La précarité écologique des comptes publics
À peine la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet avait-elle émis l’idée que la dérive du déficit budgétaire national justifiait une taxation exceptionnelle des superprofits, que le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, réagissait en se disant opposé à toute hausse des impôts (une manifestation de courage, selon lui). Autrement dit, alors que de nombreuses réductions de dépenses dans des secteurs essentiels comme la transition écologique ou les affaires sociales étaient déjà programmées, il fallait tout de même rappeler que la possibilité de solliciter les entreprises du CAC 40 ou les grosses fortunes de France n’avait même pas été discutée en amont et qu’elle resterait indiscutable quelle que soit l’évolution des comptes publics. Comment s’étonner ensuite que ce genre de réflexe défensif alimente dans l’opinion le procès populiste des riches et des responsables politiques qui leur servent d’émissaires dociles et caricaturaux ?
Bien entendu, les mêmes responsables politiques expliqueront à l’opinion que le déficit inattendu est provoqué par la prévision tout aussi inattendue d’une baisse de la croissance et des recettes qu’elle génère. Taxer de manière exceptionnelle les entreprises qui gagnent beaucoup d’argent, reviendrait donc à les empêcher d’assurer la croissance dont l’État a besoin pour financer le budget. Mais en attendant, il faut bien réduire les dépenses drastiquement, quitte à retarder la transition écologique, quitte à négliger un peu plus les services publics, quitte à mettre la pression sur les chômeurs, etc.
Indépendamment des jugements éthiques et politiques qu’elle peut susciter, cette argumentation usée appelle une question logique. Si on promeut la croissance comme ressort des finances publiques, alors mieux vaut assurément ne pas se tromper quand on fait des prévisions. Comme quelques sénateurs l’ont souligné en rendant visite aux services de Bercy, il y a donc de quoi s’interroger sur ce qui a pu conduire les éminents spécialistes des finances publiques à se « planter » dans leurs prévisions avec des conséquences aussi inquiétantes pour le pays. Ou bien, c’est l’hypothèse que les mêmes sénateurs ont fait apparaître, les prévisions correctes sur les perspectives de croissance et sur les recettes (TVA en particulier) ont été sciemment maintenues dans l’ombre au sein du ministère de l’économie et des finances, lequel aurait privilégié un discours plus optimiste sur l’avenir économique.
Quelle que soit la vérité, elle présuppose des décisions politiques qui sont inacceptables dans une démocratie. D’abord, comme l’a dénoncé Jean-François Collin dans son article pour AOC (« Même pas besoin de 49-3 pour annuler 10 milliards de crédits budgétaires »), la modification budgétaire a été imposée au mépris du débat parlementaire. Ensuite, les choix faits par Bercy, qu’il y ait eu dissimulation ou « simplement » erreur, sont trop graves pour que les experts et les responsables politiques n’en tirent pas avec un peu de conscience professionnelle les conséquences qui s’imposent. Dans les rangs des « gilets jaunes » ou du RN, on entend régulièrement le slogan radical mais facile par sa rime « Macron démission ». Les protestataires se font l’écho de la personnalisation outrancière de la République et de la vacuité des alternatives politiques : de manière irréaliste et paradoxale, ils attendent finalement que le Président omniprésent, qu’ils détestent, leur fasse de lui-même la grâce d’une alternative par le vide. Il ne s’agit pas du tout de cela dans la situation financière que les Français découvrent actuellement et qu’ils vont désormais subir.
Erreur, dissimulation probable, stratégie aventureuse, solutions décidées sans consultation du Parlement : ce sont les termes qui ne désignent rien de moins que le défaut de compétence, voire la démarche fautive, des responsables des comptes publics. On pourrait s’attendre à ce que les ministres concernés aient l’honnêteté de reconnaître leur responsabilité dans cette séquence politique malheureuse pour le pays et qu’ils acceptent d’être remplacés. D’autres devraient avoir la possibilité d’essayer de faire (un peu) mieux ! Au lieu de cela, ce qui est proprement hallucinant, les médias se chargent déjà d’ouvrir à l’actuel ministre, Bruno Le Maire, la voie de sa candidature à la prochaine élection présidentielle.
Au-delà de cet aspect déontologique important, l’épisode budgétaire auquel nous assistons révèle cependant une fois de plus le défaut d’une politique, et des comptes publics qui l’accompagnent, fondés sur le credo de la croissance. Il n’est même pas ici question de polariser les valeurs : la croissance, d’un côté, au service du progrès, mais aussi du capitalisme et de l’inégalité ; la décroissance impliquant, de l’autre côté, la régulation (la sobriété heureuse !) et une moralisation souhaitable de l’économie. La dérive des comptes publics annoncée par le gouvernement n’est pas que le résultat regrettable d’une erreur de prévision de croissance. Elle révèle simplement que la croissance produit intrinsèquement de la précarité. Miser sur la croissance revient à augmenter la précarité possible. Cet énoncé semble contre-intuitif, si on identifie précarité et pauvreté. Mais la précarité, à opposer précisément à la sobriété dans le secteur énergétique par exemple, définit une situation d’exposition à des événements qui nous impactent parce que nous n’y pouvons plus rien.
La précarité, comme exposition aux ressources limitées du monde, est absorbée dans la société sous la forme des inégalités sociales.
Nous constatons que la croissance économique bénie par les gouvernants, augmente la pauvreté relative, autrement dit l’écart entre les plus riches et les moins bien lotis. Certes on se souvient, depuis la Théorie de la justice de Rawls, que l’inégalité sociale est parfois préférable à une plus grande égalité. Mieux vaut en effet un écart entre riches et pauvres, tant qu’il permet encore aux plus pauvres d’être moins pauvres qu’ils ne le seraient dans une société plus égalitaire. Ce n’est pourtant pas en ce sens qu’il faut comprendre que la croissance est intrinsèquement associée à la précarité. Dans la mesure où une économie de la croissance repose sur l’exploitation de toutes les ressources possibles (naturelles, techniques, financières, humaines), elle rencontre immanquablement et régulièrement la question de la disponibilité de ces ressources. La précarité désigne le moment où le prétendu développement social s’expose à sa propre limite à cause du défaut de telle ou telle ressource – et ce peut être la main d’œuvre dans tel ou tel secteur, le manque de qualification des salariés mais aussi le prix prohibitif de l’énergie. Or ce manque reste toujours compris dans le calcul en vertu duquel « les gestionnaires » affirment que l’avenir est sûr et que tout peut continuer de plus belle. Donner une prévision de croissance est toujours une façon de dire dans quelles proportions et jusqu’à quand nous pouvons faire comme si les ressources n’étaient pas limitées.
En décrivant l’illusion du monde sans fin, pour reprendre l’expression désormais mise en images par Jean-Marc Jancovici, l’écologie rappelle que l’économie et la politique sont ordonnées à une précarité première : l’exploitation sans limite des ressources naturelles pourtant limitées impacte déjà le fonctionnement social. La maison brûle ou est inondée : ce n’est plus une simple idée, c’est sous nos yeux la concrétisation de la précarité écologique. Mais l’écologie politique permet aussi de comprendre que la société n’est pas exposée de manière globale et uniforme à une limitation de la disponibilité des ressources dont la croissance a besoin. La précarité, comme exposition aux ressources limitées du monde, est absorbée dans la société sous la forme des inégalités sociales.
La croissance ne conduit pas seulement, et inévitablement, vers une exposition au manque de ressources naturelles. Elle augmente du même coup la précarisation d’une partie de la population. Les plus pauvres sont ceux qui sont exposés en première ligne à la limitation des ressources et de la croissance : l’alimentation et l’énergie coûtent trop cher, se loger est difficile, l’environnement est dégradé, les écoles des quartiers sont en mauvais état, etc. Mais cette précarisation est au sein de la société une version de la limite que le calcul de la croissance produit et avec laquelle il doit toujours compter. Les précaires sont la ressource humaine qui coûte trop cher quelle que soit leur situation : ils coûtent toujours trop cher (salaires, charges sociales, droit à la formation) même au vu de leur exploitabilité sur le marché du travail ; mais ils coûtent aussi trop cher à la société quand ils sont sans emploi et considérés comme des assistés. Le paradoxe dont le calcul de la croissance ne sort pas est d’amplifier cette forme sociale de la précarité alors qu’il a pour fonction apparente de la minimiser.
La réduction des dépenses annoncée par le gouvernement pour corriger l’erreur de prévision de croissance aura des conséquences en particulier sur le financement de la transition écologique. Quand on formule cette critique de la politique gouvernementale, on maintient l’idée que la politique écologique est conditionnée par une disponibilité financière première. L’argent est le nerf de la guerre, continue-t-on à supposer. Or, la séquence budgétaire actuelle donne l’occasion de dire les choses autrement et de sortir des argumentaires ready-made dont les politiciens usent uniquement pour marquer leurs positions. À gauche, on va dire qu’il ne s’agit pas de regarder les dépenses mais les recettes : comprendre, augmenter les impôts et taxer. À droite, on crie au gaspillage, à l’incurie, au manque de rigueur. Quant à Bruno Le Maire, son cynisme ou sa démagogie laissent pantois. Il affirme qu’il ne veut surtout pas aller piocher dans la poche des Français : façon de faire oublier que l’argent public, qu’il y en ait beaucoup ou pas assez, vient de toute façon de la poche des Français, que les Français n’ont néanmoins pas tous les mêmes poches, et que la mission ambitieuse d’un responsable politique serait peut-être justement de réinventer le sens de la « pioche fiscale ».
En vérité, les comptes publics ne sont pas la ressource variable dont dépendront les programmes d’actions écologiques. On pourrait plutôt s’essayer à dire que les comptes publics traversent une crise écologique. Il y a une crise écologique des comptes publics. C’est une façon de dire que les finances publiques font en réalité partie des ressources, tout comme l’énergie, l’eau, la biodiversité, la biomasse, les minerais que l’on peut extraire des sols. La variation de leur disponibilité est une forme de précarité, de même que la variation des niveaux des nappes phréatiques ou la disponibilité du pétrole dans les gisements. Il en résulte une forme d’action politique auquel le défi écologique nous habitue et qui est exemplaire dans l’adaptation au changement climatique.
S’il y a précarisation, l’enjeu politique et social est de réduire la vulnérabilité qui en découle. Les experts écologiques savent que cela passe par deux étapes au moins : il convient de s’efforcer de réduire l’exposition aux risques. La maison en bord de mer est plus exposée à l’altération du trait de côte que celle qui en est plus éloignée. Mais, subissant la même précarité environnementale, nous n’y sommes pas sensibles de la même manière. La canicule affecte plus les personnes âgées, elles sont donc plus vulnérables. L’usage d’une ressource ou la dépendance à l’égard d’une ressource fait qu’on est évidemment plus sensible aux variations de sa disponibilité. L’agriculteur qui cultive du maïs a besoin de plus d’eau que celui qui cultive du sorgho et est plus sensible à la raréfaction de la ressource en eau.
L’intérêt du lexique de l’adaptation au changement climatique est d’orienter l’action en fonction de ces éléments : quelle disponibilité de la ressource et grâce à quels moyens (faut-il stocker l’eau, par exemple ?), pour quels usages (faut-il continuer à cultiver du maïs ?), et comment seront allouées les ressources en fonction des différents usages ? Ces questions paraîtront naturellement bien trop élémentaires par rapport à la complexité qui caractérise le budget de l’État. Et pourtant ce qui découle du traitement de cette complexité par les experts financiers est au bout du compte très simple : en calculant les ressources comme si la croissance ne consistait pas à s’exposer toujours plus à la limitation des ressources, on n’a pas d’autre choix finalement que d’augmenter la précarisation au sein de la société.
Considérer que les comptes publics traversent une crise écologique revient à refaire des ressources financières publiques ce qu’elles paraissent être de manière évidente : un bien commun. Lors de la crise énergétique et pour justifier une gestion publique de la ressource énergétique, certains ont prétendu que l’énergie n’était pas un bien comme les autres. Même chose pour l’alimentation pendant la crise agricole. La ressource nourricière serait une exception au regard du marché et devrait rester plus ou moins sous le contrôle de l’État. Bizarrement, je ne crois pas avoir entendu ce genre de discours à propos des ressources financières publiques qui sont pourtant de droit, à la différence de l’énergie et de l’alimentation, « un bien commun ».
Sans doute le recours à la dette rend-il la précarité financière toujours plus abstraite pour les citoyens alors qu’elle pèse au contraire toujours plus et pour longtemps sur les comptes publics. Sans doute les citoyens perçoivent-ils les finances publiques à travers la fiscalité qui n’alimente le bien commun que de manière « privative », c’est-à-dire en réduisant leurs propres ressources. Sans doute, le budget et les restrictions budgétaires sont-ils les choix du parti au pouvoir auquel les autres partis ont beau jeu démocratique d’imputer tous les torts. Sans doute la situation renforce-t-elle l’argumentaire politique qui vise à organiser la revanche contre les riches et les capitalistes. Mais, encore une fois, si on admet que les comptes publics traversent une crise écologique, la question de la précarité, telle que le gouvernement la formule, est très simple et peut appeler des actions qui se justifient par le statut commun de la situation.
Il manque 10 milliards pour boucler le budget prévu. Ce manque est un « trou » dans le bien commun, comme la pénurie d’eau locale est un trou dans une réalité commune ou comme le changement climatique est l’altération dangereuse de l’environnement commun. Mise en commun ou plutôt « remise » en commun, la précarité financière de notre pays est un motif de mobilisation, de concertation et de solidarité collective. L’approche écologique d’une telle situation ne conduit pas de prime abord à « faire payer certains » comme s’il s’agissait de trouver et de punir des riches, fautifs d’être trop riches. L’enjeu politique prioritaire est de réduire la précarité, comme il faudrait préserver le niveau déjà bas d’une réserve d’eau. La situation provoque évidemment une réflexion sur l’allocation des ressources. Quelle ressource pour quel usage, mais à condition naturellement que les économies envisagées ne se traduisent pas par une précarité supplémentaire au sein de la société. D’un autre côté, en raison de son statut commun, la précarité des finances publiques confère à des ressources disponibles, et donc aux profits qu’ils soient super ou non, une utilité sociale qu’elles n’auront jamais de manière aussi claire dans le cadre des prévisions de croissance.
L’appel au don n’a pas bonne presse en France, même s’il s’est largement généralisé dans les secteurs humanitaire, environnemental et médical. Il y a effectivement des raisons de discuter des modalités et du sens des dons effectués par les riches (voir l’article de Chloé Gaboriaux). Ce n’est pas une raison suffisante de nier complètement les dispositions humaines que le don suppose et qu’il permet de valoriser socialement. Comme l’a soutenu le philosophe Peter Sloterdijk[1], en suscitant, il est vrai, l’ire de la gauche allemande, il est temps de miser sur le potentiel de générosité, de fierté et de solidarité qui peut amener les humains à faire quelque chose pour leurs biens communs, et j’ajoute, à réduire ensemble la précarisation de leur avenir commun.
Les images de Notre-Dame de Paris en feu ont suscité des élans de générosité. Cinq ans après, la cathédrale est reconstruite. À l’appel à l’aide des Restos du cœur a répondu récemment une réaction collective de solidarité. Pourquoi la dégradation de ce bien commun que sont les finances publiques ne déclencherait-elle pas une réaction de solidarité de la part de tous ceux, et au premier plan les super riches, qui ont des ressources disponibles pour améliorer la situation ? Je suis descendu dans la rue pour appeler le gouvernement à mettre en œuvre enfin une politique de lutte contre les situations communes de précarité qui résultent du changement climatique. Je descendrais tout aussi spontanément dans la rue pour pousser le gouvernement à organiser lui-même la solidarité qui pourrait atténuer la situation commune de précarité financière qu’il vient lui-même de révéler en misant et en se trompant sur la croissance à venir.