Politique

La gauche, l’hiver politique, l’horizon majoritaire et l’imaginaire émancipateur

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Face à l’accentuation des possibilités de victoire d’une éventuelle alliance des droites et de l’extrême droite lors de la présidentielle et des législatives de 2027 et à l’heure de l’intersectionnalité, que faire à gauche ? Michel Feher a pris la question à bras le corps dans un récent article d’AOC. En partageant la lucidité de ses constats, Philippe Corcuff propose toutefois une autre piste que celle d’« une gauche résolument minoritaire ».

Dans son récent article pour AOC , « Face à l’union des droites : plaidoyer pour une gauche résolument minoritaire », Michel Feher tape fort et souvent juste. Commençons par-là, pour ensuite interroger de manière critique les solutions proposées.

Effectivement, le « macronisme » a évolué vers « une forme de sarkozysme 2.0 ». Oui, « la coalescence des bleus et des bruns », le rassemblement des droites et du Rassemblement National, pouvant même inclure une composante « post-macroniste », apparaît de plus en plus envisageable. Les digues se sont effritées, des convergences se sont stabilisées, des discours ont « levé les tabous » et l’empire médiatique et culturel de Vincent Bolloré assure la BO de ce film en préparation.

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Toutefois, Feher sous-estime les contradictions et les résistances, notamment du côté de ce qu’il reste du « juppéisme », de ce que deviendra le « post-macronisme » et de certaines zones de leurs électorats. Tout n’est pas joué, même de ce côté-là. À regarder d’en haut la réalité sous l’angle d’un trend global, on oublie les rugosités du réel seulement visibles quand observe les actions et les interactions au jour le jour. Dans sa sociologie politique des crises, Michel Dobry nous a mis en garde contre le risque d’écraser, au nom d’une évolution structurelle supposée nécessaire à moyen ou long terme, les « fluctuations à court terme, plus directement liées à l’échange des coups, aux tactiques mises en œuvre par les acteurs[1] ».

Ce qui implique de demeurer attentif à l’éventualité « que des glissements locaux ou des transformations de faible amplitude puissent avoir de “grands” effets, voire renverser des “tendances lourdes”, des évolutions de “long terme” ou des “faits de structure”[2]. » Cet appel à la vigilance méthodologique dans l’interprétation de l’histoire en train de se faire vaut aussi pour le traitement par Feher de ce qui est susceptible de se passer à gauche.

Indépendamment de ce tropisme, Feher voit clair quant à un des principaux combustibles socio-affectifs favorisant l’extrême droitisation politique : « le ressentiment s’est rapidement imposé comme un affect formidablement rassembleur. » Le « macronisme » en quête de boussole à partir de la crise des « gilets jaunes » l’a adoubé en en faisant une ressource tactique. Il faudrait ajouter que le « mélenchonisme », dans son versant « dégagisme », a aussi contribué à le constituer en carburant à un autre pôle de l’espace politique.

Feher aurait pu également rappeler les dérèglements confusionnistes qui ont boosté l’extrême droitisation en générant des interférences entre des discours d’extrême droite, de droite et de gauche et en affaiblissant la frontière symbolique avec l’extrême droite. Par ailleurs, Feher nous aide à dissiper certaines illusions à gauche, comme par exemple celles portées par les thèses optimistes de Julia Cagé et Thomas Piketty quant aux chances d’un retour proche du clivage gauche/droite au cœur du champ politique. Feher préfère sobrement prendre acte de la tendance à la réduction de la gauche à « un tiers des votants ».

C’est sur les contraintes portées par la conversion intersectionnelle en cours de la gauche que Feher est le plus éclairant quant à l’avenir d’une politique d’émancipation. Car, contrairement aux usages déformés de la référence à « l’intersectionnalité » au sein de la gauche radicale[3], la méthodologie intersectionnelle ne mène pas spontanément à « la convergence des luttes », mais plutôt, dans un premier temps, à la divergence des luttes. Dans ce cadre, on peut être privilégié sous l’angle du genre et dominé sous l’angle de la classe, privilégié sous l’angle de la classe et discriminé sous l’angle de la race, etc.

Feher en tire d’importantes conséquences politiques : « Fondée sur l’hypothèse d’une homogénéité des formes de domination, la confiance en l’existence d’une majorité sociale favorable à leur élimination se heurte pourtant au constat que la gauche est aujourd’hui “intersectionnelle”, au sens où elle se situe au croisement d’une multiplicité de luttes dont la congruence n’est pas assurée. » Et, par exemple, « s’élever contre les privilèges d’une caste » ou invoquer un fantomatique « système » qui homogénéiserait comme par miracle des dominations plurielles imbriquées de manière complexe ne suffirait guère à assurer la fameuse « convergence des luttes ».

La gauche a même à se coltiner la part tragique de l’intersectionnel bien exprimé dans le dernier film de James Gray, Armageddon Time (2022). Dans ce film, Paul, lycéen d’une famille juive de couches moyennes modestes en ascension sociale dans le Queens à New York, va se lier d’amitié au début des années 1980 avec Johnny, jeune noir élevé par sa grand-mère pauvre. Après une tentative commune de vol, Paul sera conduit à lâcher son copain : la différence de classe, la moindre stigmatisation des Juifs par rapport aux Noirs à ce moment-là et un hasard lui permettant de sortir de prison sans passer par la case justice feront la différence, en nourrissant son sentiment de culpabilité. Et Feher est bien conscient, à rebours d’un marxisme nostalgique, qu’« on n’assistera pas à un retour en arrière ».

Pourtant le partage d’une bonne partie des constats énoncés par Feher ne conduit pas à acquiescer à ses solutions.

Minoritaire/majoritaire, pluriel/commun : vers une reproblématisation politique

Pour Feher, la gauche devrait assumer sa minoration : « plutôt que de dénier qu’elle sera durablement minoritaire, on avancera qu’il appartient à la gauche de s’y résoudre, mais afin de l’être résolument. » Face à « la coalescence des bleus et des bruns » qui se profile, la contrainte de l’intersectionnalité et le souci de la pluralité qu’elle porte, et donc le « refus de sacrifier le foisonnement et la complexité de ses engagements », devrait conduire la gauche à abandonner le « vain espoir de former une majorité », afin de supporter en minoritaire résolu « le long hiver dans lequel nous sommes entrés ».

Faut-il transformer prématurément le probable en nécessaire et, partant, faire de nécessité vertu ? Comme l’a rappelé Patrick Boucheron, rejoignant d’une certaine façon les analyses de Dobry, « se laisser persuader que le désastre est inexorable » risque d’engourdir « tout désir d’action », alors qu’il s’agirait plutôt d’« organiser son pessimisme pour ne pas désespérer du temps qui reste » en demeurant ouvert aux aléas de l’histoire[4]. La transformation du probable en nécessaire pourrait ainsi renforcer la probabilité du pire par le mécanisme de « la prophétie auto-réalisatrice » mis en évidence par Robert Merton[5].

Par ailleurs, la gauche aura peut-être à subir la rudesse d’un hiver minoritaire, mais devra-t-elle dans ce cas de figure abandonner une boussole majoritaire ? Est-ce souhaitable ? Répondre non implique de déplacer le cadre intellectuel dont Feher hérite pour une part de la galaxie intellectuelle et politique dont il a été partie prenante autour de la revue Vacarme (1997-2020). Lors de sa création, les « préférences théoriques » de Vacarme se situent du côté de Gilles Deleuze et de Michel Foucault dans une polarisation sur les minorités et sur l’angle de la pluralité.

Des liens privilégiés sont noués avec Act Up Paris (créée en 1989, Philippe Mangeot, cofondateur de Vacarme, en était président en 1998-1999). Et, par exemple, Act Up se lance dans un projet avorté (à cause de la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle) de présentation de candidatures aux élections législatives de 2002 sous le slogan « Devenez minoritaires », dans une suspicion vis-à-vis de la logique majoritaire défendue par les partis de gauche[6].

Autre exemple : Vacarme publie l’été 2012 un texte collectif intitulé « Les fronts de la gauche » (dont Feher n’est pas signataire). Il fait la promotion de la pluralité des fronts de lutte pour « surmonter le conflit ethnique » hypostasié par le Front national. Cela est adossé à la critique (juste) de la position marxiste classique « de hiérarchiser les clivages » et de « faire de la lutte des classes un “front principal”, au regard duquel tous les autres conflits sociaux seraient des “fronts secondaires” ». Cependant, en mettant surtout l’accent sur la diversité des « fronts » et des « clivages », ce texte marginalise la question de la fabrication d’espaces communs à partir de la pluralité des oppressions et des luttes.

Or, se fixer un tel horizon de zones partagées appellerait un travail proprement politique de cristallisation de convergences, à l’écart du piège du vieux couple philosophique Un/Multiple. Car ce dernier nous incite à choisir le Multiple contre l’Un, comme dans certaines tendances post-nietzschéennes travaillant le « deleuzisme » et le « foucaldisme », ou l’Un contre le Multiple, comme dans les approches marxistes historiques.

Hannah Arendt, qui base la politique sur « la pluralité humaine » tout en bougeant par rapport à cette polarité traditionnelle, avance de façon suggestive : « La politique traite de la communauté et de la réciprocité d’êtres différents[7]. » Les jeux du commun et des différences ouvriraient la possibilité de nouvelles liaisons, entre articulations et tensions irréductibles, distinctes de l’alternative Un/Multiple. On n’aurait plus à prendre parti pour la visée majoritaire ou, inversement, pour les minorités et la pluralité.

Dans cette perspective, on peut proposer de remanier une formulation de Feher : « À gauche, par conséquent, l’enjeu n’est pas de convertir une majorité sociale supposée en majorité politique avérée », écrit-il. Pas « convertir », mais bâtir. Un des enjeux principaux serait de bâtir une majorité politique à partir de la pluralité, à l’écart de la tentation de l’enkystement minoritaire chez Feher.

Un imaginaire émancipateur comme liant ?

Prendre au sérieux l’intersectionnalité, on l’a vu, empêche de reconstituer un sujet émancipateur unifié (comme « le prolétariat » marxiste) à partir de caractéristiques sociales communes dans un « système » social homogène, puisqu’une même personne peut être dominée sous un certain angle et privilégiée sous un autre au sein d’un espace social pluridimensionnel.

Qu’est-ce qui pourrait alors faciliter la convergence de luttes contre des dominations et des discriminations diversifiées, s’entrecroisant de manière complexe dans la réalité, ainsi que contre la logique productiviste ? Peut-être un projet commun d’émancipation préservant nos attachements à des univers naturels et porté par un imaginaire partagé[8].

Un imaginaire émancipateur, cela renverrait à quoi ? À une galaxie de repères à la fois sensibles et raisonnés, de valeurs, de désirs, d’affects et de connaissances, porteurs d’une critique sociale de l’ici et maintenant associée à des images d’un monde meilleur, autorisant un élargissement mental des possibles. Pas quelque chose qui se situerait seulement au niveau des idées, mais des aperçus de raison sensible insérés dans des praxis, qui émergeraient transversalement des sociabilités quotidiennes, des différents terrains de lutte, des expériences alternatives et des pratiques culturelles.

De ce point de vue, ce qui se trame dans la culture populaire de masse (chansons, cinéma, polars, séries TV, jeux vidéo…) et dans son inscription au sein de la vie ordinaire de nos contemporains constitue un enjeu politique important, qui ne pourra devenir clairement perceptible à gauche que si les intellectuels critiques et les militants radicaux cessent de le réduire principalement à une « aliénation » généralisée[9].

Il faudrait ensuite travailler à tisser des passages analogiques et des hybridations entre ces repères et à leur donner davantage un air de famille politique commun. Une telle perspective impliquerait de se décentrer par rapport au champ politique institutionnalisé, vis-à-vis duquel les propositions de Feher prennent surtout sens, sans pour autant le déserter. L’émancipation serait appréhendée comme une forme de vie, à la manière dont Albert Ogien et Sandra Laugier traite de la démocratie comme d’une forme de vie[10].

Commençons dès maintenant à réinventer de manière coopérative une gauche d’émancipation et un imaginaire émancipateur ! Comme une fragile réponse face aux dangers à court terme d’une extrême droitisation des espaces publics qui nous mène au bord du précipice. Mais également comme une réponse à moyen terme permettant à la gauche de rebondir si jamais l’alliance des droites et de l’extrême droite l’emporte en 2027. Saura-t-on toutefois mettre suffisamment à distance le poids de la scène électorale, de ses concurrences délétères et de sa pauvreté créatrice pour amorcer un tel processus long et cahoteux, passant peut-être par une marginalisation hivernale ?


[1] Michel Dobry, « Mobilisations multisectorielles et dynamique des crises politiques : un point de vue heuristique », Revue française de sociologie, vol. 24, n° 3, 1983, p. 398.

[2] Voir Michel Dobry, « Février 1934 et la découverte de l’allergie de la société française à la « Révolution fasciste » », Revue française de sociologie, vol. 30, n° 3-4, 1989, p. 518.

[3] Voir, par exemple, Aurélie Trouvé, Le bloc arc-en-ciel. Pour une stratégie politique radicale et inclusive, Paris, La Découverte, 2021, et Adélaïde Bon, Sandrine Roudaut et Sandrine Rousseau, Par-delà l’Androcène, Paris, Seuil, collection « Libelle », 2022.

[4] Patrick Boucheron, Le temps qui reste, Paris, Seuil, collection « Libelle », 2023, pp. 10, 65 et 58

[5] Robert K. Merton, « The Self-Fulfilling Prophecy », The Antioch Review, vol. 68, n° 2,1948, pp. 193-2010.

[6] Voir l’analyse du sociologue Lilian Mathieu, « Act Up ou la tentation du politique: Sur les recompositions de la gauche protestataire de 1997 à 2002 », Modern and Contemporary France, Vol. 15, 2007, pp. 153-168.

[7] Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ? [manuscrits de 1950-1959], Paris, Seuil, 1995, p. 31.

[8] Sur la place d’un imaginaire d’émancipation pour une gauche intersectionnelle, voir la contribution de Pierre Khalfa et la mienne dans « Retour sur la question stratégique : comment changer politiquement de société ? », site de réflexions libertaires Grand Angle, 26 avril 2023.

[9] Voir Philippe Corcuff et Sandra Laugier, « Pour un programme d’inspiration cavellienne d’analyse des séries TV », introduction au n° 19 de la revue en ligne TV/Series, 6 mai 2021.

[10] Dans Albert Ogien et Sandra Laugier, Le principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique, Paris, La Découverte, 2014.

Philippe Corcuff

Politiste, Professeur de science politique à l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon, membre du laboratoire de sociologie CERLIS

Notes

[1] Michel Dobry, « Mobilisations multisectorielles et dynamique des crises politiques : un point de vue heuristique », Revue française de sociologie, vol. 24, n° 3, 1983, p. 398.

[2] Voir Michel Dobry, « Février 1934 et la découverte de l’allergie de la société française à la « Révolution fasciste » », Revue française de sociologie, vol. 30, n° 3-4, 1989, p. 518.

[3] Voir, par exemple, Aurélie Trouvé, Le bloc arc-en-ciel. Pour une stratégie politique radicale et inclusive, Paris, La Découverte, 2021, et Adélaïde Bon, Sandrine Roudaut et Sandrine Rousseau, Par-delà l’Androcène, Paris, Seuil, collection « Libelle », 2022.

[4] Patrick Boucheron, Le temps qui reste, Paris, Seuil, collection « Libelle », 2023, pp. 10, 65 et 58

[5] Robert K. Merton, « The Self-Fulfilling Prophecy », The Antioch Review, vol. 68, n° 2,1948, pp. 193-2010.

[6] Voir l’analyse du sociologue Lilian Mathieu, « Act Up ou la tentation du politique: Sur les recompositions de la gauche protestataire de 1997 à 2002 », Modern and Contemporary France, Vol. 15, 2007, pp. 153-168.

[7] Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ? [manuscrits de 1950-1959], Paris, Seuil, 1995, p. 31.

[8] Sur la place d’un imaginaire d’émancipation pour une gauche intersectionnelle, voir la contribution de Pierre Khalfa et la mienne dans « Retour sur la question stratégique : comment changer politiquement de société ? », site de réflexions libertaires Grand Angle, 26 avril 2023.

[9] Voir Philippe Corcuff et Sandra Laugier, « Pour un programme d’inspiration cavellienne d’analyse des séries TV », introduction au n° 19 de la revue en ligne TV/Series, 6 mai 2021.

[10] Dans Albert Ogien et Sandra Laugier, Le principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique, Paris, La Découverte, 2014.