Littérature

Une maison à soi – sur Des hommes possibles de Pauline Klein

Critique Littéraire

La narratrice de Des hommes possibles est confrontée à ses propres manques – un poêle fonctionnel, un compagnon, un père disparu trop tôt – et aux fragments du passé, du passage furtif des autres. Avec une écriture tout en nuance, Pauline Klein fait de son nouveau livre une réflexion sur l’identité, les espaces que l’on habite et les relations que l’on tisse.

«Mais tu fais ça sans personne ? » La question est posée à la narratrice par une femme, une voisine, qui est aussi une mère de famille. La narratrice, une écrivaine, a une petite quarantaine, elle aussi est mère de famille, mais elle est séparée du père de ses enfants, et célibataire.

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Ce n’est pas une raison pour se passer des hommes et ce n’est d’ailleurs pas le choix qu’elle fait. Avec de l’argent qu’exceptionnellement un livre lui a rapporté, elle vient d’acheter une petite maison en Bourgogne. La demeure a pas mal d’inconvénients, elle ne dispose pas de système de chauffage, notamment. En signant l’acte de vente, la narratrice a fait preuve d’un courage que toutes les femmes n’auraient pas. Des hommes possibles est un roman qui fait la part des manques et des possessions : manquent à la narratrice, entre autres, un poêle qui fonctionne, un compagnon et un père. Le sien est mort quand elle était très jeune. À l’occasion de l’achat de cette maison elle va retrouver des choses sur lui, des morceaux de lui.

Outre une maison, la narratrice possède une sœur, Valentine : « Ma sœur, c’est elle qui fait mon monde. Elle est la preuve de mon existence sur terre. » Des hommes possibles dresse une liste d’hommes pas possibles, qui rappelleront quelque chose à tout le monde. Le roman décrit un état psychique partagé, et contemporain : un manque d’entrain, une lassitude, un désengagement, parce qu’on connaît la chanson. Mais le lecteur était plus habitué à le lire chez un personnage masculin que chez une héroïne. À un homme qui lui dit que son ex-femme « pense que les gens se séparent pour rien, qu’au moindre problème, tac, c’est terminé », la narratrice répond calmement : « Je trouve que c’est pareil dans l’autre sens. Les gens se mettent ensemble pour rien. » Le roman de Pauline Klein n’est pas un plaidoyer pour la solitude, il observe ce que font les uns et les autres, sans en tirer de loi. Comme dans son précédent roman, La Figurante (Flammarion, 2020), la plume de Pauline Klein balade une nonchalance comique et pleine de charme, même quand il lui arrive des malheurs.

Le livre commence au moment où la narratrice entame une relation – elle ne reste jamais seule longtemps, depuis qu’elle n’est plus avec le père de ses enfants. L’heureux élu s’appelle Aram, il est né en France, il est d’origine arménienne, il a une fille de six ans et il est séparé de la mère. Le temps est aux séparations. Il porte une parka orange, si bien que l’autrice le surnomme « l’homme en orange ». Il a autre chose encore : employé de l’entreprise Veligo, qui fournit la capitale en bicyclette bleues ou vertes, Aram est souvent au volant d’un véhicule utilitaire de fonction blanc, dans lequel il transporte les vélos. La première fois que la narratrice et lui font l’amour, c’est au milieu de barres métalliques et contre les vitres. C’est une scène drôle d’où le plaisir est absent, ce qui est embêtant pour un moment d’amour. Mais ni elle ni lui n’en prennent ombrage.

Aram est beau, particulièrement grand, et gentil. Dans sa camionnette blanche, il conduit la narratrice dans sa maison, à deux heures et demi de voiture de Paris. Sur place il met en ordre les canalisations pour l’hiver, il injecte « un produit contre les vrillettes dans les poutres », il fait couler « de l’huile le long de l’entrebâillure de la porte des toilettes pour ne plus qu’elle grince (…) J’ai réalisé que nous n’avions rien vécu de particulier lui et moi, mais qu’il avait laissé des traces. »

Un autre homme laisse une trace, dans la maison, et c’est la sœur de la narratrice qui s’en aperçoit : « Je l’ai entendue m’appeler, Tu as vu cette culotte ? Elle l’a tendue vers moi, suspendue au bout de ses doigts. Je me suis approchée pour observer la culotte noire. En la prenant dans mes mains, je me suis aperçue qu’elle avait été découpée au milieu, de part et d’autre des coutures. L’entrejambe avait été retiré. J’ai regardé le bout de tissu noir en Lycra comme une relique. Je l’ai senti, elle avait une odeur de lessive. » Sa sœur demande quel homme a bien pu faire une chose pareille mais la narratrice n’en a aucune idée : « À cet instant, l’état de ma mémoire m’évoque cette pièce détachée. Les souvenirs sont amputés, et l’objet sacrifié, cette part d’intimité violée à l’intérieur de ma maison, hors de moi, de ma présence, me ressemble étrangement. C’est moi que je tiens entre mes mains. Moi et les passages d’hommes et de femmes dont je ne sais plus s’ils m’ont aimée ou trahie, ceux et celles que j’ai fait entrer dans mon paysage, à qui j’ai dit oui pendant qu’on me pillait. »

Le père de la narratrice imprime la maison de sa marque, lui aussi, sous la forme de carnets intimes qu’elle ose enfin ouvrir lorsqu’elle s’installe dans cette maison, bien qu’elle les ait en sa possession depuis une vingtaine d’années : « C’est la première fois de ma vie que je me retrouvais seule avec lui. Il avait fallu que j’aie une maison à moi pour l’y faire entrer ? » Il était médecin, il avait un cabinet en banlieue parisienne, et il n’était pas gai. Une commission psychiatrique l’auditionnait de temps en temps pour lui permettre, ou pas, de travailler à nouveau. Il était juif : « Sa mère est tombée enceinte de lui en 1942, à une époque où ça n’était pas une bonne nouvelle pour les juifs. Alors elle a voulu le faire disparaître, pour que personne d’autre ne le fasse, j’imagine, elle a eu recours à une faiseuse d’anges. Ça n’a pas marché. »

Petite fille, la narratrice le voyait de façon irrégulière. Il « comatait » dans sa chambre tandis qu’elle comptait les mégots dans le cendrier et lisait le Vidal. Elle résume aux lecteurs ce qu’elle découvre dans les carnets : « Il ignore où je suis, il dit qu’il s’en fiche, qu’il ne voulait pas d’enfant, il se souvient à peine de mon visage, je n’existe pas, mais parfois, au réveil, je lui manque. » C’était dans les années 1970. Radié de l’ordre des médecins pour pratique de la médecine en état d’ivresse, il établissait des listes, celle des médicaments qu’il absorbait, celle de l’argent qu’il devait, celle des femmes avec lesquelles il avait fait l’amour : « Cette dernière liste, il m’était arrivé à moi aussi de la dresser, avec les hommes. » Qui ne l’a jamais faite, cette liste ?

Ultra léger et profond, Des hommes possibles est un livre qui ressemble à une maison ; une maison avec deux grands couloirs. L’un est celui des hommes pas possibles de la vie de la narratrice, l’autre est celui de son père, qui, dans ses carnets notent à propos des très jeunes filles des pensées pour le moins ambiguës. La seule femme qu’il a aimée, précise-t-il, avait seize ans : « Il ne dit que ça. Qu’avec elle, il n’avait pas eu peur. » Voir un lien entre les hommes vers lesquels se dirige la narratrice et l’homme qu’était son père est tentant, mais comment était son père ?

Elle, elle est attirée vers ceux qui la pillent et la soumettent à leur autorité. C’est le cas avec le ridicule Gaël, collaborateur parlementaire « d’un député Vert non inscrit ». Il est antipathique dès le départ, mais il faut du temps à la narratrice pour ouvrir les yeux. Il lui arrive de choisir de meilleurs spécimen, comme Simon, le père de ses enfants, dans l’appartement duquel elle a l’autorisation de se rendre lorsqu’elle le souhaite : « Je trouvais n’importe quel prétexte pour le faire. Simon avait le don de créer des endroits dans lesquels quiconque entrait se sentait aimé. » Pauline Klein écrit très bien sur les espaces, et sur l’effet qu’ils font à ceux qui s’y réfugient et s’y déplacent. Son héroïne, qui grelotte chez elle parce que son poêle ne réchauffe pas ses murs glacés, aime aller chez les voisins. Chez les autres, on s’occupe d’elle. Les lieux des autres, imaginés, construits, aménagés par les autres, parfois nous accueillent mieux que notre lieu à nous.

Pauline Klein, Des hommes possibles, Flammarion, 240 pages, 20 €


Virginie Bloch-Lainé

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