Art

Que faire de sa mère ? – sur l’exposition « À partir d’elle » au BAL

Critique

Quoi de plus encombrant qu’une génitrice ? 27 artistes interrogent la figure maternelle en photo et vidéo : la font parler, la mettent en scène, la miment, essayent ses vêtements et, bien sûr, angoissent de sa perte. Objet fantasmatique ou personne réelle, la mère constitue l’histoire du sujet et nous relie à l’Histoire humaine. On ne sait jamais, du coup, s’il est plus efficace de la transformer en fiction quand elle est morte ou bien vive.

Deux ou trois choses que l’on sait d’elle :

– « Maman la plus belle du monde ». Ce tube de 1958, chanté par Luis Mariano et Tino Rossi, est l’adaptation curieusement œdipienne d’une chanson d’amour italienne où ne figure nulle mère : « La più bella del mondo » (1957).

– Xavier Dolan l’utilise pour la B.O. de son film de 2009 J’ai tué ma mère, où personne ne tue sa mère.

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– Une amie à moi va déjeuner en 2016 avec la sienne et achète au passage le livre de Joël Baqué La mer c’est rien du tout (P.O.L) pour le lui offrir, avant de se raviser.

– Dans la Vie matérielle (P.O.L, 1987), Marguerite Duras écrit : « Je crois, la mère, dans tous les cas ou presque, dans le cas de toutes les enfances, dans le cas de toutes les existences qui ont suivi cette enfance, la mère représente la folie. Elle reste la personne la plus étrange, la plus folle qu’on ait jamais rencontrée, nous, ses enfants. »

– En 2006, un recueil d’articles psychanalytiques paraît aux PUF sous le titre La folie maternelle ordinaire.

– Certain·es vieillard·es séniles, au moment de trépasser, en appellent à leur mère. Un ami me dit cela : que sa grand-mère sur son lit de mort disait sans cesse « maman ». La mienne, moins atteinte mais néanmoins nonagénaire, me confie vouloir retourner vivre chez ses parents. Un site canadien d’aide aux seniors et à leurs aidants fournit une explication rapide : « le mot “maman” scandé, répété, est pour le dément en fin de vie un moyen de calmer son angoisse en faisant appel à un objet intérieur sécurisant. »

Mère mortelle

« Objet intérieur » n’est pas mal vu. Car c’est ce qu’on apprend sans doute en visitant l’exposition « À partir d’elle. Des artistes et leur mère » : c’est qu’il n’y a pas de mère, il n’y a que des « objets a » lacaniens. De fait, l’accrochage ne s’appelle pas « Tout sur ta mère » : il n’y a pas tromperie, aucun mystère ne sera levé ici sur l’absence de réalité de « l’objet cause du désir ». Il existe des femmes normales, qui éventuellement deviennent mères (et sont parfois atteintes de folie maternelle ordinaire) mais il n’existe rien comme « maman ». On pourrait croire que l’exposition se focalise sur la mère comme objet introjecté à cause de son affiche, par exemple, qui montre le célèbre Michel Journiac déguisé en sa mère et posant avec elle (pour un aperçu de l’iconographie on pourra télécharger le dossier de presse ici). Almodóvar et Psychose de Hitchcock n’ont qu’à bien se tenir.

On pourrait le croire aussi parce que l’exposition emprunte son titre à Roland Barthes et son Journal de deuil (Seuil), qui se promet d’écrire « quelque chose à partir d’elle » après le décès de sa mère, et que les deux autres textes placardés en géant dans l’espace du BAL sont de Pier Paolo Pasolini (« Je te supplie, ah, je te supplie, de ne pas vouloir mourir ») et de Hervé Guibert (« une sensation d’impuissance, de fatalité, de perte irrémédiable ») : cela fait trois hommes gays affrontés à la disparition du « seul visage ». Comme chez Proust, « maman » n’existe que perdue-retrouvée. Parmi les œuvres à occurrence unique, un peu à l’écart des autres, on trouvera ainsi une photographie d’une performance de 1975 de l’Italien Fabio Mauri : le visage de la mère de Pasolini, incarnant la Vierge âgée dans L’Évangile selon saint Matthieu (Il Vangelo Secondo Matteo), projetée sur le torse de son fils.

Heureusement, le même Michel Journiac ridiculise dès la première salle ce lien trop facile entre fils gay et mère toute-puissante (c’est-à-dire toujours-déjà-perdue et donneuse de vie, donc de mort) : « Ah oui, oui, oui, sa mère l’a trop aimé, ou pas aimé, tout le monde sait que les homosexuels aiment leur mère depuis Freud ». Lui campe aussi son père dans la même série photographique, intitulée Hommage à Freud. Constat critique d’une mythologie travestie (1972), et arbore un renflement pénien assez peu discret sous la veste de tailleur et la perruque empruntées à sa génitrice (Propositions pour un travesti incestueux et masturbatoire, 1975). Le travestissement est réinvestissement.

Mais enfin, quand même, la mère à l’état morte est un bon sujet artistique. On en trouve des traces chez l’Italien Michele Zaza avec la série Dissidenza ignota (1973) mêlant revolver, mère s’endormant et disparition de l’image dans une « dissidence inconnue », ou chez le Belge Dirk Braeckman et son Zelfportret met moeder (1988), autoportrait où l’artiste disparaît derrière une photo virginale de sa mère dans une sorte de halo spirite.

Plus explicite, la série de l’Allemand Jochen Gerz, Le Grand Amour / 2 (Fictions) (1980-1981) représente douze fois une figure maternelle sur son lit de mort, mais accompagnée de douze textes destinés à de supposées amantes (que montre Le Grand Amour /1, non exposé). Deux choses à noter : d’abord que ces photographies rappellent étrangement les portraits de Valentine mourante peints par le Suisse Ferdinand Hodler et ont donc valeur paradigmatique. Ensuite que c’est le rapport texte/image qui compte, ici volontiers mystérieux, interrogatif, nous laissant dans l’espace de la « fiction » ainsi que l’indique le titre – comme si notre vie nous était un vêtement trop grand.

La fiction, préparation au deuil

Cette subjectivité « par les autres », au moyen d’images trouvées ou attribuées au hasard, évoque une autre série moins morbide aperçue à l’étage au-dessus : des extraits de Saynètes comiques (1974) de Christian Boltanski qui propose, comme Journiac, une satire de l’œdipe freudien : Boltanski adulte y incarne un enfant qui épie sa mère à la toilette ou embrassant son père, dans des décors peints à plat et avec des dialogues faussement naïfs. Le pastiche de narration séquentielle balbutiante (bande dessinée en vignettes sans continuité, cinéma primitif) qui donne sa forme à l’œuvre – tout en évoquant la planche-contact photographique – suggère plus l’inquiétante étrangeté que le rire immédiat. Et les images intitulées La Grossesse de la mère et La Naissance de Christian nous paraissent aujourd’hui (autre temps, autres mœurs) peut-être plus misogynes que dérisoires.

Au titre de la mise à distance de la mère réelle, de la tentative de décollement de son image, de sa résorption dans la fiction, on citera aussi les vidéos bien connues de Ragnar Kjartansson où l’on voit sa mère, depuis 2000, lui cracher au visage devant la bibliothèque parentale : « Faire cela tous les cinq ans est bénéfique pour notre relation. Nous continuerons jusqu’à ce que l’un d’entre nous meure », commente apotropaïquement le fils.

La violence du geste est ici évacuée par le jeu de la mère, Guðrún Ásmundsdóttir, puisque celle-ci est une actrice bien connue en Islande. Et de fait, on voit beaucoup moins ici l’action elle-même que la « mère » cherchant en quelque sorte l’inspiration pour son prochain glaviot, en salve ou unique, minuscule ou épais, comme si elle réfléchissait à un motif de mépris ou de haine spécial. Le fils ne réagit pas, aucun mot n’est échangé. La relation réelle est dépassée en performance humoristique unissant deux artistes.

Si l’on hésite entre rire et effroi pour une autre performance, celle de l’Estonien Mark Raidpere, Shifting Focus (2005), où l’artiste fond en larmes devant sa mère en faisant semblant de vouloir confesser une forme de mal-être qui ne trouve jamais d’expression claire (« Je me suis fait du mal. À tous ceux que j’aime. Je ne peux pas l’expliquer. »), la mise en fiction drôlatique de la mère culmine chez Ilene Segalove dans The Mom Tapes (1974-1978).

Dans ces courtes vidéos, l’Américaine transforme sa mère Elaine en produit de son époque à travers des interviews portant sur la vie domestique. Souvent en voix off, la mère lit un texte rédigé par ou avec sa fille : cette sorte d’auto-ventriloquation un peu heurtée est aussi comique qu’émouvante dans la section « Professional Retirement Home », une visite de la maison familiale à Los Angeles sur fond de Mozart, où la mère, justifiant par des motifs strictement matériels et consuméristes son choix de résidence, imagine ce que serait la maison de retraite idéale ; avant d’enjamber, visiblement amusée, une fenêtre intérieure pour passer d’une pièce à une autre, fantaisie inattendue chez cette femme d’apparence sévère : « Ça épargne pas mal de pas ».

La suite des vidéos montrera une complicité apparemment croissante entre les deux femmes, jusqu’à ce que les rôles s’inversent et qu’Elaine demande des conseils artistiques à Ilene. Conclusion de l’artiste : « Je me suis dit que si je ne pouvais pas toujours la supporter, je pouvais au moins la diriger ! »

Documentation et cocréation

Plusieurs autres artistes de « À partir d’elle » font « fonctionner » la figure maternelle au lieu de fantasmer sa perte : en particulier en l’interrogeant sur son passé ou en utilisant des formes de « correspondances » avec elle. Plus question de disparition ici : le lien vital triomphe. Dans la vidéo Intervista (1998), Anri Sala, d’origine albanaise, propose à sa mère Valdet de visionner des images de l’époque communiste, mais muettes, où on la voit interviewée après une rencontre internationale de la Jeunesse communiste. Que dit-elle ? Un peu comme Segalove, Sala ventriloque sa génitrice, mais plus objectivement : il a en effet demandé à des sourds-muets de lire sur ses lèvres.

Le résultat est un charabia propagandiste auquel la mère, vingt ans plus tard, n’arrive pas à croire : « Non, c’est pas vrai, c’est pas mes mots ». Au-delà de l’intérêt historique de cette confrontation entre un moi présent et un moi oublié, voilà de quoi rassurer ceux et celles qui pensent que « maman » est unique : non, elle est comme tout le monde, en morceaux, éventuellement choisis.

Anri Sala n’est pas seul à figurer dans la même image que sa mère : l’Américaine LaToya Ruby Frazier pose à côté de la sienne, ou dans sa proximité (séparée par une cloison de l’amant de celle-ci, par exemple), dans la très belle série The Notion of Family (2001-2014). La mère de l’artiste a fait de la prison pour consommation de crack et n’a pas élevé sa fille : « Photographier a été un moyen de construire une relation avec ma mère », raconte Frazier. La mère s’est investie dans les prises de vue, et le médium photographique a été le lieu de rencontre des deux femmes.

Chez la Sud-Africaine Lebohang Kganye, la mère est décédée mais (comme chez une autre artiste de l’exposition, la Franco-Allemande Rebekka Deubner avec Strip, 2023) le lien se rétablit par l’essayage, en quelque sorte, de l’hexis de l’autre. Dans Ke Lefa Laka : Her-Story (2013), Kgnaye rejoue « en costume » des clichés de sa mère et s’y surimprime, se faisant fantôme mais aussi interrogeant une forme d’éternité de la vie, ou du moins d’éternel retour.

Dans les films de Mona Hatoum (Measures of Distance, 1988) et de Chantal Akerman (News from Home, 1977), ce sont les lettres de la mère qui donnent la trame. La vidéo de la première met en scène l’intimité de sa mère palestinienne (des photogrammes sous la douche) tandis qu’on entend sa voix lire en anglais les lettres qu’elle envoyait à sa fille depuis Beyrouth en guerre. Il s’agit entre autres, explique Hatoum, de « saisir » cette femme admirable « dans son contexte social ». Si Hatoum était à Londres pour recevoir ces lettres, Akerman était à New York. Rien de terrible n’arrive à Bruxelles et les lettres de Natalia Akerman (relues par la voix de sa fille, selon le principe de ventriloquation déjà aperçu) déroulent le désir de revoir Chantal, des potins mineurs et quelques nouvelles de la santé de la famille. Akerman filme les rues de New York, le métro, le trafic : le bruit parfois couvre le son de la lecture, renvoyant ces lettres à un murmure noyé dans l’activité de la ville, et dont le sens serait mal écouté, voire lassant.

Hors-champ 1 : Thanatos

On sait l’amour que Chantal Akerman portait à sa mère, rescapée d’Auschwitz où le reste de la famille avait péri. Il existe un film bouleversant, qui nous aurait ramené aux parages de la mort et qui n’est, avec raison sans doute, pas mentionné dans « À partir d’elle ». C’est le dernier de la réalisatrice belge : No Home Movie (2015) qui documente Natalia vivante puis déclinante, peu avant sa disparition. Deux mois après sa présentation à Locarno, Akerman se donnera la mort. On peut entendre le titre en deux sens : à la fois, ce n’est pas un film domestique (home movie), il est plus vaste que cela ; et à la fois c’est un film sur l’absence de demeure et l’exil (no home).

Hors-champ 2 : Éros

Au milieu de l’exposition, en voyant les images réalisées par le couple Anna et Bernhard Blume avec la mère de ce dernier (Ödipale Komplikationen, 1977-1978), on se rappelle soudain que de jeunes vidéastes (appelons-les comme cela) mettent en scène leurs mères sur les réseaux sociaux dans des fictions volontiers cocasses. On ne sait pas s’ils pensent être des artistes, ni si la question a un sens (les rêves de Nietzsche et de Fluxus sont-ils réalisés ?), mais ils font quelque chose « à partir d’elle ». On citera par exemple Noholito et Just1bisou, qui ont presque plus de followers que Barthes, Guibert et Pasolini en leur temps.

« À partir d’elle. Des artistes et leur mère », une exposition présentée au BAL à Paris, jusqu’au 25 février 2024.


Éric Loret

Critique, Journaliste

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