Pavane pour un musicien défunt – sur Bolero d’Anne Fontaine
En préambule, je souhaiterais préciser que je ne suis pas spécialement attaché au travail d’Anne Fontaine. J’aimais bien à ses débuts les deux Augustin, ces petits films singuliers qui bénéficiaient de la présence burlesque de leur acteur principal (et frère de la réalisatrice), Jean-Chrétien Sibertin-Blanc.
Puis Anne Fontaine s’est spécialisée dans un cinéma « du milieu » haut de gamme avec des productions chics et cossues, des films bien fabriqués mais où l’on avait du mal à percevoir une quelconque originalité (Nathalie, La Fille de Monaco, Coco avant Chanel…).
J’avoue qu’à un certain moment, j’ai lâché l’affaire et n’ai pas vu ses derniers films. Tout cela pour dire que je suis allé voir Boléro sans enthousiasme, d’autant plus que je suis rarement client des biopics à haute valeur culturelle ajoutée qui, le plus souvent, embaument leur sujet façon musée Grévin. Comme quoi il faut toujours être curieux et ne jamais se fier à ses préjugés : Boléro est une belle surprise.
Anne Fontaine démontre une fois de plus un certain savoir-faire luxueux, sa précision dans tous les détails de reconstitution d’une époque (décors, costumes, coiffures, objets…), le tout mis en valeur par une image chatoyante. Pourtant, ce n’est pas cet assemblage de potentiels Césars techniques qui nous intéresse ici, mais la musique et la personnalité de Maurice Ravel, ainsi que l’excellence d’un casting qui incarne et donne vie à tout ce décorum rétro.
Il est possible que le degré d’appréciation que l’on accordera à Boléro dépende du rapport que chacun entretient avec l’auteur du Concerto pour la main gauche. En ce qui me concerne, je fais partie de ceux qui connaissent à peu près Debussy et Satie, mais très mal Ravel : j’ignorais tout de sa vie et de sa personnalité complexe, et quant à son œuvre, j’en connaissais essentiellement le très beau Pavane pour une infante défunte et bien sûr, le Boléro.
Le générique d’ouverture du film est d’ailleurs un malicieux clin d’œil à tous les cancres de mon genre qui ne connaissent que le tube n°1 de Ravel : un montage de multiples versions du morceau allant du classique à la bossa nova en passant par des relectures jazz ou variété. Autant dire que ce film, qui est presqu’autant un biopic du Boléro qu’un biopic de Ravel, a constitué pour moi un très beau cours en accéléré sur le compositeur.
Maurice Ravel était donc un musicien doué, novateur, ouvert à la modernité et à l’expérimentation, mais extrêmement tourmenté. Il échoue cinq fois au Prix de Rome, se sent mal accepté par le milieu. Il est influencé par les grands classiques mais aussi par les musiques latines, et après une tournée aux États-Unis, il devient très sensible au jazz qu’il considère comme la grande musique nationale américaine.
Son rapport à la célébrité est compliqué, malaisé, lucide et très précurseur. Au cours du film, il a cette phrase (que l’on suppose authentique car le scénario est basé sur sa biographie), alors qu’un ami le félicite pour ses succès : « les gens ne viennent pas écouter ma musique, il viennent voir Ravel ». Voilà un propos qui aurait pu sortir de la bouche de Jean-Luc Godard ou de Guy Debord : ou comment un nom célèbre peut devenir une marque, un logo, un signifiant qui obscurcit l’essentiel, à savoir le travail et l’oeuvre.
Tourmenté dans son travail, Ravel l’est tout autant dans sa vie, et notamment dans sa vie affective et sexuelle. Le film le montre extrêmement attaché à sa mère. Il est entouré de femmes : Marguerite Long, sa fidèle pianiste qui sans doute l’aime secrètement ; Ida Rubinstein, une danseuse de ballet qui lui commande le Boléro ; et surtout Misia Cert, une femme mariée amoureuse de lui. Aucune de ces relations ne dépassera l’affection, la camaraderie ou l’amour platonique.
Ravel fut un homme sans compagne (ni compagnon), peut-être sans vie sexuelle, ce qui en ferait aussi un précurseur de notre époque où des études montrent que les Français font moins l’amour, voire pas du tout. Sans doute que selon le vieux cliché, la musique fut sa seule vraie compagne. Il le lui a bien rendu : Ravel est le chaînon manquant entre les derniers « classiques » (Schubert, Malher, Stravinsky…) et les modernes (Schönberg, Webern, l’atonalité, la dodécaphonie, Terry Riley, Steve Reich…) mais peut-être aussi l’étape reliant la musique classique à la musique de films.
En 1928, dans la dernière partie de la vie et de l’œuvre de Ravel, Ida Rubinstein lui commande donc un ballet. En mal d’inspiration, vaguement dépressif, il a du mal à se mettre au travail. Dans la très belle séquence d’ouverture du film, il trouve le rythme lancinant et répétitif du Boléro dans la scansion d’une usine. Oui, chères lectrices, chers lecteurs, Ravel a aussi inventé le rock industriel bien avant Cabaret Voltaire,Throbbing Gristle ou Einsturzen Neubauten, qu’on se le dise !
Il met finalement quatre mois à composer cette pièce de musique extrêmement originale pour l’époque, car basée sur un thème unique et sur une répétition en boucles qui semblent s’enrouler sur elles-mêmes. Là encore, cette structure musicale préfigure nombres d’expérimentations ultérieures dans la pop ou la musique électronique. La première du Boléro désarçonne le public mais connaît un très bel accueil critique. Le succès vient vite et va devenir aussi planétaire qu’inusable (il paraît qu’aujourd’hui, on joue le Boléro toutes les dix minutes quelque part dans le monde).
Pourtant, une fois de plus, Ravel cache sa joie. Selon lui, le Boléro est une étude, une expérience, pas vraiment de la musique, et son succès est un malentendu. Là, ce n’est plus Godard que l’on croirait entendre mais Maurice Pialat. Telle était la tragédie de Ravel, éternel insatisfait, ce qui est aussi une qualité pour un artiste : il était devenu ultra-célèbre pour un morceau qu’il tenait pour négligeable, alors que les travaux dont il était le plus fier furent méconnus.
On l’a dit plus haut, Boléro (le film) a cette vertu de nous enseigner beaucoup de choses sur un artiste à la personnalité passionnante, de nous faire entendre sa musique, mais surtout de rendre cette plongée dans le passé extrêmement vivante et plaisante. On le doit aux dialogues brillants d’Anne Fontaine, Claire Barré, Jacques Fieschi et Pierre Trividic, mais aussi aux acteurs. Raphaël Personnaz incarne un Ravel exigeant, sévère, retenant ses sentiments, globalement émouvant. Doria Tillier est une Misia piquante, vivace, elle aussi très émouvante de ne pouvoir vivre son amour impossible avec Ravel.
Dans la peau d’Ida Rubinstein, Jeanne Balibar fait du Balibar et c’est toujours un spectacle brillant, plein d’ironie et de charme, à la fois one woman show et performance parfaitement intégrée à l’ensemble. Plus discrète, mais tout aussi bonne, Emmanuelle Devos est l’indispensable partenaire de l’ombre du compositeur. Et c’est ainsi que Boléro remplit au mieux la mission toujours délicate de « biopic à haute valeur culturelle ajoutée ». Sans être un geste cinématographique notable comme La Bête, L’Empire ou Eurêka, le film d’Anne Fontaine réussit ce que faisaient nombre de films hollywoodiens dans les années quarante et cinquante : parvenir à transmettre un savoir en le vulgarisant adroitement, en soignant minutieusement sa présentation afin de séduire et d’intéresser le plus large public possible. Mission accomplie.
Boléro, d’Anne Fontaine, sortie le 6 mars 2024.