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La critique comme attitude

Philosophe

L’entrée récente de deux philosophes pragmatistes, William James et Hilary Putnam, dans la liste des auteurs du programme de philosophie de terminale offre l’occasion de mieux saisir ce qu’on pourrait appeler « l’esprit critique » : non pas quelque chose qu’on aurait ou pas, mais une manière de penser.

En France, la philosophie est enseignée au lycée, car elle est censée, selon le programme officiel de terminale, « former le jugement critique des élèves ». Mais comment enseigner l’esprit critique ? On pourrait d’abord penser qu’il s’agit de transmettre un ensemble de notions, de doctrines et de principes théoriques hérités des grand.e.s penseur.euse.s du passé, dont la fréquentation et l’usage augmenteraient les capacités de recul critique vis-à-vis de toutes les croyances, les valeurs, les pratiques et les institutions qui ne cessent chaque jour de se présenter à notre attention et d’exiger notre adhésion.

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Un certain nombre de ces philosophes s’est d’ailleurs explicitement proposé d’élaborer des théories critiques dont les principes et les catégories de base seraient suffisamment généraux pour pouvoir être appliqués à l’ensemble des discours théoriques ou des situations historiques. Mais une catégorie, un principe théorique, un système doctrinal, aussi critiques soient-ils dans leur intention, ne peuvent empêcher par eux-mêmes qu’on en fasse un usage dogmatique.

La qualification de « critique » elle-même n’empêche pas une théorie philosophique d’avoir des effets dogmatiques. Qu’on songe à ces deux courants majeurs au siècle dernier de la critique philosophique : l’empirisme logique pour la critique des pseudosciences et le marxisme pour la critique des injustices sociales. Sous leurs formes orthodoxes, ils ont chacun contribué à bloquer la voie de l’esprit critique, le premier en frappant de non-sens tout discours raisonné sur les valeurs, le second en invisibilisant les formes d’inégalité non réductibles à celles entre classes socio-économiques.

Une seconde solution semble alors de privilégier certaines méthodes et techniques pour former le jugement critique, plutôt que d’inculquer tel ou tel contenu doctrinal. C’est d’ailleurs à cet objectif méthodologique qu’est censé servir l’entraînement aux exercices philosophiques de la classe de terminale, dissertation et commentaire de textes. Parce qu’il est destiné à s’exercer dans les diverses situations de la vie auxquelles sera confronté l’élève, l’esprit critique relèverait moins d’un savoir acquis en assimilant les doctrines du passé que d’une technique incorporée grâce à l’entraînement et l’exercice répété.

Lorsque l’élève apprend à analyser une question complexe, à dégager et questionner ses présupposés, à clarifier les termes conceptuels utilisés, à examiner la valeur d’un argument, à formuler des objections justifiées, etc., il acquiert la maîtrise des règles de l’examen réfléchi qui serviront de techniques d’auto-défense intellectuelle. Mais à son tour, une méthode n’interdit pas par elle-même qu’on en applique dogmatiquement les règles. Si l’orthodoxie est la forme du dogmatisme doctrinal, le mécanisme est celle du dogmatisme méthodologique.

Lorsqu’un élève applique mécaniquement les règles de l’examen critique, il fait tout le contraire de ce que cette méthode cherchait à mettre en pratique, à savoir l’entraîner à réfléchir. L’application mécanique des règles ne concerne pas seulement l’élève, mais n’importe quel individu dans ses activités personnelles ou professionnelles, dans la mesure où toute activité humaine est une suite de changements effectués en suivant des procédures, des règles, des méthodes plus ou moins coutumières ou plus ou moins formalisées.

Les esprits étroits appliquent les règles en cours comme s’il s’agissait de lois de la nature ne souffrant aucune exception ou variation, et tant pis pour les situations singulières ou atypiques. L’application mécanique et aveugle des règles est donc le contraire de l’esprit critique, et les droits de l’examen doivent se porter sur ces méthodes elles-mêmes tout autant que sur les doctrines.

C’est aussi une forme de lâcheté morale, qui se réfugie derrière l’idée qu’il n’y aurait qu’une et une seule manière d’appliquer les règles, quelles que soient les circonstances particulières de la situation, et qu’elles s’appliqueraient pour ainsi dire toute seules, d’elles-mêmes, sans requérir de jugement de notre part. L’esprit critique désigne donc un troisième aspect de la pensée, qui ne se confond ni avec ses résultats doctrinaux ni avec ses règles de conduite.

Les philosophes pragmatistes américains (Charles Sanders Peirce, William James, John Dewey) ont proposé d’appeler « attitude » ce troisième niveau qui, s’il n’est pas dissociable de ceux de la doctrine et de la méthode, en est distinguable et devrait être considéré comme premier dans l’ordre logique comme dans l’ordre d’importance. Ils ont notamment établi cette distinction à propos de la science.

En un premier sens apparent, la science désigne selon eux la connaissance systématisée d’un domaine de faits, c’est-à-dire un ensemble de faits expliqués par des lois unifiées en des théories. Mais une telle connaissance, aussi systématisée soit-elle, n’est qu’un ensemble de résultats qui ne progresse plus. En un second sens, prioritaire et plus important, la science désigne donc les méthodes qui permettent de produire de tels résultats en faisant croître l’ensemble de ces connaissances. De ce second point de vue, la méthode scientifique n’est pas un aspect de la science parmi d’autres : c’est son aspect essentiel, qui permet de la définir indépendamment de tout domaine de faits spécifiques.

Ce primat de la méthode sur la doctrine permet d’envisager de rendre scientifique l’étude d’un domaine de faits qui n’a pas encore été institutionnalisée en une science établie, car la scientificité d’une telle étude ne dépend plus de la nature des objets étudiés. C’est pourquoi, au XIXe siècle, l’espoir de rendre scientifique la médecine ou la psychologie passait par l’importation dans l’étude des vivants et de l’esprit humain de la méthode expérimentale qui avait fait le succès de l’étude des corps physiques depuis Galilée.

Aucune théorie scientifique, ni aucune méthode scientifique, ne protègent par elles-mêmes de la tentation de les convertir en nouveaux dogmes, en solutions ultimes.

Mais à leur tour les méthodes scientifiques ne sont que des résultats, qui sont découverts, mis en œuvre et mis à l’épreuve dans des enquêtes spécifiques, et qui peuvent être corrigés ou améliorés au cours de l’histoire des sciences en fonction de leur capacité à faire progresser les connaissances. En outre, il n’existe pas une méthode scientifique unique que se partageraient toutes les sciences, quelles que soit la spécificité de leurs objets, et qui garantirait de manière infaillible la scientificité de leurs résultats.

La science doit donc d’abord et avant tout être définie par une attitude plus générale selon les pragmatistes, une manière de penser, c’est-à-dire une manière de se rapporter aux règles de méthode comme aux connaissances factuelles. Peirce la définit par un ensemble de dispositions, telles que la volonté de ne pas se satisfaire de ce que l’on sait déjà ou croit savoir, de ne considérer aucune conclusion comme étant absolument certaine, de ne poser aucune vérité comme étant définitive ou aucune valeur comme étant déjà parfaitement définie, et, de manière plus générale, par le soin vigilant de ne jamais bloquer la voie de l’enquête, c’est-à-dire le développement des recherches futures.

Si la science comme attitude doit primer, c’est que les méthodes et les théories ne pourront être dites scientifiques que pour autant qu’elles ne font pas obstacle, soit involontairement soit activement, au libre déploiement d’une telle attitude. Or il y a des manières de systématiser les connaissances ou de les faire dériver de premières vérités fondamentales, et des manières aussi d’ériger une méthode donnée en norme ultime de scientificité qui bloquent la voie de l’enquête scientifique tout aussi sûrement que le font certaines croyances politiques ou certaines valeurs religieuses, ou bien encore le recours à l’intuition ou à l’autorité comme méthode de justification.

Aucune théorie scientifique, ni aucune méthode scientifique, ne protègent par elles-mêmes de la tentation de les convertir en nouveaux dogmes, en solutions ultimes, à moins de les rappeler constamment à l’attitude scientifique qu’elles prétendent incarner et exhiber.

Si une telle analyse pragmatiste de la science a une valeur exemplaire, ce n’est pas seulement parce qu’elle fait comprendre l’importance de distinguer en toute activité de pensée les trois dimensions de la doctrine (comme système de croyances et de valeurs), de la méthode (comme ensemble de règles et de procédures) et de l’attitude (comme complexe de dispositions intellectuelles et morales). C’est aussi parce qu’elle permet de spécifier l’esprit critique en termes de dispositions et d’habitudes de pensée à cultiver. Car si être scientifique se définit d’abord et avant tout par une telle attitude, il n’y a pas de raison d’en restreindre l’exercice aux seules activités humaines que nous répertorions officiellement sous le nom de sciences.

Ce qui importe est moins la différence entre la science et d’autres domaines d’activité humaine (la politique, la religion, l’art, l’économie, etc.) que l’opposition, en chacun de ces domaines (science y comprise), entre la manière critique et la manière dogmatique de penser. La manière critique encourage la possibilité d’examiner, de réviser, de corriger voire d’éliminer toute croyance, toute valeur, toute pratique, toute institution, mais aussi tout principe directeur, toute règle, toute procédure, tout instrument – quand la manière dogmatique bloque la possibilité du changement, en posant par exemple des principes absolus, des vérités ultimes, des catégories universelles, des valeurs intouchables, des critères normatifs fixes ou des moyens obligés.

S’il est si difficile de se débarrasser du dogmatisme, et s’il semble sans cesse renaître de ses cendres sous de nouvelles formes, c’est précisément parce qu’il ne s’identifie avec aucun système de croyance et de valeurs particulier, ni avec aucune règle ou critère spécifique, qu’il suffirait d’identifier et de dénoncer pout être assuré d’être du bon côté, mais qu’il désigne une manière générale de se rapporter à ses propres croyances et valeurs, méthodes et institutions – quelles qu’elles soient.

Il est ainsi facile d’identifier le dogmatisme des fondamentalismes religieux. En posant l’inerrance de la Bible – la thèse selon laquelle le texte biblique ne contiendrait aucune erreur – comme principe des principes, les fondamentalistes protestants manifestent de manière spectaculaire la stratégie de blocage de toute discussion qui ne se placerait pas d’emblée sous l’autorité d’un tel principe.

Mais lorsque l’association des Alcooliques Anonymes stipule dans ses étapes pour sortir de l’addiction qu’il s’agit de reconnaître son impuissance face à l’alcool et de confier sa volonté et sa vie aux soins de Dieu, de quelque manière qu’il soit conçu, elle a l’air de manifester un esprit d’ouverture et de tolérance accueillant libéralement n’importe quelle croyance en une puissance spirituelle supérieure, indépendamment de tout dogme religieux institué, d’une manière qui anticipe ou accompagne ce qu’on appelle les nouvelles spiritualités. Pour autant, il s’agit de faire admettre au patient que les moyens non surnaturels de thérapie seront toujours et par principe insuffisants ou inefficaces, ce qui revient à bloquer la voie de l’enquête psychologique, médicale et sociale.

Il est encore relativement aisé de pointer la tendance dogmatique qui s’exprime dans la quête métaphysique traditionnelle d’un fondement transcendant pour justifier les croyances et les valeurs. Puisque de tels fondements fonctionnent comme la source de justification ultime pour toute vérité et toute valeur légitime, aucune remise en question de ces fondements ne pourrait être tenue pour vraie et se voir accorder une quelconque légitimité : verrouillage de l’enquête. Mais il ne suffit pas de critiquer toute transcendance, de renverser le platonisme comme le disait Nietzsche, et de s’en remettre au monde de l’expérience, de la vie ou du corps pour échapper au dogmatisme.

L’esprit critique n’est pas quelque chose qu’on aurait ou pas, c’est une manière de penser.

Si l’on accorde en effet à l’« Expérience », à la « Vie » ou au « Corps » une fonction similaire de justification ultime de nos croyances, valeurs, pratiques et institutions, on ne fait que reconduire la même manière de penser. Lorsqu’en disciple de Nietzsche, Georges Bataille soutient que les expériences les plus intenses représentent le sommet de l’existence, dans la mesure où ces expériences renoueraient avec le mouvement de dépense d’énergie de la vie elle-même, loin de tout souci d’épargne, de conservation et d’utilité, il justifie bien la valeur supérieure de telles expériences transgressives et excessives en les référant au principe même de la vie comme source ultime d’autorité. L’appel à l’immanence, en tant que tel, ne protège pas du dogmatisme.

À cet égard, il faut saluer l’entrée récente en 2020 de deux philosophes pragmatistes, William James et Hilary Putnam, dans la liste des auteurs du programme de philosophie de terminale (même si l’on peut regretter que John Dewey, qui a développé le pragmatisme sur les plans sociaux, politiques, moraux, éducatifs et esthétiques, n’y figure pas encore). James définissait précisément le pragmatisme non pas seulement comme une théorie (de la vérité) ni comme une méthode (d’analyse des concepts), mais d’abord et avant tout comme une attitude : « l’attitude de se détourner des choses premières, des principes, des “catégories”, des prétendues nécessités ; et de se retourner vers les choses dernières, les fruits, les conséquences, les faits ».

Il ne s’agit pas d’abandonner les principes, mais de ne plus leur accorder de valeur en soi, indépendamment des effets pratiques que leur usage peut avoir dans l’expérience individuelle et collective des êtres humains. Et le premier effet qu’un bon principe doit avoir, c’est de ne pas bloquer la voie de sa critique et de sa reconstruction possibles, lorsque son usage se heurte à des problèmes.

L’esprit critique n’est pas quelque chose qu’on aurait ou pas, c’est une manière de penser. Et s’il s’acquiert sous la forme de dispositions intellectuelles et morales et pas seulement sous celle de principes théoriques à connaître ou de principes méthodologiques à appliquer, alors la formation du jugement critique dont parle le programme de terminale est une éducation qui déborde les auteurs et textes canoniques, qui se prolonge tout au long de la vie et qui consiste à travailler sans relâche contre ses propres tendances dogmatiques.

La philosophie peut aider, mais il n’y a pas de recette miracle (ni d’auteur miracle, pas même les pragmatistes !), car elle secrète ses propres dogmatismes – et l’espoir d’une recette miracle qui garantirait à coup sûr la réussite d’un projet fait encore partie du tempérament dogmatique. Mais la distinction proposée par les pragmatistes entre doctrine, méthode et attitude pourrait favoriser un tel travail d’éducation, en permettant d’identifier le niveau le plus important d’intervention. Le plus grand esprit philosophique de l’histoire moderne, ce n’est pas Kant, ce n’est pas Marx, ce n’est pas Wittgenstein, ce n’est pas Foucault. C’est l’esprit critique.

NDLR : Stéphane Madelrieux a récemment publié La philosophie comme attitude aux PUF.


Stéphane Madelrieux

Philosophe, Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3

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