Littérature

Parenthèses révolutionnaires – sur Jusqu’à ce que mort s’ensuive d’Olivier Rolin

Essayiste

Avec Jusqu’à ce que mort s’ensuive – enquête rêveuse, dilatant à force de recherches et d’hypothèses, une page des Misérables pour lui en donner deux cent d’ampleur – Olivier Rolin se glisse dans les interstices, propose un geste de réactualisation, qui renvoie à l’impératif toujours recommencé de révolution.

Écrire la lecture : Olivier Rolin s’est donné pour ainsi dire le programme esquissé par Roland Barthes dans S/Z et trop peu réalisé aujourd’hui. « Ne vous est-il jamais arrivé, lisant un livre, de vous arrêter sans cesse dans votre lecture, non par désintérêt, mais au contraire par afflux d’idées, d’excitations, d’associations ?

publicité

En un mot, ne vous est-il pas arrivé de lire en levant la tête ? » Jusqu’à ce que mort s’ensuive est précisément cet afflux d’associations et cette enquête rêveuse dilatant à force de recherches et d’hypothèses une page des Misérables pour lui donner 200 pages d’ampleur.

Dans ce roman de la colère révolutionnaire, Victor Hugo s’écarte du récit des insurrections de 1832, pour faire un bond dans le temps et évoquer deux barricades de juin 1848, se faisant face, s’opposant, avec à leurs têtes l’ouvrier Emmanuel Barthélemy et le marin Frédéric Cournet : avec son sens des contrastes, l’auteur de Les Rayons et les Ombres oppose « La Charybde du faubourg Saint-Antoine et la Scylla du faubourg du Temple », l’une hirsute faite de débris hétéroclites quand l’autre est maniaquement et lugubrement construite. Pour célébrer le courage des insurgés de 1832, le romancier fait un saut dans les années pour chercher une concordance des temps, et retrouve ces journées de juin.

Comme le note Olivier Rolin, cette digression est la seule fois dans le massif des Misérables où l’auteur laisse émerger la ténuité d’un « je » : « Je me souviens d’un papillon blanc qui allait et venait dans la rue. L’été n’abdique pas. » Digression autobiographique et dérive chronologique se tiennent la main : et cet art de l’écart, c’est tout ce qui fait le plaisir du livre de Rolin, de traverser les époques, de divaguer de 1848 à 1852, mais aussi 2022, en faufilant en marge quelque marque intime, des humeurs politiques ou des souvenirs littéraires. La page des Misérables prend les allures d’un miroir de sorcière, rassemblant un monde, concentrant les potentiels révolutionnaires qui vont secouer plus d’un siècle et demi.

Cette pratique du contraste, c’est celle aussi que l’on retrouve dans la construction du récit d’Olivier Rolin : ces deux hommes qui font barricade côte à côte à Paris en 1848 se retrouveront à Londres en 1852, pistolet à la main, pour le dernier duel mortel de l’histoire anglaise. Hugo concentre ces deux destins en quelques lignes, sans expliquer pourquoi les camarades d’insurrection deviennent ennemis mortels quatre ans plus tard : Olivier Rolin tire profit du potentiel romanesque de ces deux silhouettes avérées, et part à leur poursuite.

Se dessine à l’oblique une autobiographie indirecte, et discrète, ressaisissant une histoire intime de militantisme depuis l’histoire littéraire.

Et si le livre évite avec bonheur les scènes désormais coutumières des archives compulsées, des découvertes de hasard, des éblouissements qui font retournement, on devine la somme des choses lues et des choses vues, pour reprendre le titre de Victor Hugo. Le livre est ainsi tiraillé entre deux chapitres, « Paris » et « Londres », travaillant l’envers et l’endroit des journées révolutionnaires.

Barthélémy et Cournet, ce sont aussi deux manières d’incarner différemment la révolution : colère sociale d’un côté, goût généreux de l’aventure de l’autre. Au fil des pages l’écrivain oscille en permanence entre ces deux pôles, et relit son histoire personnelle, qui a traversé le maoïsme et la Gauche prolétarienne, à travers ces deux silhouettes. Se dessine à l’oblique une autobiographie indirecte, et discrète, ressaisissant une histoire intime de militantisme depuis l’histoire littéraire.

« J’ai repensé, note-t-il en réponse à Marie Richeux, à ma jeunesse et à mon expérience en tant que maoïste, et c’est en cela que ces deux personnages m’ont intéressé parce que, apprentis intellectuels dans les années 68, qu’étions-nous : on se prenait pour Barthélemy, mais en fait, on était plus du côté de Cournet, pour son goût de la vie aventureuse et généreuse. En fait, on était plus du côté de l’aventurier que du militant social[1]. »

Ce tiraillement et cette oscillation interdisent à l’écrivain tout jugement arrêté sur ces deux figures : les appréciations changent à mesure des découvertes, la manière de les aborder aussi, en particulier pour le très énigmatique ouvrier Emmanuel Barthélemy, tout de colère crispée.

On l’aura compris, Olivier Rolin emboîte le pas à Victor Hugo, et non seulement parce qu’il déplie une page resserrée des Misérables, mais parce qu’en quelque sorte il retrouve après bien des détours les secrets de fabrique du roman hugolien : enchevêtrement des époques, narration ponctuée par l’émergence d’un « je », système de contraste, pratique de la digression. Et cela sans que le livre ait le moins du monde des allures de pastiche : c’est tout un art de la transposition, qui va chercher dans le roman ses secrets de fabrique pour les adapter au récit documenté, à l’enquête historique, mais en leur donnant la puissance du romanesque.

Le livre de Rolin restitue à merveille ce monde des exilés qui s’entredéchirent pour des motifs sérieux que le temps long rend dérisoires.

Parmi ces secrets, c’est l’art du conteur qui permet à Rolin de feuilletonner pour ainsi dire son récit, à travers de brèves séquences de quelques pages, jouant de la tension ou de la patience de son lecteur, avec une tonalité de conteur qui puise à l’oralité des contes : « suivez bien », « Essayons d’y voir clair dans ce micmac », « le dénouement approche », « Et pendant qu’il délibère, je prends la liberté d’apporter quelques précisions aux jurés-lecteurs ».

Et dans cet arsenal mobilisé par Olivier Rolin, les parenthèses ont une place cruciale : tout au long du livre, elles se succèdent, pour endiguer des digressions de quelques lignes, mais le plus souvent de plusieurs pages. C’est là un art de la comparaison de figures : nouage autobiographique (« L’école me faisait peur »), tissage avec un autre livre, Extérieur monde notamment, dessinant à l’oblique et en pointillés une autobibliographie lacunaire ; mais le plus souvent superposition entre les figures de Barthélemy et Cournet et d’illustres silhouettes littéraires, à travers tout un jeu de citations (Balzac, Sue, Dickens, Gautier mais aussi Ridley Scott). Ces deux insurgés deviennent le creuset d’un véritable tourbillon littéraire, rappelant notamment que Barthélemy aurait inspiré le Raskolnikov de Dostoïevski.

Qu’est-ce qu’une parenthèse ? Peut-être un endroit protégé, un espace un peu à part, à l’image de ce Londres où vont se réfugier les insurgés de juin, sinon tous les révolutionnaires fuyant les violences d’État. Et le livre de Rolin restitue à merveille ce monde des exilés qui s’entredéchirent pour des motifs sérieux que le temps long rend dérisoires : « Barthélemy est blanquiste, Cournet rolliniste ». C’est peut-être aussi un espace d’ignorance, une plage d’hésitation : « (On ne sait pas, on interprète, on rêve.) »

Il y a sans doute dans la parenthèse une manière de revendiquer une vacuole de rêverie, un territoire d’hésitation, qui a partie liée même avec la pratique de l’histoire contrefactuelle ou potentielle, en imaginant que Barthélemy ait mis à exécution son plan d’assassiner Marx qu’il côtoyait à Londres : « (Il n’y aurait pas eu de Capital. Je laisse chacun libre d’imaginer ce qui serait advenu de l’histoire du vingtième siècle s’il avait suivi sa lubie assassine.) » Mais c’est surtout un éloge du mystère, de ce point aveugle sur quoi bute toute restitution biographique, et qui active le désir romanesque de leur redonner un peu de consistance : « (Les vies enfouies dans le passé nous demeurent, quelque effort qu’on fasse, largement mystérieuses, les faits qui les ont marquées et plus encore les intentions qui les ont animées.) »

Graphiquement, la parenthèse dessine surtout un mouvement circulaire : c’est, comme on le sait, un des sens du terme révolution, ce dessin des orbes tourbillonnants ou des orbites stellaires. Olivier Rolin le sait sans doute plus que d’autres tant il a réfléchi à ces mouvements circulaires notamment dans L’invention du monde où il fait le tour du monde par collages de journaux ou dans Tigre en papier où le narrateur raconte à la fille d’un ami leurs années révolutionnaires, entre romantisme et illusion, dans une voiture qui tourne inlassablement sur le périphérique. C’est là même une pensée du temps circulaire qui traverse l’œuvre, où les révolutions se répètent et les insurgés d’hier passent le relais aux révoltés de demain.

Olivier Rolin écrit non pas à la manière d’Hugo, mais avec lui, n’hésitant pas à le corriger, à ajuster sa perception. Et cette façon-là de faire avec les auteurs d’autrefois, de se glisser dans les interstices, c’est aussi un geste de réactualisation, qui renvoie à l’impératif toujours recommencé de révolution, et ne cherche pas à faire le malin aux dépens de l’auteur des Misérables. Pour preuve, le dernier mot, c’est à Hugo qu’il est donné.

Olivier Rolin, Jusqu’à ce que mort s’ensuive, Gallimard, janvier 2024.


[1] Marie Richeux, « Le Book Club », « Olivier Rolin déplie une page des Misérables », France Culture, 15 janvier 2024.

Laurent Demanze

Essayiste, Professeur de littérature à l'Université de Grenoble

Rayonnages

LivresLittérature

Sur la transformation

Par

Face à l'urgence de la catastrophe bioclimatique, l'appel à la transformation se fait entendre dans une multitude de textes journalistiques et académiques. Pourtant, cette notion essentielle est souvent invoquée... lire plus

Notes

[1] Marie Richeux, « Le Book Club », « Olivier Rolin déplie une page des Misérables », France Culture, 15 janvier 2024.