Société

La tyrannie de l’histoire –storytelling (1/2)

Écrivain

Comment le paradigme de la narration exploré par les théoriciens du récit et les narratologues dans les années 1960 est devenue une vulgate pour managers et communiquants, comment cette vulgate s’était transformée en une idéologie spontanée dans la culture de masse au point d’éclipser toute autre forme de pensée et de symbolisation ?

Dans ses éditions des 10 et 17 juillet 2023, le New Yorker a publié un essai passionnant sur le storytelling sous le titre : « La tyrannie de l’histoire » (« The Tyranny of the Tale »). Le chapeau de l’article en donne le ton « On nous dit que l’histoire nous libérera.

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Mais si le format narratif était aussi une cage ? » Cette critique ne peut que réjouir l’auteur de ces lignes qui a apporté il y a quinze ans sa pierre à la critique du storytelling. Mais que cette critique trouve un écho dans les pages du New Yorker, qui est considéré comme le temple du journalisme narratif, voilà qui est plus étonnant et constitue en soi un évènement.

Parul Sehgal, l’autrice de l’article, définit ainsi (et non sans ironie) le champ de son analyse : « Le “storytelling” – tel qu’il est actuellement déployé de manière confuse – : comprend la fiction (mais aussi la non-fiction). C’est le royaume de la fantaisie ludique (mais aussi le mortier même de l’identité et de la communauté) ; il piège (et libère) ; il définit (et obscurcit). Le marqueur le plus fiable est peut-être ce petit halo qu’il a pris l’habitude de brandir au-dessus de sa propre tête, son aura insistante de piété. La narration est ce qui sauvera le royaume ; nous sommes tous des Shéhérazade désormais ».

Depuis les années 2000, le storytelling s’est répandu comme une trainée de poudre ; il est apparu comme une recette miracle pour convaincre, communiquer, résoudre les crises, construire son image et son identité. Cette nouvelle méthode de communication basée sur le récit est devenue un moyen de séduire et d’influencer un public, des électeurs, des clients. Mais aussi : partager des informations, configurer des pratiques, des savoir-faire. Formaliser des contenus, formater des discours, transmettre une expérience sur les réseaux sociaux.

Loin d’être une simple technique de communication, le storytelling s’est hissé au rang d’un véritable paradigme narratif qui s’impose à tous à l’exclusion de toute autre forme de discours. Les managers sont tenus de raconter des histoires pour motiver les travailleurs et les médecins sont formés à écouter les histoires de leurs patients. Les reporters se sont ralliés au journalisme narratif, et les psychologues à la thérapie narrative.

Longtemps considéré comme une forme de communication réservée aux enfants dont la pratique était cantonnée aux heures de loisirs et l’analyse aux études littéraires (linguistique, rhétorique, grammaire textuelle, narratologie…), l’art de raconter des histoires (storytelling) a connu depuis le milieu des années 1990, un succès croissant, qu’on a qualifié de triomphe, de renaissance ou encore de revival.

Au milieu des années 1990 le tournant narratif des sciences sociales a coïncidé avec l’explosion d’Internet et les avancées des nouvelles techniques d’information et de communication (NTIC). Cette rencontre a créé les conditions du storytelling revival, accréditant ce que les chercheurs en sciences sociales ont appelé le narrative turn et qu’on a comparé à l’entrée dans un nouvel âge, l’« âge narratif ». C’est par ce détour que le storytelling a pu apparaître comme un instrument de management et de contrôle. « La NASA, Verizon, Nike et Lands End considèrent le storytelling comme l’approche la plus efficace aujourd’hui dans les affaires », constatait en 2006 Lori L. Silverman, consultante américaine en management. Popularisé par le lobbying très efficace de nouveaux gourous, le storytelling management est désormais considéré comme indispensable aux décideurs, qu’ils exercent dans la politique, l’économie, les nouvelles technologies, l’université ou la diplomatie.

Le storytelling management est une opération plus complexe qu’on ne pourrait le croire à première vue : il ne s’agit pas seulement de « raconter des histoires » aux salariés mais de faire partager un ensemble de croyances à même de susciter l’adhésion et d’orienter les flux d’émotions, bref de créer un mythe collectif contraignant : « Les histoires peuvent être des prisons », écrit David Boje, un théoricien du storytelling management. « Une fois inscrits dans des histoires, avec des personnages et une intrigue, nous sommes impliqués avec d’autres qui s’attendent à ce que nous réagissions, parlions et évoluons d’une certaine façon. Dans la famille, nous avons certains rôles à jouer, certains scripts qui se répètent sans cesse. Nous sommes accrochés à certaines histoires, nous tenons à notre personnage et nous guettons le moment capital de jouer notre scène favorite. Les histoires et le storytelling peuvent participer du regard panoptique et de l’hégémonie du pouvoir. Qu’est-ce donc alors qu’une histoire ? Et que signifie “suivre” une histoire ? »

« Chaque lieu de travail, école, service public ou groupe religieux local, est une storytelling organisation. Chaque organisation, de la simple entreprise de fournitures de bureau et du McDonald de quartier jusqu’aux organisations qui font rêver comme Disney ou Nike, ou aux plus scandaleuses comme Enron ou Arthur Andersen, sont des storytelling organisations. »

Le récit y est en effet considéré tout à la fois comme un facteur d’innovation et de changement, un vecteur d’apprentissage et un outil de communication. Il constitue une réponse à la crise du sens dans les organisations et une méthode pour construire une identité d’entreprise. Il structure et formate la communication, à l’intention des consommateurs comme des actionnaires… Sur le site web d’une conteuse professionnelle du nouveau circuit des storytellers en entreprise on peut lire cette annonce : « Evelyn Clark, the Corporate Storyteller, aide les organisations à “développer des histoires brûlantes (red-hot) et fondées sur des valeurs (value-based stories), qui se propagent comme des feux sauvages et propulsent [les managers] vers leur vision.” »

Cette nouvelle religion du récit qui allait s’imposer à tous était le prolongement direct d’un tournant narratif négocié par les théoriciens du marketing au tournant du siècle. À partir des années 2000, les responsables des grands groupes américains s’engagent dans la reconstruction narrative de leurs marques sous l’impulsion des nouveaux gourous du storytelling. Leur credo : les gens n’achètent pas des produits, mais les histoires que ces produits représentent. Pas plus qu’ils n’achètent des marques, mais les mythes et les archétypes que ces marques symbolisent. La marque ne se suffisait plus à elle-même, elle devait devenir un vecteur d’histoires.

Selon Seth Godin, l’inventeur américain du marketing viral, « le nouveau marketing avait pour but de raconter des histoires, et non de concevoir des publicités ». Pour Laurence Vincent, l’auteur de Legendary Brands, « le secret du succès d’une marque reposait sur le récit qu’elle communique ». « Oubliez le marketing traditionnel de positionnement et les approches centrées sur la marque, affirmait quant à lui William Ryan, l’homme qui avait changé l’image d’Apple au moment du lancement de l’iMac. Nous sommes entrés dans l’”âge du récit”, où le plus grand défi qu’affrontent les entreprises est la manière de communiquer sur leur histoire de la façon la plus efficace et crédible possible – à la fois en interne et à l’extérieur ».

Selon Yuval Noah Harari […] Homo sapiens est un animal narrateur qui pense en histoires plutôt qu’en chiffres ou en graphiques, et qui croit que l’univers lui-même fonctionne comme une histoire.

Que vous vouliez mener à bien une négociation commerciale ou faire signer un traité de paix à des factions rivales, lancer un nouveau produit ou faire accepter à un collectif de travail un changement important, y compris son propre licenciement, concevoir un jeu vidéo « sérieux » ou soigner les traumas post-guerre des GIs, le storytelling est considéré comme une panacée. Il est utilisé par les pédagogues comme technique d’enseignement et par les psychologues comme un moyen de guérir les traumatismes. Il constitue une réponse à la crise du sens dans les organisations et un outil de propagande de la diplomatie publique, un mécanisme d’immersion et l’instrument du profilage des individus, une technique de visualisation de l’information et une arme redoutable de désinformation…

« Toutes sortes d’arguments sont mobilisés en faveur des histoires » ironise Parul Sehgal l’autrice de l’article du New Yorker, « nous nous laissons convaincre plus facilement par des histoires que par des statistiques ; nous nous souvenons des faits plus longtemps s’ils sont intégrés dans un récit ; les histoires stimulent la production de cortisol (encourageant l’attention) et d’ocytocine (encourageant la connexion). Nous sommes des créatures à la recherche de modèles, créatrices de sens, qui projettent leurs besoins narratifs sur le monde. Selon Yuval Noah Harari, l’auteur du best-seller du même nom, Homo sapiens est un animal narrateur qui pense en histoires plutôt qu’en chiffres ou en graphiques, et qui croit que l’univers lui-même fonctionne comme une histoire, remplie de héros et de méchants, de conflits et de résolutions, d’apogées et de fins heureuses. »

« L’histoire est désormais si appréciée que, dans de nombreux domaines, elle est devenue obligatoire ajoute Parul Sehgal, pensez aux récits exigés des demandeurs d’asile ou des victimes de viol, qui sont pénalisées ou rejetées si les paramètres de leurs histoires ne se conforment pas facilement au genre. » Le rapport Starr sur l’affaire Monica Lewinski regroupait ses principales conclusions dans un chapitre intitulé « Narrative ». Celui de la commission d’enquête sur les attentats du 11 septembre est devenu un succès de librairie, parce que les rédacteurs ont décidé de supprimer tous les adjectifs et opté pour une reconstitution de l’enchaînement des événements suivant une trame narrative.

Dans un article intitulé « Not the same old story », Lynn Smith, éditorialiste au The Los Angeles Times, soulignait en 2001 le caractère inédit du phénomène storytelling: « On peut toujours faire remonter l’art du storytelling aux peintures rupestres des hommes des cavernes. […] Mais depuis le mouvement littéraire postmoderne des années 1960, venu des universités et qui s’est répandu dans une culture plus large, la pensée narrative s’est propagée à d’autres champs : historiens, juristes, physiciens, économistes et psychologues ont redécouvert le pouvoir qu’ont les histoires de constituer une réalité. Et le storytelling en est venu à rivaliser avec la pensée logique pour comprendre la jurisprudence, la géographie, la maladie ou la guerre. »

« Les histoires sont devenues si convaincantes que des critiques craignent qu’elles ne deviennent un substitut dangereux aux faits et aux arguments rationnels. […] Des histoires séduisantes peuvent abriter des mensonges ou de la propagande. Les gens se mentent à eux-mêmes avec leurs propres histoires. Une histoire qui procure une explication rassurante des événements peut aussi tromper en éliminant les contradictions et les complications. »

« Auparavant, on disait toujours : “Ce n’est qu’une histoire, donne-moi les faits”, ajoutait Paul Costello, co-fondateur du Centre d’études narratives à Washington, créé en 1995 pour analyser ces nouveaux usages du récit. Maintenant beaucoup de gens commencent à réaliser que les histoires peuvent avoir des effets réels qui doivent être pris au sérieux. »

Le concept de récit est sorti du lit de la littérature et il répand en tous sens ses fictions. Il s’est mis à dériver d’un domaine à un autre : de la psychologie à l’éducation, des sciences sociales à la science politique, de la recherche médicale au droit et à la théologie ou aux sciences cognitives. « Aujourd’hui, le récit est partout », constatait Brian Richardson en 2000. Cinq ans plus tard, James Phelan n’hésitait plus à parler d’« impérialisme narratif ».

Selon Parul Sehgal le meilleur exemple de cette « faim narrative » propre à notre époque se trouve dans les mémoires du prince Harry, Le Suppléant (Spare). « Ce que Harry pleure ce n’est pas seulement la perte de la princesse Diana ; il déplore l’absence d’histoires à son sujet : “Elle n’était qu’un trou dans mon cœur.” […] C’est un vide terrible que décrit Harry, commente Sehgal, et ses mémoires sont une chronique d’autres histoires qui pourraient le retenir et le soutenir… Il devient accro aux contes des tabloïds, aux complots de palais, au chauvinisme militaire et aux contes de fées, jusqu’à ce qu’il se retrouve seul. “J’ai pensé à tous les étapes difficiles de ma vie – le pôle Nord, les exercices militaires, suivre le cercueil de maman jusqu’à la tombe – et même si les souvenirs étaient douloureux, ils ont également fourni une continuité, une structure, une sorte de colonne vertébrale narrative que je n’avais jamais soupçonnée. La vie était une longue marche. C’était logique. C’était merveilleux.” » « C’est aussi un écho étrange et involontaire de Peter Pan, pense le prince Harry, dans une sorte de morale de la fable, Peter ne peut pas grandir parce qu’on ne lui a jamais raconté d’histoires : “Aucun des garçons perdus ne connaît d’histoires. Sans le sens du récit, il ne peut pas établir le sien.”

Depuis les années 2000, la multiplication des récits menés à l’enseigne du storytelling a produit une hyperinflation narrative dans le secteur des médias, du marketing et de la communication institutionnelle. Cette hyperinflation a miné la confiance dans la parole publique et le crédit de tous les narrateurs de la sphère médiatique (hommes politiques, journalistes, experts, communicants, commentateurs).

Nous n’écoutons plus les histoires, nous les consommons comme de la nourriture avalée en chemin, machinalement.

Si l’inflation monétaire ruine la confiance dans la monnaie, l’inflation d’histoires érode la confiance dans la crédibilité de tous les narrateurs. Les symptômes de cette perte de confiance sont bien connus : fake news, alternative facts (« faits alternatifs »), narrateurs décrédibilisés, brouillage du vrai et du faux, robotisation du langage par les algorithmes, stocks d’images vendues à l’encan, prime aux clashs sur les réseaux sociaux et les chaînes d’info, effondrement de la confiance dans le langage.

Un déferlement d’histoires préside désormais à notre vision du monde et sature nos perceptions, comme la musique d’ascenseur colonise notre espace auditif. Nous ne partageons pas les histoires, nous y tombons. Nous sommes immergés en elles. Elles nous engloutissent. Nous n’écoutons plus les histoires, nous les consommons comme de la nourriture avalée en chemin, machinalement. Elles n’appartiennent plus simplement au régime du spectacle théorisé par Guy Debord, mais à celui du spectral qui s’impose lorsque la réalité a disparu ; elles ne relèvent plus de l’exposition mais de la dévoration, dévoration des attentions, des désirs et des imaginaires.

Toutes ces formes de dévoration fusionnent sous nos yeux dans un univers social où la manipulation des émotions a pris désormais la place de l’échange des idées et des expériences. Voilà le bilan du storytelling, et de la production de masse des récits utiles et des émotions efficaces. Un bilan d’autant plus désastreux qu’il a bénéficié de l’engouement collectif des réseaux sociaux.

L’explosion du narratif sur fond de mondialisation médiatique a été d’autant plus spectaculaire qu’elle ne rencontrait aucune résistance. Les médias y trouvaient leur compte en termes d’audience, les publicitaires un moyen de capter l’attention, les hommes politiques une nouvelle manière de faire campagne et de gouverner, les mouvements d’opinion et les lobbys un moyen de se faire entendre.

Les universitaires, linguistes et les narratologues, qui furent les premiers dans les années 1960 à s’intéresser au récit, se réjouissaient en secret de voir leur sujet d’études accéder à un vaste public. Il n’est jusqu’à l’ex-président Barak Obama qui ne se soit reconverti après deux mandats à la Maison-Blanche en producteur de séries chez Netflix. La religion de la narration semble avoir pris le relai de l’action politique. Faute de pouvoir changer le monde, produisons-le ! Créons de bonnes histoires, en quoi l’on puisse croire, des séries « we can believe in ».

« Je suppose, écrit Peter Brooks, un narratologue britannique auteur de Reading for the Plot: Design and Intention in Narrative, devenu un classique de la narratologie, que les théoriciens du récit devraient se réjouir de voir leur sujet d’études coloniser de vastes domaines du discours, à la fois populaire et académique. Le problème, cependant, c’est que la promiscuité même de l’idée de récit pourrait bien avoir rendu le concept inutile. »

« Brooks, commente l’autrice de l’article du New Yorker, a passé la majeure partie de sa carrière à essayer de faire comprendre aux lecteurs le pouvoir particulier du récit, se glissant sous le châssis des grands romans… et démontant le moteur de l’intrigue pour révéler comment ils fonctionnent et comment ils entraînent le lecteur avec eux. »

Dans son livre le plus récent, Seduced by Story, il décrit le sentiment terrifiant d’avoir trop bien réussi. Lorsqu’il entendit George W. Bush en janvier 2001 faire l’éloge des « histoires qui expliquent vraiment ce que l’Amérique peut et doit être » et prononcer une dizaine de fois le mot story dans un discours de quelques minutes, Brooks eut le sentiment que Bush avait une compréhension du monde purement narrative « qui ne permettait pas de voir que vivre et raconter pouvaient être des choses différentes. » « C’était comme si un jeune que j’avais nourri était devenu un prédateur ». Le discours de Bush constituait « une prise de contrôle narrative de la réalité » et cette prise de contrôle allait se déployer pendant ses deux mandats sous l’influence de son conseiller Karl Rove et de sa « stratégie de Shéhérazade » qui allait conduire les États-Unis aux pires impasses militaires de son histoire en Afghanistan et en Irak.

Entre G.W. Bush et D. Trump, le storytelling a poursuivi sa course folle jusqu’à atteindre ce point d’entropie qu’on a appelé la post-vérité. « Les mythes, écrit Terry Eagleton, dans sa critique du livre de Peter Brooks, sont des fictions qui ont oublié leur propre statut de fiction et se croient réelles. »

On suppose que l’histoire que Brooks a en tête est une chronique de l’Amérique perdue et de l’Amérique retrouvée, une élection volée et un état profond, des complots de pédophiles (Quannon et le Pizzagate, Nda) et la prise d’assaut d’une citadelle. Les fictions vivifiantes ont cédé la place aux mythes nuisibles. « Les mythes, alerte Peter Brooks, peuvent encore nous tuer ».


Christian Salmon

Écrivain, Chercheur au Centre de Recherches sur les Arts et le Langage