Populo – sur « Populaire ? » au Mucem
À l’occasion des dix ans du Mucem, le musée phocéen propose une réorganisation et un nouvel accrochage de ses collections comme du fonds permanent de l’institution. Pris sous l’angle de la surprise, laquelle peut parfois prendre le tour d’un effarement, ce nouvel accrochage intitulé « Populaire ? » propose au visiteur une déambulation à travers les chefs d’œuvres de la collection et « au gré des grandes catégories empruntées au vocabulaire de l’histoire de l’art et des techniques ».
Fort de cette intention, nous sommes donc amenés, à l’envie de notre circulation, à croiser une coiffe, des instruments de musique, une œuvre d’art moderne ou encore une bétonnière décorée. L’organisation semble mue par l’évidence de la collection et sa pertinence intrinsèque.
Au sens marxiste du terme il s’agirait alors d’observer les « regards énamourés » posés sur l’objet, comme le penseur de l’économie nous proposait celui des marchandises. Alors, afin de mieux saisir les enjeux propres à l’accrochage des collections du Mucem, il est nécessaire de rappeler la provenance de ses « expos » selon le terme forgé par Georges Henri-Rivière lequel sert à désigner partiellement les artefacts qui constituent ses collections. Le Mucem s’est constitué, pour partie, à partir des réserves du Musée National des Arts et Traditions Populaires et du Musée de l’Homme, deux collections de musée dits « de société » auxquelles s’est ajouté un fond propre constitué sur une dizaine d’année. L’histoire des ensembles s’écrit, de manière pertinente, en rupture avec la question même de l’œuvre au musée lequel s’assimile à une tactique face à l’objet muséal et son environnement.
Généalogie
De fait, l’expérience du musée de Société offre nécessairement une vision progressiste et moderniste de la création, elle-même située entre artisanat et art, beauté pure et format usuel. « Populaire ? » s’inscrit en cela dans une perspective inédite : recontextualiser le populaire, adjectif dont l’art se faisait le nom aux origines du projet. Quoi de plus inclusif que le « populaire » qui viendra à sa manière définir l’accessible, le commun, le prolixe, en somme le diffus vu depuis la majorité avec la faveur de l’opinion.
Reste à voir son articulation possible avec l’organe qui, au XXI° siècle, défini le lieu de la distinction sis entre les murs du musée entre œuvre d’art et discours sur le faire, le produire, le penser et cela par le biais de la généalogie. Aussi, au prisme de cet exercice, l’exposition en question perd son spectateur non par la qualité des œuvres ou leur cohérence dans le propos (large s’il en est) mais par l’étrange melting pot que recouvre l’ambition de « Populaire ? » et le discours qui l’accompagne entre bienveillance surannée et atomisation incongrue.
L’exposition « Populaire ? » traduit radicalement cet écueil propre à la présentation fragmentaire d’un corpus dans un ordre disparate. Sont alors mis au même rang : un Piranha naturalisé, un pochoir de Miss-Tic, une armoire ou encore un masque de Boe. Pourtant, Georges Henri Rivière, créateur du Musée National des Arts et Traditions Populaires, l’avait formulé avec détermination dès 1936 : « L’objet ne sera pas considéré comme une simple curiosité ou une valeur purement esthétique, mais comme signe matériel de quelque chose de vivant, en l’occurrence les techniques, coutumes, traditions, représentations qui ont cours dans les milieux proprement populaires. »
Missions de recherche
De fait, et cela à partir de 2001, il s’est agi pour le Mucem d’orienter la politique et la démarche d’acquisition de l’établissement, vers la constitution des ensembles qui pourront faire l’objet de comparaisons sur le bassin de population et à l’horizon du réseau méditerranéen. L’objectif n’est pas de constituer systématiquement des collections sur tous les groupes ou communautés culturels de ce vaste espace, mais de sélectionner des points d’enquête en fonction de problématiques prédéfinies collectivement selon le programme muséographique qui prévoit à la fois des « expositions évolutives de référence » et des expositions temporaires. C’est justement cet enjeu et cet horizon qui semble être parfaitement absent de « Populaire ? ». Qui est donc ce visiteur, ce méditerranéen dont on parle au Mucem ? Ce « prolétaire-populo » imaginaire dont l’exposition pourrait être l’interlocuteur.
L’histoire du bâtiment et des expositions qui l’ont habitées s’écrit notamment dans cette mission et les applications d’un « musée de Société » ouvert et loquace sur notre temps. Dans son histoire, nécessairement récente, un ensemble d’expositions de référence s’y sont tenues. Elles concernent selon le chercheur Denis Chevalier, cinq questions majeures pour la compréhension des enquêtes-collectes. Ces dernières viennent, chacune à leur tour, raconter les évolutions de nos sociétés avec leur capillarité et les grandes évolutions dans l’espace euro-méditerranéen. Il s’agit ici de l’écologie et le développement durable; la construction des identités de genre ; les formes du vivre ensemble; les croyances et les religions; les modes de circulation des hommes, des objets et des idées.
Leur préparation implique de sélectionner les objets dans les fonds existants (ceux du musée : fonds originel du MNATP, fonds européen du Musée de l’Homme). C’est la cohérence et la pertinence de ces collections et de ces fonds comme du propos de l’enquête-collecte qui fait cruellement défaut dans l’exposition « Populaire ? », dans la force qui ressortait par exemple de l’exposition temporaire « VIH : l’épidémie n’est pas finie ! » comme dans la lecture de l’objet Pain qui a animé les prémices de l’exposition permanente de l’institution.
De fait, l’objet Mucem n’est pas, et c’est tout son intérêt, le lieu du chef d’œuvre mais bien de l’ambigüe, à l’image parfois probante d’une porte de métro taguée, rare simulacre qui procure ici son effet.
On le perçoit, malgré tout, aux abords des cimaises, les campagnes d’acquisition répondent à plusieurs impératifs scientifiques et documentaires. Elles se font théoriques d’abord, car les objets ne sont rien sans un ensemble d’informations et de documents qui en permettent l’interprétation à l’image d’une enquête sur l’objet ou l’outil. Documentaires ensuite, mais ici en absence, lorsqu’on en imagine le dossier accompagnant l’objet qui doit être constitué lors de son entrée dans les collections du musée. Celui-ci doit pouvoir être aisément associé à l’ensemble des expos ou des documents matériels et immatériels collectés.
Populaire oui ou non ?
Que doit-on penser alors de cette volonté de faire populaire dans l’exposition ou, du moins, de révéler une « mentalité populaire » au terme où l’entendrait Christopher Lasch, c’est-à-dire au sens d’une esthétique ou peut être d’un usage. L’exposition du Mucem applique ici la double dissociation entre des « jugements purement éthiques » et celle d’un ordre esthétique, s’en remettant alors à la question du sujet ou d’un travail « bien fait » classiquement visible dans la démarche curatoriale.
L’exposition du Mucem nous conduit malgré nous dans un étrange paradoxe : le Musée National des Arts et Traditions Populaire (MNATP) n’a jamais été une institution populaire au sens où le sédiment d’une société ne construit que rarement des objets poétiques universellement partagé. Roland Barthes ne parlait pas d’autre chose dans ses Mythologies (1957) entre une Citroën, le catch et M. Poujade. Forme de catalogue Manufrance des passions françaises, l’ouvrage désigne à la fois le commun et ce que l’on déteste. Rien de tel ici dans l’écriture de poncifs qui réunissent le football (on est à Marseille quand même), l’huile d’olive, l’établi et un hip-hop qui n’existait déjà plus à ma naissance. Le portrait dressé dans « Populaire ? » est de fait bien loin de cette ville, du bassin méditerranéen, de notre monde, comme de notre jeunesse.
À ce portrait dressé d’un peuple inconnu répond ce que Michel Foucault désignait par une forme de dicibilité ou plutôt ici de visibilité dans le sens de ce que l’on peut voir par le biais d’une œuvre ou d’un « expo » pour revenir au terme de Georges Henri-Rivière. Alors, dans l’inquiétante harmonisation des objets, on s’effondre dans la faiblesse de la mise en espace et son régime tactile ou haptique. Pas que l’exposition ne perde en repère sur les œuvres sélectionnées mais celles-ci paraissent soudainement muettes, comme perdues dans une mer en visu, à l’image de la proposition immersive qui nous laisse découvrir ces objets usuels abandonnés au fond d’une Méditerranée devenue tombeau.
Usage des objets
Une fois passé l’étonnement nous revient une question de l’usage qui succède à l’observation. Entre la vue et le toucher s’écrit justement la distance, celle qui nous sépare temporairement et relativement. Une distance qui désigne à la fois ce qui nous sépare de l’objet mais aussi ce qui sépare justement l’objet de la communauté dans laquelle il s’intègre. C’est probablement là l’échec le plus cinglant de « Populaire ? », dans cette fausse jouissance supposée de l’objet usuel ou esthétique dans un consensus de l’humanité tout entière par le biais d’une proximité supposée.
« Populaire ? » nous rappelle que le Mucem s’est construit et pensé dans le rêve d’une histoire globale et universel à l’image de la résille et de la transparence qui caractérise le bâtiment, comme son statut de polder entre véhicule et bâtiment. Ce serait oublier ici qu’il est de plus en plus difficile, voire impossible, de penser l’expérience esthétique selon un cours unitaire et ce depuis l’instrument de musique jusqu’à la bétonnière qui trône avec sarcasme dans la tête de pont culturel de la ville des chibanis. L’expérience culturelle est nécessairement multiple ou, lorsqu’elle se réalise comme un fait universel, elle s’accompagne d’un processus de pluralisation souvent rendu difficile par l’espace et la dimension excluante du Musée. Il semblerait que l’on ne vive l’expérience esthétique que sous la forme de communautés qui sont explicitement multiples.
Synonyme
Alors pointe la question intrigante et prégnante de l’exposition, laquelle prend le tour d’une démarche et d’une envie d’affirmer le « Populaire ? » entre chiffon rouge du musée et appâts des gouvernants. Cette démarche qui viserait secrètement à situer la culture entre marge et hégémonie, entre la norme d’excellence et l’intégralité des modes de vie comme le théorise avec beauté T. S. Eliot en 1948, « toutes les activités et les intérêts caractéristiques d’un peuple, le Derby d’Epsom, les régates de Henley et de Cowes, l’ouverture de la chasse au coq de bruyère, la finale de la Coupe, les courses de chiens, le billard japonais, le jeu de fléchette, le fromage de Wensleydale, le chou bouilli en morceaux, les église néo-gothique du XIX° siècle, la musique d’Elgar. » Un catalogue Manufrance disais-je.
Hors de propos, « Populaire ? » s’immisce dans les silences et les non-dits dans une violence de classe qui semble, à un certain niveau, rejeter son propre titre. Mon regard se porte une nouvelle fois vers la mer en prolongement de l’exposition. En perspective une jeune femme brune, méditerranéenne peut être, visite l’exposition avec son conjoint. Je l’imagine, pour un instant, fille de pied noir portée par l’étendue d’eau environnante et ses souvenirs. Je m’imagine à mon tour son ressenti devant les œuvres présentées, l’aspect brouillon de l’exposition, entre pâle copie du cabinet Breton et brocante dominicale. À cet instant, de nouveau, la dichotomie de l’exposition se fait jour, entre la volonté de légitimité d’un musée porté par les « chefs d’œuvre » et celui d’une collection pensée hors de ce système de classification.
« Populaire ? Les trésors des collections du Mucem », exposition permanente au Mucem de Marseille.