveloppante, elle correspond à une vision par le milieu, c’est-à-dire qui s’exerce à même le paysage dont elle est directement partie prenante. Enfin, une troisième vision se déplie sur un mode imaginaire. La Grande Marée accueille ces trois modalités de la vision : celle de paysages regardés comme des tableaux, des représentations ; celle de paysages vécus comme des milieux de vie ; enfin celle de paysages imaginaires.

Mais plutôt que de les opposer, fidèle à ses mouvements d’oscillation entre représentation et présentation, distance et effets d’immersion, Simon Gauchet montre au contraire leur complémentarité dans l’expérience de ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler un « théâtre paysage », à savoir, ici, un théâtre qui confère à la scène un statut de paysage (et non au sens de cet autre « théâtre paysage », où c’est le paysage extérieur – une place, un rivage, une clairière en forêt, qui fait scène).

Cette ambition de synthèse est particulièrement prégnante dans ce geste d’exhumation des toiles peintes, qui rappelons-le, avaient été décriées et délogées par les réformateurs du début du XXe siècle, à commencer par le metteur en scène André Antoine, au profit d’un décor formé d’accessoires réels. Quant à cette synthèse, elle renvoie à celle que nous éprouvons dans nos expériences, quand nos existences ne sont pas empêchées par le présentisme, des trois modalités du temps que sont le passé, le présent et le futur. En admettant la logique relationnelle des différentes visions, Simon Gauchet échappe, au sein du débat actuel sur les modes de réception de la scène, à l’alternative anthropocentrique versus polycentrique. Non pas pour les invalider ou les écarter, mais dans une intention de dépassement vers des projets d’avenir que seuls les êtres humains peuvent former.

La proposition de Simon Gauchet consiste alors, à l’image de celle de l’expédition maritime, à traverser ensemble un geste archéologique qui engage à faire d’un passé un actuel par quoi le présent est questionné. La généalogie du geste ici entamé abandonne l’idée d’une origine à partir de laquelle pourrait se dérouler le fil conducteur de l’histoire, sans renoncer tout à fait au muthos. Si tout récit prend appui sur les interstices des faits, c’est-à-dire sur le disparate, le singulier, le discontinu, la fiction et le rêve, tout ce qui échappe finalement aux structures d’organisation traditionnelles du muthos, c’est pour, à partir d’un nouveau commencement, mieux en redéfinir la trajectoire. Cette tâche est laissée aux spectateurs.

La Grande Marée, mise en scène de Simon Gauchet. À Paris, au Théâtre de la Bastille jusqu’au 24 novembre 2023. À Nantes, au TU du 28 novembre au 1er décembre 2023. À Saint-Brieuc, à La Passerelle du 13 au 14 décembre 2023. À Évreux, au Tangram le 18 mai 2024.


Rachel Rajalu

Philosophe, Enseignante à l'École supérieur d'art et de design TALM-Le Mans