Cinéma

Non finito – sur L’Île de Damien Manivel

Critique

Nouvelle exploration cinématographique du réalisateur Damien Manivel, L’Île navigue dans l’ambiguïté de l’inachevé. Entre les répétitions et les rares rushes d’un tournage interrompu, le film dessine un espace où fiction et documentaire se confondent.

Après deux films tournés avec des acteurs et danseurs professionnels, Les Enfants d’Isadora (2019) et Magdala (2022), Damien Manivel travaille cette fois avec de jeunes acteurs amateurs pour acheminer son œuvre vers une nouvelle approche[1]

publicité

La déconstruction du récit que l’ancien chorégraphe opère au sein de L’Île naît de l’inachèvement. Alors qu’il a commencé à répéter et tourner avec des comédiens amateurs sur les plages bretonnes, Manivel se trouve contraint d’interrompre le tournage. De ce film, il ne reste quelques rushes et les enregistrements des sessions de préparations et, à partir de cette matière composite, L’Île sort des eaux. Censé raconter la dernière soirée de Rosa Berder en France, sur le départ pour étudier la danse au Canada, L’Île devient le territoire d’une recomposition du langage cinématographique.

Différences et répétitions.

Le premier mouvement du film essaie de marquer une continuité entre la plage, territoire de fiction, sur laquelle se retrouvent les jeunes adultes et la salle polyvalente, décor documentaire, qui leur permet de répéter le tournage. Ce n’est pas par une coupe brutale que Manivel interrompt ce premier mouvement mais par l’irruption d’une nouvelle voix en hors-champ, celle d’un homme qui dirige les comédiens.

En présentant les répétitions, le rodage du tournage, Manivel met à nu l’élaboration des gestes des comédiens. Ainsi Damien Manivel renoue-t-il avec ses premiers amours : la chorégraphie et les arts vivants. Ces mouvements imparfaits, non encore aboutis, annulent la prétendue spontanéité des images de fiction : l’émergence d’une autre voix contredit la promesse que le récit de Rosa, raconté en voix over, annonçait.

C’est par la décomposition du mouvement, sa description et sa préparation, que s’instaure la déstructuration de l’image cinématographique qui va jusqu’à s’arrêter tout à fait : des photographies de tournage apparaissent brutes au sein du film. Présentées successivement, ces images fixes aident à comprendre la démarche documentaire du film : il s’agit bien là de ralentir le récit, c’est-à-dire de mettre en valeur le processus sous-jacent de l’image de fiction.

En ce sens, un écart se produit entre les deux régimes d’image, accentuant l’artificialité de l’un aux dépends de l’autre. À la lumière diurne des répétitions, artificielle ou naturelle, s’oppose la lumière rosée de la plage après le coucher du soleil. Cet éclairage crépusculaire convient à un moment fugitif – la golden hour si courtisée par les cinéastes – qui dure pourtant toute la nuit, comme si Rosa et sa bande cherchaient à figer l’instant. Un paradoxe naît : l’éclairage naturel révèle les sutures de ce subterfuge cinématographique si peu remarqué habituellement. A contrario, les répétitions se définissent par la négative. Cigarettes, accessoires, costumes ou alcool disparaissent. Les comédiens ne se juchent pas sur des rochers mais sur des tables empilées. Seuls demeurent les corps, matière irréductible du film. En quelque sorte, les répétitions schématisent le tournage : consignant uniquement le mouvement tout comme une partition chorégraphique.

Par ailleurs, la répétition prend deux acceptions au sein de L’Île : elle correspond autant aux préparatifs du tournage qu’à la récurrence effective de phrases et de gestes tout au long du film. La première phrase dite par Rosa revient à trois reprises dans le film et signale, à chaque fois, une sorte de mutation. Ce principe de variation de prononciation, de décor ou de structure va de pair avec un mouvement plus général. De ce fait, la réitération d’une séquence lors de laquelle Rosa couche une dernière fois avec son petit ami, la première fois dans la salle polyvalente, la seconde sur la plage, aide à comprendre plus précisément l’alchimie à l’œuvre dans le film, celle d’une création collective de l’œuvre.

Dans un premier temps, l’élaboration du geste convient aussi à une sorte d’apprentissage du cinéma pour les acteurs. On entend Manivel dire au jeune homme : « Là, tu dois te déshabiller ». La sexualité, domaine prétendument instinctif, devient dénaturée, lieu de normes fixées au préalable par la chorégraphie. Toute cette scène de sexe garde une certaine pudeur, évitant de jeter en pâture le corps de ses jeunes acteurs au regard des spectateurs, tout en assumant une véritable puissance sensuelle où la répétition et le mouvement arrêté portent un désir tâtonnant. Car il s’agit bien de se régler, d’ajuster les corps entre eux. Ce principe chorégraphique devient principe de mise en scène : la caméra portée, suivant les personnages, se mue en danseuse à part entière. Par ailleurs, la symbiose du groupe, c’est-à-dire des corps, devient l’enjeu de l’intrigue car c’est par un geste non maîtrisé que Rosa va blesser l’une de ses amies, se disputer avec elle et avec le groupe, précipitant la fin de la soirée.

Dans ce jeu de différences et de répétitions, les rushes tournés sur la plage ne sont-ils que la concrétisation et l’actualisation des gestes élaborés en amont dans la salle de danse ? Les préparatifs ne cherchent-ils pas eux-mêmes à reproduire un souvenir premier ? La coexistence de matériaux hétérogènes autorise finalement à interroger le processus mémoriel à l’œuvre dans L’Île. D’abord, les films de Damien Manivel prennent souvent pour décor un espace autarcique où les personnages s’excluent du monde.

L’« île » du film, c’est la plage. La diégèse du film, ce lieu où le collectif d’adolescents s’autonomise du monde, s’oppose ainsi au making of où ce royaume des mouches affronte le regard adulte, celui du metteur en scène. La reproduction du geste affronte ce temps révolu où il a été exécuté pour la première fois. Récit d’éveil, L’Île narre surtout la sédimentation d’un souvenir où le moment vécu se détache progressivement de l’expérience immédiate pour se reconstituer a posteriori. Dans la plus pure tradition théâtrale du re-enactment[2], L’Île rejoue un événement dont on ne sait s’il a eu lieu.

Esthétique de l’inachèvement.

Sans doute L’Île peut-il s’analyser à l’aune des arts vivants mais son mouvement de déstructuration mémorielle le rapproche des innovations littéraires. En mêlant la narration et ses conditions d’itération, Damien Manivel met le processus de fabrication au cœur de son film. Depuis l’aube du XIXe siècle, l’inachèvement suscite l’intérêt des écrivains : Le Chef d’oeuvre inconnu, nouvelle d’Honoré de Balzac publiée en 1831, racontait l’extase ressentie par le jeune Nicolas Poussin lorsqu’il découvrait la forme d’un sublime pied au milieu des traits abstraits du tableau inachevé que le vieux maître Frenhofer gardait jalousement. La nouvelle de Balzac va de pair avec un goût romantique pour l’esquisse ou l’étude picturale.

L’approche généalogique d’une œuvre, champ littéraire ouvert à la fin du XXe siècle, prend justement le parti d’examiner un texte à l’aune des documents et des matériaux qui ont aidé son écriture : brouillon, notes et autres palimpsestes. Au cinéma, la forme de l’appunti privilégiée par Pier Paolo Pasolini s’appuie sur des projets de films, le plus souvent déjà abandonnés, pour démarrer une réflexion politique et esthétique – quand il fait ses Repérages en Palestine pour l’Évangile selon Saint-Matthieu, le poète romain sait déjà qu’il tournera son film dans le sud de l’Italie. L’inachèvement chez Pasolini relève presque du projet en soi comme le rappellent le manuscrit de roman retrouvé chez lui dont les feuillets réunis sont édités sous le nom Pétrole.

L’œuvre inachevée prend ainsi le sens d’un mouvement en suspens dont le processus n’a pas pris de terme : elle charrie à la fois un éventail de possibilités, de récits en germe, et une ouverture sur ce que l’œuvre finale dissimulerait. En ce sens, l’attention portée par la critique à l’œuvre inachevée sert essentiellement à valoriser son auteur comme subjectivité. Là où l’âme de l’artiste resterait enfermée derrière la couche de vernis du tableau, une esquisse permettrait d’accéder à la personnalité du peintre.

Cette vision romantique ne convient pas tout à fait à la démarche de Damien Manivel qui préfère les atmosphères de troupes et de collectifs opérant lors de l’élaboration d’une œuvre. Les préparatifs du tournage révèlent à quel point les acteurs, les techniciens et le cinéaste communiquent et s’ajustent les uns aux autres. Les documents de travail de Damien Manivel sont écrits à plusieurs mains, dévoilant l’intersubjectivité qui les constitue. Les films de Damien Manivel de rencontres, qu’elles se produisent entre les personnages (la rencontre entre un gardien et une adolescente qui encaisse sa première déception amoureuse dans Le Parc) ou entre un cinéaste et son actrice à l’instar de la Madeleine pénitente incarnée par la danseuse Elsa Wolliaston dans Magdala. Dans L’Île, Manivel invente une sorte de stase transitoire où se déroulent simultanément la dissolution d’un groupe d’amis et le travail collectif entre une équipe de cinéma et ce groupe.

On oublie sans doute de préciser à quel point le montage de L’Île relève du tour de force. Chaque plan de L’Île coïncide avec un souvenir de tournage c’est-à-dire à une intensité temporelle spécifique. Sans doute la réussite du parti pris de montage du film tient-elle précisément à la façon dont elle intègre l’inachèvement constitutif de ses images. Là où le fait de terminer un film inabouti s’apparente souvent à un processus illusoire lors duquel une équipe de monteurs essaie d’assembler une somme de rushes selon ce qu’ils croient être l’intention de l’auteur[3], Damien Manivel prend en compte la diversité de ses matériaux et, plutôt que de les unir d’un même souffle, il crée des écarts, des ruptures et des jointures qui agrègent les images à la synergie des comédiens.

Comme un collectif, la danse des images au sein de L’Île cherche à rassembler des mouvements antagonistes, des forces qui se rapprochent et s’éloignent sans se fondre les unes dans les autres mais qui, à quelques points d’intersection, s’unissent dans l’évidence d’un montage parallèle.

L’Île, de Damien Manivel, 2023.


[1] Il convient toutefois de dire que, pour Le Parc (2017), Manivel travaille aussi avec des acteurs amateurs.

[2] Cette pratique se popularise depuis une quinzaine d’années dans le théâtre et l’art contemporains. Distincte de la pratique reconstitution jouée consistant à rejouer avec exactitude des événements historiques (bataille d’Austerlitz, débarquement en Normandie), le re-enactment se déprend d’un cadrage mimétique : le texte peut être répété mais le décor et les costumes n’ont pas à suivre.

[3]  Pensons, par exemple, aux films inaboutis d’Orson Welles dont les montages finaux n’ont de cesse de décevoir les cinéphiles : Don Quixote ou The Other side of the wind ont leur part de détracteurs.

Élias Hérody

Critique

Notes

[1] Il convient toutefois de dire que, pour Le Parc (2017), Manivel travaille aussi avec des acteurs amateurs.

[2] Cette pratique se popularise depuis une quinzaine d’années dans le théâtre et l’art contemporains. Distincte de la pratique reconstitution jouée consistant à rejouer avec exactitude des événements historiques (bataille d’Austerlitz, débarquement en Normandie), le re-enactment se déprend d’un cadrage mimétique : le texte peut être répété mais le décor et les costumes n’ont pas à suivre.

[3]  Pensons, par exemple, aux films inaboutis d’Orson Welles dont les montages finaux n’ont de cesse de décevoir les cinéphiles : Don Quixote ou The Other side of the wind ont leur part de détracteurs.