Théâtre

Raconter par la scène – sur Je suis la bête et La jeune Parque de Julie Delille

Philosophe et écrivain

Au Théâtre Nanterre-Amandiers, Julie Delille présente deux spectacles réalisés à sept ans de distance : Je suis la bête et La jeune Parque. L’un est blanc, l’autre est noir, l’un fait entendre un grand texte du XXe siècle, l’autre un roman contemporain, l’un respecte l’espace théâtral traditionnel, l’autre place les spectateurs dans un dispositif scénographique ad hoc. Deux spectacles contraires mais dans lesquels on retrouve la même idée fondamentale. Celle qui veut que le théâtre soit une expérience sensorielle totale, un agencement minutieux de lumières, de sons, de corps et d’architectures, et qu’il faut, pour dire un texte sur scène, construire l’espace exact de son advenue.

Au théâtre, le noir précède la représentation. Il est ce sas sensoriel qui permet au spectateur de passer d’un monde à l’autre, du quotidien à la scène, de ce que l’on voit et entend sans y prêter attention à ce qui est construit pour être l’objet d’un regard et d’une écoute. Les lumières baissent, les voix se taisent, un bref moment tout est noir et silencieux, puis le rideau s’ouvre ou bien les projecteurs inondent le plateau et le spectacle commence.

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Le théâtre tient à cette évidence sensorielle : quelque chose se donne à voir et à entendre que l’on ne se lasse pas de regarder et d’écouter. Réaliser une telle évidence, c’est-à-dire fasciner le regard et l’écoute d’un spectateur, est une chose rare et difficile. Julie Delille, me semble-t-il, l’a accomplie dans chacun des deux spectacles qu’elle présente au Théâtre Nanterre-Amandiers, deux spectacles très différents, presque contraires, mais également fascinants.

Le premier, Je suis la bête, commence par un noir qui a deux qualités inhabituelles : il est long et il est total. Les voyants lumineux signalant les sorties sont éteints. Le plateau est silencieux. On regarde la scène à l’affût d’une lumière mais il ne se passe rien. Il n’y a rien à voir, rien à entendre. Et ce rien dure. On comprend alors que le noir n’est pas ici ce qui précède la représentation mais la représentation elle-même, que c’est lui qu’il faut regarder et écouter, que c’est encore lui qu’on verra et entendra quand le récit aura commencé et que des figures se seront dessinées sur le plateau. Ce qui est déjà une tout autre manière de percevoir : non plus des choses détachées d’un fond obscur ou bruyant mais des présences furtives, des échos, des morceaux de corps, une voix flottante. La perception apprend à ne pas se fixer, à ne pas se donner d’objet, à redevenir sensation. On comprend que le noir ne s’effacera pas et qu’on n’en sortira pas, qu’il est ici du théâtre la matière et le milieu. Matière pour la metteuse en scène, milieu pour le corps qui en émergera et y replongera. Milieu aussi pour les spectateurs qui se découvrent non-vus, protégés du regard d’autrui, corps parmi les corps, détachés de leur rôle et de leur place. Pendant un moment, rien ne sépare plus la salle et la scène, le regardé (dont on pressent la présence) et le regardeur (qui ne se voit pas voir).

Puis on perçoit des sons, si faibles qu’on doute les avoir entendus. On écoute. Ça revient. Air qui court, jeu du bois, porte qui grince au loin. Une maison qui vit, respire, vieillit. On entend une voix. Elle dit « je », elle raconte. D’où vient-elle ? On l’ignore. Elle vibre dans le noir, voix sans corps, inassignable. Elle nous parle, nous l’entendons et une scène s’esquisse, un espace, un récit. Puis une tête et une main apparaissent, côte à côte mais déliées. On les voit à peine. On se frotte les yeux mais elles sont bien là. Leur position est étrange. Difficile de les relier, d’en faire un corps. Elles sont suspendues dans l’air, immobiles. Aucun meuble, aucun sol ne les soutient. Puis elles disparaissent. Noir à nouveau. La voix est toujours là. Tête et bras reviennent, autrement, la position a changé. Disparaissent, réapparaissent, etc. Corps et voix progressivement se rapprochent, se relient, prennent consistance l’un par l’autre. Les intensités sonores et lumineuses s’agrègent, jusqu’à ce qu’elles constituent un personnage : le « je » de la voix fait un avec le corps qui, émergé du noir, s’adresse à nous.

Ce long début, extraordinaire, met en scène un double récit : celui que raconte la voix, d’une enfant abandonnée qui apprend à vivre dans un monde sans humains, peuplé de chats, de blaireaux, de martes, et celui que raconte les lumières et les sons, d’un corps qui peu à peu s’extrait du noir de la scène et devient, incarne, le « je » énoncée par la voix. Au fur et à mesure que ce « je » se raconte et que son histoire se déplie, son corps prend forme sur le plateau, agencent ses morceaux, jusqu’à devenir le sujet de la voix flottante. C’est une expérience rare que de voir et entendre un personnage naître devant nous, non seulement se dire mais, littéralement, sortir du noir. Le texte que Julie Delille met en scène est un livre d’Anne Sibran dont elle reprend le titre. Publié en 2007, il raconte à la première personne l’histoire d’une enfant sauvage.

« Un jour, ils m’ont poussé dans un placard, puis ils ont refermé la porte. Et je ne les ai jamais revus. Ni la femme qui m’a sortie de mon ventre. Ni l’homme qui me portait un peu. […] J’avais deux ans. » dit la voix dans le noir de la scène. « Ensuite, j’ai mes mains qui s’en vont. Elles raclent le sol, remontent vers le fond du placard. Parfois le corps prend plus de place à mourir que lorsqu’il est vivant. […] Je rampe en désordre, à me marcher dessus. Car je sens une respiration derrière les poils. Un ventre qui se lève, qui s’abaisse. Avec cette odeur brûlante, irrésistible, d’entre le lait et le sang. Ma main avait touché une chatte grosse. […] La forêt pousse les pierres, dresse les ronces, met les racines où elle veut. Et ça lui fait une voix qui va parler aux bêtes, aux sources, aux oiseaux. Tous ceux qui la traversent, elle les remplit de silence. J’ai eu cette voix-là pendant cinq ans, dans mon dedans. À en oublier les hommes […] Alors je reste dans mon petit placard. Le temps d’ouvrir les oreilles sur la peau, dans mes os, jusqu’au creux de mes paumes. Pour ramasser du son. Toutes ces vibrations par où la terre respire. Ce qui fait l’ombre des bêtes. Sans quoi elles ne savent pas aller. […] J’ai maintenant quatre pattes, oublié les jambes et les pieds. Quand la chatte commence de m’apporter des bêtes encore vivantes. Et je dois apprendre à tuer. »

Le texte dit les mains qui bougent d’elles-mêmes, le corps qui ne sait pas coordonner ses mouvements, la voix qui nait à l’intérieur pour parler aux entours, les sons qu’on ramasse pour se guider, l’odeur du sang qui pousse à tuer. Et c’est bien ce corps-là qu’on voit, cette voix qu’on entend, ce désir dont on saisit la puissance. On comprend aussi ce que Julie Delille a pu ressentir lorsqu’elle a lu le livre d’Anne Sibran, les images qui ont dû l’envahir, la certitude qu’il y avait là un théâtre potentiel, un espace scénique à construire, un personnage à façonner et incarner. La réussite du spectacle tient à ce fil jamais rompu du double récit : voix d’un côté, jamais complètement fixée, elle peut soudain se multiplier et envahir l’espace de la salle, scène de l’autre, qui n’illustre pas mais fait être par la lumière et par les sons le corps que le texte raconte. Deux plans parallèles que Julie Delille maintient savamment à distance. Quand l’enfant sort de la maison et découvre la forêt, le sol du plateau se courbe et se lève comme une vague, transformant complètement la géométrie de l’espace. Plus tard, elle s’y allongera, enveloppée, nous également, des sons du dehors. Plus tard encore, traquée par les hommes, elle se glissera sous son enveloppe et le sol se fera terrier. Allongé, le corps est complet, plongé dans une lumière diffuse qui révèle la nudité du plateau.

Pour Adolphe Appia, le metteur en scène et scénographe (décorateur disait-on à l’époque) suisse qui, entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, révolutionna l’art de la scène, la lumière obéit à deux principes : la diffusion et la directionnalité. D’un côté elle frappe les objets, découpe des formes, fait surgir des corps, de l’autre elle façonne des ambiances, instaure des couleurs, donne une épaisseur à l’espace. On retrouve ces deux principes dans le travail d’Elsa Revol, la créatrice lumière de Je suis la bête. Dirigée, la lumière extrait le corps du noir, l’y replonge, le morcelle, varie l’intensité de sa présence. Diffuse, elle déploie l’espace mouvant du plateau, travaille son atmosphère, augmente ou diminue la netteté de ce qui l’occupe. On retrouve cette opposition dans le travail sonore d’Antoine Richard, qui oscille entre le all over des ambiances immersives et la finesse des sons qui ouvrent et détaillent l’espace – ce sont eux qui, au début du spectacle, fissurent l’opacité du noir, y introduisent l’altérité d’un lieu que la voix ne peut que décrire.

Julie Delille incarne sur scène les personnages si différents des deux spectacles.

Ce qui précède La jeune Parque n’est pas un noir mais un déplacement. Une porte dans le hall provisoire du théâtre des Amandiers (en cours de rénovation) s’ouvre sur une pièce où l’on dépose ses affaires et laisse ses chaussures. Après quoi l’on gagne une autre pièce, autrement plus vaste, où Clémence Delille, sœur de Julie, a installé son dispositif scénographique. Elle le décrit comme une coquille. On accède à l’espace central par deux couloir incurvés et symétriques qui débouchent sur chacun de ses côtés. Ils forment la structure extérieure de la coquille. On nous fait emprunter le couloir de droite. L’espace a la forme d’une ellipse. Sous la toile qui recouvre le sol, une couche de sable dans laquelle les pieds s’enfoncent. Au-dessus, un voile aux multiples reliefs ondule, s’abaisse et s’élève selon l’air qu’on y projette ; le poème de Paul Valéry (publié en 1917) est plein de vent et de houle : « Et le vent semble au travers d’un linceul/Ourdir de bruits marins une confuse trame,/Mélange de la lame en ruine, et de rame… »

À l’exception de deux ouvertures noires, les murs qui nous font face sont blancs. Sur les côtés, des miroirs diversement disposés multiplient perspectivement l’espace. Il y a quelques assises le long du mur du fond mais la plupart s’assoit par terre. La scène est partout autour de nous. Nous sommes dans la coquille de la jeune Parque. Le silence se fait et une voix résonne. Elle vient de la structure, la coquille parle. C’est le début du poème : « Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure/Seule, avec diamants extrêmes ?… Mais qui pleure,/Si proche de moi-même au moment de pleurer ? » Devant nous, à quelques mètres, dans la pénombre, un amas plissé de drap blanc. On y devine un corps allongé, emmailloté. Bientôt, l’amas bouge et le corps se lève. La voix devient sa voix, celle d’un spectre voilé de blanc. On ne verra jamais son visage.

Le sujet du poème de Valéry est clivé. Qui pleure ? se demande la jeune Parque et sa main, qui se prend à rêver, attend qu’une larme coule : « Cette main, sur mes traits qu’elle rêve effleurer,/Distraitement docile à quelque fin profonde,/Attend de ma faiblesse une larme qui fonde,/Et que de mes destins lentement divisé,/Le plus pur en silence éclaire un cœur brisé. » Ni la main ni la larme ne semblent lui appartenir, mais ce qu’elles éclairent est un cœur brisé. La complexité du texte tient d’abord à ce « je » flottant, dont le principal trait est une douleur qui à la fois fonde et divise : « J’interroge mon cœur quelle douleur l’éveille,/Quel crime par moi-même ou sur moi consommé ?… » L’origine de la douleur est incertaine – par moi ou sur moi ? – mais elle est la condition de la conscience de soi d’un sujet qu’elle confronte en même temps à une altérité radicale : la mort. La jeune Parque est un poème dont le « je » ne cesse de s’interroger sur ce qu’il est et ce qui lui arrive, de se faire et de se défaire tout au long de ses 512 vers, un « je » omniprésent mais occulté par les innombrables plis qu’il opère autour de lui : plus il se montre, plus il se cache. « Au milieu de mes bras, je me suis faite une autre…/Qui s’aliène ?… Qui s’envole ?… Qui se vautre ?…/À quel détour caché, mon cœur s’est-il fondu ?/Quelle conque a redit le nom que j’ai perdu ? » s’avoue-t-elle peu avant la fin.

Julie Delille donne corps à ce double bind avec un simple drap, auquel elle fait jouer plusieurs rôles : il est le linceul qui couvre au début du spectacle le corps allongé ; il est quand elle se lève le voile qui la dissimule aux yeux d’autrui ; il devient le tissu translucide qui se tend quand les bras d’écartent et la tête se dresse, derrière lequel se dessinent les traits et remuent les lèvres ; il est à la fin robe ou toge, vêtement antique d’une Parque qui a oublié son nom mais fait face à la mer, demandant que « sur toute s[m]a peau morde l’âpre éveil ». Elle disparaît dans une ouverture et l’on voit son visage tendre la toile du mur. Elle passe dans le couloir latéral et un miroir suit les plis de son drap. La lumière est diffuse mais changeante, diversement colorée, plus ou moins intense. Des lueurs plus directes découpent des zones. Des lignes colorées strient le sol irrégulier. Il y a des sons d’eau, des bruissements, des respirations, des nappes sonores qui envahissent l’espace. On retrouve la distinction des plans de Je suis la bête. La lumière et les sons fonctionnent comme une partition. Insensiblement, ils accompagnent la voix, font résonner ses humeurs, élargissent et peuplent l’espace. La coquille vit et change avec celle qui l’habite. Et nous, qui partageons son lieu, apprenons à lire dans cette partition ce qu’elle sent et éprouve.

Dit, le poème de Valéry est presque impossible à suivre tant la conscience qui l’habite est sinueuse, ne cesse de se dédoubler et de se réfléchir, ambiguïtés que l’on retrouve dans sa syntaxe pleine d’échappements et d’attributions différées. On ne suit pas le sens, qui surgit ici et là, jalons d’un parcours dont n’affleurent que les grands moments, on suit la ligne mélodique de l’alexandrin, le jeu toujours renouvelé de ses sonorités. Julie Delille, qui incarne sur scène les personnages si différents des deux spectacles, rend à merveille cette musicalité douce, ce rythme à la fois lancinant et syncopé (les ruptures sont nombreuses, elles sont l’écume de la houle alexandrine). On comprend sans comprendre, le poème est un timbre, le spectacle une polyphonie de lumières diffuses et de bruissements lointains, on ne comprend pas mais on est fasciné par le hiératisme plastique de l’ensemble, l’architecture fluide des vers et de l’espace, le secret qui se dégage de cette splendeur. Tout est à la fois droit et courbe, anguleux et rond, doux et douloureux. Quand on se relève une fois la Parque disparue pour toujours, on se demande si l’on n’a pas dormi, rêvé, on se dit qu’une larme a coulé sur une joue, mais que personne n’était en mesure de la voir.

 

Julie Delille, théâtre des trois Parques : Je suis la bête, jusqu’au 4 avril ; La jeune Parque jusqu’au 7 avril au Théâtre Nanterre-Amandiers


Bastien Gallet

Philosophe et écrivain