Cinéma

Les gitans, le diable et les colombes – sur Jean-Charles Hue au Cinéma du réel

Critique

La nouvelle édition du Cinéma du réel offre l’occasion de revenir sur la cinématographie de Jean-Charles Hue, un ensemble de courts et longs métrages expérimentaux mêlant de près fiction et documentaire et portant sur les communautés gitanes Yéniches puis sur les damnés de Tijuana. Une œuvre qui apparaît, en dépit des sujets traités, très loin du naturalisme et tire plutôt du côté d’un certain fantastique de proximité.

C’est la vie d’un couple qui déambule dans la rue : on ne sait jamais trop où ils vont, rarement ce qu’ils cherchent (un caillou de Crystal, la photo du bébé qu’on leur a confisqué) ; ils sont sans cesse en mouvement, marchent d’un pas déterminé, fouillent, affairés à une quête qu’on ignore. On dirait des astres abîmés, tournant dans leur orbite sans centre, occupés à survivre dans ce vivier interlope qu’est la Zona Norte de Tijuana.

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Jean-Charles Hue, prix Jean Vigo en 2014 (pour Mange tes morts – Tu ne diras point), s’est rendu pendant plus de dix ans dans la ville frontalière mexicaine, aux airs de Purgatoire sous le soleil dur. Il y a filmé des êtres qui s’y abritent et s’y échouent – SDF, prostituées, camés, marginaux en tous genre – la sensation que les vies qui s’y mènent ne sont que des batailles ; son ambiance fiévreuse, chargée de drogue et de dieu ; l’attraction de la frontière, ses trafics et ses risques permanents ; les détails – rituels, animaux, objets – dans lesquels chacun dilue, comme il peut, son existence accidentée.

L’un des plus beaux films de sa série mexicaine, Topo y Wera (2018) est un récit universel en deux temps : celui d’un couple qu’on découvre ensemble, sur fond d’amour pudique, de défonce en commun. Elle, c’est Wera, silhouette nerveuse, sourcils tracés au crayon ; elle joue au casino et, inlassablement, dispose et redispose les statuettes de la Santa Muerte qu’elle collectionne. Lui, Topo, passé par les gangs, traits symétriques, sculptés, carrure athlétique. Sa jeunesse et sa beauté, dans la première partie du film, le protègent encore. Sous l’un de ses yeux, trois larmes tatouées, celles des morts inconnues, « qu’on [lui] a commandées ». Souvent, leur visage disparaît dans les volutes de fumées d’une pipe à crack.

Puis, l’ellipse de la rupture. Un temps indéfini plus tard, on retrouve Topo, errant dans la décharge où il vit, le visage gris et le corps alourdi par le mélange des souffrances. Il suffit d’une parole de Topo, commentant sa sensation d’être un déchet après qu’il a été abandonné par la femme qu’il aime, pour qu’on s’y reconnaisse tous ; la justesse de ces mots-là le soustraient momentanément à l’arrière-plan de misère et de prison dont ils sont issus. C’est l’illusion, ambiguë et belle, de ce cinéma documentaire où, par éclats, on s’approche de protagonistes aux vies lointaines.

« Todos estamos rotos » (nous sommes tous brisés). Cela résonne comme un memento mori sorti de la bouche de Clementina, personnage féminin de The sold doves of Tijuana (2022), l’une de celles que Jean-Charles Hue nomme ses « dames blanches » – des femmes, travailleuses du sexe pour la plupart, corps plus ou moins cassés, drapées dans des robes en soie rouge ou juchées sur des talons de douze. Yolanda, muette la plupart du temps, danse comme un derviche hagard ; Mimosa écrit des fragments de journaux. Elles ont le regard souvent ailleurs, absent, déjà sur la frontière.

Dans 2666, Roberto Bolaño évoque « des images qui contenaient tout ce qu’il y a d’orphelin dans le monde, des fragments, des fragments » : un autre de ces orphelins, c’est David, le gringo édenté, gueule à la Artaud, ancien DJ, toujours prompt à l’optimisme, à danser, à se contorsionner pour se rappeler le temps d’avant, celui où Tijuana, Sodome et Gomorrhe contemporaine, point d’achèvement des destins fracturés, ne l’avait pas avalé. Comment en sont-ils arrivés là, à ce point de fragilité, de précarité esseulée, agrippés à ce qui peut, encore, les rattacher au monde, y dessiner un sens – la quête obsessionnelle d’un chat adoré ? La question, qu’on ne cesse de se poser, guide la caméra de Jean-Charles Hue, laquelle scrute au ras des peaux silencieuses, épouse les mouvements erratiques de ceux qu’il filme, l’image s’achevant parfois dans le flou, histoire de rappeler, si besoin il y avait, que l’énigme restera irrésolue.

Ne reste plus qu’à filmer le présent de ces êtres aussi libres que brûlés, le pur phénomène de leurs corps en mouvement, entre instants quelconques et répétitifs, ou il s’agit, pour les colombes blessées de Tijuana, de tenir, de faire passer le temps. Une quantité de moment vides, de borborygmes parfois incompréhensibles de la part des protagonistes – une captation du réel dans ses instants les plus plats – alterne avec des tirades qu’on croirait écrites (David, dans Carne Viva), des plans de cinéma (les lumières roses de Tijuana, les cieux humides de l’Oise), et globalement, une certaine cinégénie des marges. D’où une incertitude, inconfortable et hypnotique, que produisent les films de Hue. Sans doute faut-il accepter avec lui, et dans les pas de Jean Rouch, que le documentaire mente.

En dépit de leurs sujets, les films de Jean-Charles Hue sont très loin du naturalisme.

Avant de filmer les damnés de Tijuana, Jean-Charles Hue a suivi et filme pendant quinze ans les Yéniches, communauté de gitans chrétiens d’origine européenne, installés dans l’Oise autour de Beauvais. Son point d’entrée, c’est le clan Dorkel, truculente famille dont il a d’abord saisi la vie dans des courts-métrages crus, comme arrachés au réel (Quoi de neuf Docteur ?), avec qui il s’est découvert un ancêtre commun (ou supposé – mais peu importe, à l’image de ses films, la légende l’emporte sur les faits).

Devenu l’un des leurs, il s’est inspiré de leur vie brute pour les mettre en scène dans des longs-métrages scénarisés (Mange tes morts, La BM du Seigneur) : à chaque fois, des plongées, improvisées ou fictionnelles, dans leur fraternité macho et autarcique, où les hommes s’attrapent la nuque en s’envoyant des « toi ma couille », entre marque d’attachement viril et menace de bagarre; d’eux, il a montré les chasses au lapins et les course-poursuites en bagnole, le mélange de temps ordinaire et de rythme explosif, le mode de vie structuré par la petite délinquance et l’intense religiosité (les Yéniches sont des chrétiens évangélistes). Brueghel, son humanité festive, dégénérée, n’est pas loin.

On pense à Bruno Dumont (pour le tropisme picard, les trognes et la campagne rugueuse, la violence rentrée sous la pudeur). Alors que ce dernier insère, dans ses fictions, des acteurs non professionnels, Jean-Charles Hue fait le geste inverse : il part des vies et personnalités réelles de ses protagonistes pour en extraire la moelle mythologique, les amplifier par la fiction : dans les champs de betterave, soudain des héros. Jean-Charles Hue vient du monde des arts, plasticien avant d’être réalisateur. De là sans doute, son rapport expérimental au cinéma : on y perçoit le désir de tenter une forme, d’essayer une situation, des rapprochements (entre des individus et un objet concret – un couteau en os de chien – dans Carne Viva ; entre un être et une présence sacrée dans Un ange).

La grande liberté formelle de ses films, leur hybridation singulière, donne envie d’envoyer paitre les catégories étriquées, les pseudo-alternatives où l’honnêteté de l’objectivité ethnographique s’opposerait au travestissement malhonnête d’une mise en scène. Il faut faire confiance aux protagonistes, à leur distance lucide vis-à-vis d’eux-mêmes, à leur pouvoir de jouer et de surjouer ce qu’ils sont. En atteste le regard, tellement ironique et joueur que Yolanda, aussi fragmentée dans les vapeurs de la drogue soit-elle, lance à la caméra, comme un ahurissant retour de présence, une conscience de ce qui se joue – un film, entre autres choses –à l’instant où la caméra se braque sur elle.

Tous les films de Jean-Charles Hue ne capturent pas les épiphanies avec la même force. Topo y Wera, Carne Viva, Tijuana Tales, Un ange, Mange tes morts, en concentrent plus que d’autres – cela tient au mélange d’une personnalité charismatique (David, tragiquement flamboyant ; Fred Dorkel, à vif sous sa masse de chair ; Topo, herméneute inarrêtable d’un mouchoir maculé de sang dans lequel il relit, comme dans du marc de café, l’histoire de son amour révolu avec Wera) et d’une intimité qui la révèle. Cela n’a plus d’importance, de départager ce qui a été soufflé de ce qui surgit par accident : les moments de grâce ne favorisent que les esprits préparés. Jean-Charles Hue cite Thérèse d’Avila « Notre Seigneur est là, au milieu des marmites ». Le réalisateur dispose les marmites en fouillant dans les bas-fonds de Tijuana, dans le décor quelconque d’un mobile-home ; qu’adviennent ensuite les incidents sacrés.

Ces hommes et ces femmes vivent dans le peu ; au-delà de ces existences particulières, les films de Hue s’attardent sur les détails qui leur tiennent compagnie : des flaques d’eau où la lumière se sculpte, des verres de lunettes collectionnés pour remplacer un œil mort ; des animaux, surtout, omniprésents, apportant la douceur que les hommes n’ont pas, dont le silence semble suspendre le jugement. Certains plans, ou les animaux souvent sont là, enroulent la douceur et la violence : un goéland qui s’éloigne d’une pastèque défoncée sur un rivage, dans une lumière matinale ; une « dame blanche » qui se lave dans une bassine verte, laquelle rappelle le calme du Tub de Degas.

En dépit de leurs sujets, les films de Jean-Charles Hue sont très loin du naturalisme. Ils tirent au contraire du côté d’un certain fantastique de proximité, à la fois formellement, à travers des lumières posées sur les visages comme des halo divins, des lueurs phosphorescentes nimbant les animaux – les chiens blancs de Dorkel, dans la nuit picarde – et parce que, imprégnés par les croyances de ceux qu’il filme, l’ombre d’un dieu sauveur y est omniprésente, tant au ras des caravanes, dans les messes évangéliques des Yéniches que dans les chambres chaotiques des zombies de la Zona Norte, dans les voix des mariachis qui chantent sa gloire : là où ses effets sont tragiquement absents, le Christ rédempteur a des airs de figure fantastique.

On retiendra un court-métrage, Emiliano, dans la série mexicaine : d’abord, on frémit à écouter ce vieux mariachi déblatérer des horreurs sur la généalogie des monstres (« du sang pourri »). Puis soudain, comme un fragment de bon sens dans le délire, un éclat de vérité dans la boue, sa réponse lumineuse à la question de ce qu’est « sa vérité » : « Se conformer à ce que je suis, ce que j’ai ». Il y a une force brutale dans les films de Hue, par laquelle on a accès direct, immédiat, à l’intimité de ceux qu’il filme, à leur confession désarmante. La beauté de ces films, c’est qu’on y voit le lien qui leur préexiste. On les regarde comme de l’écume, conscient de ce qui les sous-tend – des relations profondes, fidèles, que noue Hue avec ceux qu’il filme.

Rétrospective Jean-Charles Hue au Festival du Cinéma du réel, du 22 au 31 Mars 2024, à Paris.


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