Cinéma

En famille et/ou publiquement – sur Une Famille de Christine Angot

Journaliste

D’une intensité inédite, le documentaire Une Famille se donne à voir comme une nouvelle étape dans l’œuvre de Christine Angot, qui repousse toujours plus loin les frontières du combat contre l’inceste qu’elle a subi. Un pied dans la porte, une sonnette d’alarme pour ses proches comme pour la société.

C’est l’un des coups de sonnette les plus générateurs de suspens et de tension de l’histoire du cinéma. Quasiment du Hitchcock. Christine Angot est à Strasbourg pour la promotion de son livre, Le Voyage dans l’Est. Strasbourg n’est pas n’importe quelle ville pour elle : c’est là qu’elle a rencontré son père, c’est dans l’Est que son géniteur a commencé à la violer. On le sait, elle a écrit et décrit cet épisode dans ses livres, particulièrement dans L’Inceste, Une Semaine de vacances et Un Amour impossible.

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La grande écrivaine est donc là, à Strasbourg, accompagnée par la grande cheffe opératrice Caroline Champetier, cette dernière hors champ derrière sa caméra dans la position du témoin-spectateur. Après avoir appelé plusieurs fois au téléphone la veuve de son père qui vit toujours dans la capitale de l’Europe, appels restés sans réponse (comme les appels à l’aide muets que la jeune Christine a hurlé en silence durant toute sa jeunesse), Angot, Champetier et sa caméra sont devant la maison de la belle-mère, font les cent pas, hésitent. Angot : « J’y vais, j’y vais pas ? Je sonne, ou pas ? Et si tu sonnais à ma place ? Et tu dis, je sais pas, bonjour… »

Le film est commencé depuis 5-10 minutes, la tension est déjà à son comble pour les spectateurs. On n’est pas chez Chuck Berry, vous vous souvenez, Johnny B Goode, ce brave gars illettré de la cambrousse, musicien à ses heures, qui pouvait « jouer de la guitare comme on appuie sur une sonnette », c’est-à-dire facilement, sans y penser. Pour Christine Angot, la sonnette de Strasbourg pèse des tonnes, le poids d’une vie marquée par les viols paternels, la reconnaissance tardive de sa filiation par son père abuseur récidiviste, la famille décomposée, les silences, notamment ceux de Mme Angot belle-mère. Peut-être que dans cette sonnette de l’épouse de M. Angot qui n’a rien vu, rien entendu, rien voulu savoir, il faut entendre « sornettes ». Ou sonnette d’alarme, pour tout le monde : la belle-mère, la famille, la société. Finalement, au bout de ces quelques lourdes minutes d’hésitations, Christine Angot se décide et appuie sur la sonnette.

Qu’on me pardonne une digression très personnelle. Je n’ai jamais rencontré ni interviewé Christine Angot. Pourtant, j’ai un tout petit peu compté dans son parcours littéraire, sans qu’elle le sache. J’étais rédacteur en chef livres-cinéma dans la version bimestrielle des Inrockuptibles au début des années 90 et c’est sous mon mandat que le magazine avait publié le premier grand entretien de l’écrivaine dans la presse française, à l’occasion de la publication de son deuxième livre, Not to be. Ce n’était pas dans n’importe quel numéro : le 32, daté novembre-décembre 1991, avec Leos Carax en couverture – notre toute première couv’ cinéma.

Un  numéro de « premières fois » donc, comme les affectionnait la rédaction des Inrocks. Tout le mérite de cet inaugural « sujet Angot » revenait aux pigistes livres de l’époque, Hadrien Laroche et Michel Jourde, qui avaient conduit l’ébouriffant entretien avec l’écrivaine, dans lequel elle ne parlait pas encore de l’inceste commis par son père mais déjà de viol, de pères foireux, de parole, de langue, de littérature. Et même de cinéma. Ça envoyait du lourd. Angot pratiquait la langue de feu plutôt que la langue de bois. Comme Carax d’ailleurs, qui avait requis toute mon énergie et ma concentration dans ce fameux numéro des Inrocks.

Un principe me guidait dans la conduite de ces pages livres et cinéma que l’on avait appelées à l’époque le « hors rock » : comme dans le rock, il s’agissait de dénicher les nouveaux talents, les personnalités singulières, les paroles électriques et non normées (Les Inrocks ont ainsi été parmi les premiers à faire connaître les noms de Michel Houellebecq, Marie Darrieusecq, Vincent Ravalec – et oui, ça rime –, Virginie Despentes…). Comme Carax, Angot répondait magnifiquement à ces critères sélectifs.

Depuis cet historique n°32 de novembre 91, j’ai suivi son œuvre en pointillés, lu ses ouvrages principaux, observé ses premiers pas dans le cinéma (scénarios avec Claire Denis, adaptation d’Un Amour impossible). J’ai même été assis juste derrière elle un jour par hasard dans un train Paris-Châteauroux, mais ma timidité naturelle et ma crainte de déranger m’ont empêché de me présenter et de la saluer dans ces circonstances imprévues. J’ai le même âge qu’elle, ce qui ne signifie pas grand-chose si ce n’est que nous avons vécu la même époque, les mêmes évènements collectifs, les mêmes évolutions culturelles, sociales et sociétales.

Nous avons aussi une histoire avec la judéité (plutôt qu’avec le judaïsme, du moins en ce qui me concerne). Par contre, immense différence, je n’ai pas subi le trauma du viol et de l’inceste. Je raconte tout cela pour dire que de nombreux points de natures très diverses me rattachent à l’écrivaine et à son travail, et que découvrir son film m’a secoué dans tous les sens. Pourtant, j’avais lu ses livres, je « savais », j’étais préparé : mais outre que le cinéma produit des effets différents de la littérature, à commencer par l’incarnation, ce film est consacré aux silences autour de l’inceste plutôt qu’à la chose elle-même.

Retour à Strasbourg. Driiiiing : « — Oui ? — C’est Christine ». La belle-mère lui entrouvre la porte, puis dès qu’elle aperçoit Champetier et sa caméra, veut la refermer aussitôt. « — Christine, je veux bien te parler seule à seule, mais pas avec des gens, et pas devant une caméra. — Non non non !!! J’ai besoin d’être soutenue par mes amis, j’ai besoin de te parler, j’ai besoin que tu m’écoutes !!! ». Empoignade, pied dans la porte, hurlements, la belle-mère finit par céder. On est fasciné, troublé. Du côté de Christine, mais quand même vaguement gêné. Cette violence, cette intrusion forcée dans un domicile privé, cette caméra sans consentement du sujet filmé, ce ne sont normalement pas des façons de faire, ni dans la vie, ni selon une certaine éthique du documentaire.

Et nous, spectateurs, que faisons-nous là ? Sollicités, captivés. Et captifs. Un peu voyeuristes aussi, non ? Le voyeurisme est certes un des principes de base de la condition de spectateur de cinéma, mais jusqu’à quel point, quelle limite ? On remue intérieurement toutes ces questions durant les quelques secondes ou minutes que dure la scène, et on se dit aussi que la brutalité d’Angot est légitime, qu’elle répond à une violence et une souffrance qu’elle a subies toute sa vie depuis ses 13 ans. Que la confrontation avec cette belle-mère qui n’a rien voulu voir ni savoir est nécessaire : pour Christine Angot avant tout, pour la belle-mère aussi. Et sans doute pour nous tous spectateurs.

L’échange qui a lieu ensuite dans le salon de Mme Angot belle-mère est l’un des duels les plus intenses que l’on ait vu au cinéma. Un duel de mots, de paroles et de regards, pas de flingues ou d’armes blanches. Angot met le nez de sa belle-mère dans la boue de ses silences et de son déni. Mme Angot répond : « je n’ai pas connu l’homme que tu décris. Pour moi, il était l’homme de ma vie, le père de mes enfants ». C’est horrible et pourtant, cela s’entend aussi : si elle admettait que l’homme de sa vie, père de ses enfants, était un violeur incestuel récidiviste, Mme Angot ruinerait sa propre vie. Tout s’effondrerait pour elle. Elle a opté pour la fiction bourgeoise et confortable plutôt que d’affronter une vérité radicalement malaisante. Elle a préféré « tuer » Christine plutôt que se « suicider » : c’est lâche, mesquin, égoïste, mais banalement humain.

« Ce qui est terrible, c’est que chacun a ses raisons », disait Renoir dans La Règle du jeu. Au cours de cet échange en rafales de paroles-mitraillettes, Christine Angot, grande écrivaine, est impitoyable avec la précision des mots. La belle-mère dit « tu me fais de la peine », Angot réplique, cinglante « c’est condescendant, je te fais pitié, c’est ça ? Et comme si tu ne faisais pas partie de cette histoire, toi aussi ! ». L’autre commence une phrase : « la relation que tu as eu avec ton père… », Angot la coupe : « ce n’était pas une relation mais un viol ! »

Les scènes avec sa propre mère sont moins incendiées mais tout aussi violentes. Rachel Schwartz non plus n’a pas vu l’inceste, n’y percevant qu’un changement des relations avec sa fille, comme dans une banale crise d’adolescence. Christine ne supporte pas cet aveuglement et le fait savoir à sa mère sans prendre de gants. Une mère triste, brisée elle aussi, extrêmement émouvante, dotée d’une jolie plume : elle lit un extrait de son journal sur la fugacité du bonheur et c’est assez beau et juste.

Angot a mis le pied dans la porte pour l’empêcher de se refermer encore.

Avec l’ex-mari et père de leur fille Léonore, le dialogue est intense mais plus apaisé. On y apprend des choses pour le moins étonnantes : lors d’un séjour du couple chez le père Angot à Nice (Christine a alors plus de vingt ans), elle retourne dans le lit du père ! Le mari comprend tout, Christine n’est pas avec lui et il entend le lit du père à l’étage au-dessus grincer en cadence. « Pourquoi n’es-tu pas intervenu » lui demande Christine. On apprend alors que le mari aussi a été violé dans son enfance. L’autre question que l’on se pose et à laquelle le film ne répond pas, c’est : pourquoi Christine Angot adulte et en couple retourne-t-elle dans le lit du père ? Emprise, mélange amour-haine-peur pour ce père, syndrome de Stockholm ?

La dernière partie du film est la plus tendre, la plus porteuse d’espérance, celle où Christine Angot dialogue avec Léonore. Tout au long du film, on a vu Léonore bébé et fillette dans des extraits de films de famille et des photos. Angot inscrit à fond sa fille dans son histoire. Est-ce bien ? Est-ce trop ? Cela peut-il enfermer Léonore dans le trauma de sa mère où au contraire l’en libérer ? On peut se poser ces questions, mais il ne nous appartient pas d’en juger : Christine Angot sait mieux que nous ce qu’elle a vécu et comment elle entend élever sa fille, lui transmettre son histoire. Survivante de l’inceste, Angot fait penser aux survivants de la Shoah : il y a eu ceux qui ne parlaient jamais, qui ne pouvaient pas parler pour diverses raisons, et ceux qui n’ont jamais cessé de témoigner et de transmettre jusqu’à leur mort, en famille et/ou publiquement.

En famille et/ou publiquement. C’est aussi la question de ce film. Christine Angot entend libérer la parole et l’écoute au sein de sa famille, mais aussi publiquement puisque tout est enregistré et monté dans un film diffusé auprès du public. Comme dans les affaires MeToo, le rapport entre vie privée et vie publique est en train de changer. Où est la frontière entre l’intime et le médiatique ? À partir de quelles limites franchies, ce qui est personnel devient collectif, politique ? Questions graves, réponses pas simples, et variables selon les cas. D’un côté, l’omerta n’est plus possible, le silence plus acceptable. De l’autre, on sait qu’une société totalement transparente, privée de zones intimes, ressemble au fascisme. C’est ainsi que fonctionnent les régimes autoritaires d’aujourd’hui (Russie, Iran, Corée du nord, Chine…), en contrôlant les corps, l’intimité des vies, les opinions, en ne cessant à chaque minute de « surveiller et punir » les citoyens.

Il faut donc sans cesse chercher le bon équilibre entre la nécessité de combattre les abus et la préservation de l’état de droit, de la démocratie, d’une société ouverte. On peut supposer que dans le contexte de MeToo, Une Famille sera bien accueilli par la critique et par le public. Cela n’a pas toujours été le cas pour Christine Angot. Dans le film, on entend un extrait du Masque et la plume où Arnaud Viviant rappelle à quel point l’auteure de L’Inceste a été dézinguée par la critique littéraire.

Mais le passage le plus violent du film à cet égard intervient lors d’un montage d’extraits de Tout le monde en parle, le gros talk-show du samedi soir de Thierry Ardisson dans les années 2000. La séquence est accablante pour Ardisson, pour son équipe et pour France 2, soi-disant chaîne de « service public » – mais il faudrait mettre dix paires de guillemets prophylactiques à « service public » quand on revoit ça. Ça ? Ardisson, Baffie et tout le plateau cancanant et ricanant en écoutant Angot raconter son histoire, parfois à la limite de l’insulte. Stoïque, Angot finit par quitter le plateau : Baffie s’écrie « allez Christine, reste, on rigolait bien ! », ce à quoi elle rétorque, calme et digne, « moi, ça ne me fait pas rire ». (Ironie et douce revanche, Angot est devenue quelques années plus tard chroniqueuse régulière dans On N’est pas couché, l’émission qui a succédé à Tout le monde en parle).

Depuis les heures de gloire d’Ardisson, l’époque a donc changé. Et si le moment MeToo comporte quelques excès préoccupants, au moins permet-il d’entendre plus clairement et surtout plus massivement les Christine Angot qui ont subi le même genre d’abus. Une Famille est un film de paroles, de gestes et de regards, un film qui s’écoute autant qu’il se regarde. Christine Angot a actionné la sonnette, mis le pied dans la porte pour l’empêcher de se refermer encore. On ignore si après ce geste, ce film, elle a pu se distancier de cet inceste qui l’a enfermée et abîmée, mais on sait que celles et ceux qui verront ce film en tireront réflexion et donc profit. Comme si parler et crever le silence nous soulageait tous.

Une Famille, un documentaire de Christine Angot, actuellement en salles.


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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