Culture

À quoi reconnaît-on que le francophone est un non-français ?

Écrivain

Puisque le président de la République vient de rendre un hommage national à Maryse Condé à la BNF, c’est peut-être l’occasion de se demander comment les institutions culturelles classent les livres, entre France et reste du monde.

Certains écrivains sont des romanciers. D’autres sont des francophones. Leur métier n’est pas d’écrire, mais de représenter. Institués Haut-Fonctionnaire de la Francophonie ou bien Ambassadeur Plénipotentiaire de la Francophonie, ils sont professeurs à vie d’Histoire-Géo de la Francophonie.

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La Francophonie est un État pas tout à fait démocratique situé au large du Congo. Parfois, il se trouve au large du Canada. Souvent, dans Le reste du monde.

C’est du moins dans cet endroit que le place toujours la BNF.  Selon la Bibliothèque Nationale de France, en effet le domaine de la Martinique, de la Guadeloupe, ou du Congo, c’est reste du monde. Mais pas de la Corse, de la Sarthe ou de Saint-Pierre et Miquelon : eux, c’est France. Telle est la classification opérée par la BNF – et d’autres. Un syndicat, le Syndicat National des Auteurs et des Compositeurs, que je préside, s’en est inquiété. Une goutte d’eau dans la mer.

Car la Francophonie est ce qui permet à la France de se délester d’une partie de son territoire, et de ses écrivains.

Mais qui sont ces francophones de métier qui n’ont pas pour profession d’être romanciers ?

« Soyez assurée  que si nous maintenons une section Francophonie, ce n’est pas pour isoler (voire stigmatiser) les auteurs qui ne seraient pas français et ne mériteraient pas de figurer dans la section Romans, mais, bien au contraire, pour montrer aux étrangers (assez peu familiers de la richesse des cultures de langue française) qu’il existe une littérature de langue française qui ne se réduit pas à celle écrite par les auteurs de nationalité française (et, à mon avis, d’égale qualité, voire supérieure). »

Ainsi parlait une institution française en charge du rayonnement de la France à l’étranger. L’écrivain francophone est donc le non-français. Car l’écrivain français, lui, écrit et parle une langue tout à fait différente, qui n’est pas du français.  Mais à quoi reconnaît-on que le francophone est un non-français ? Procède-t-on à un test du peigne comme pendant les heures les plus inspirées de l’apartheid sud-africain ? À cette époque et en ce lieu, afin de déterminer votre race avec exactitude, les membres d’une commission de classification vous passent un peigne dans les cheveux. Et ils observent. Si le peigne glisse, ouf, vous êtes blanc. Si le peigne s’accroche, hélas, vous êtes coloured, à minima. Voire black. Pas de test du peigne dans la francophonie littéraire. On regarde juste la couleur de peau.

Pour cette raison, Aimé Césaire (et d’autres auteurs présumés de nationalité étrangère parce que non-blancs) sont devenus des auteurs étrangers dans les collections francophones de la BNF. Ils y représentent une littérature étrangère à part. Tout à fait à part. En 2023 ou 2024 comme en 1923 ou 1924, vous ne serez jamais tout à fait français en littérature si vous avez une gueule d’étranger. Sauf évidemment à abjurer votre couleur et renier vos parents. C’est à dire faire preuve d’une parfaite assimilation, au sens de Reconquête, le parti de Zorro, alias Éric Zemmour.

Attention, le bronzage des écrivains de nationalité francophone n’en fait pas des êtres inférieurs, bien au contraire ! C’est comme les Dogons de Griaule : on n’a pas fini de s’étonner de la richesse de leur cosmogonie. C’est dommage qu’ils aient été viciés par l’Occident, dirait Leiris. Gare à l’abâtardissement. Le Maryland et l’Afrique du Sud l’avaient bien compris, eux qui avaient prohibé ces mariages dégradants. La Négritude aussi l’a compris.  À l’instar d’autres catégories, telles négro-africain, francophone (du sud), migritude, post-colonial, décolonial, féminitude et autres deuxièmes sexes, la Négritude est aussi une arme de séparation massive, que Gobineau et consort ne renieraient pas (lire à ce sujet Khadim Ndiaye).

Appropriation du stigmate raciste, la Négritude sert de caution à un apartheid en littérature.

Reprenons la parole institutionnelle citée ci-dessus, qui me fut récemment adressée alors que je réclamais le retrait de mes livres de cette catégorie honorable :

« (…) La question du maintien d’une catégorie comme “Francophonie” est fortement discutée, et à juste titre tant il est important de questionner ses pratiques. Un critique littéraire vient d’envoyer sur Facebook une photo montrant que les livres de Mohamed Mbougar Sarr étaient présentés, dans une certaine librairie parisienne, dans la section « Littérature francophone d’Afrique » et non pas dans la section « Littérature française ». Ce qui est effectivement choquant. »

Mohamed Mbougar Sarr n’a donc pas le droit de se définir comme il veut. De se dire Sénégalais lui est-il permis ? Africain serait-il une injure dans sa bouche ? Européen ? Les deux ?    Qui se soucie de sa francophonie ? Quel besoin obsessionnel a-t-on de cet adjectif francophone, quand il suffirait de mettre le nom des traducteurs en couverture au cas où les livres sont traduits ?

Francophonie (du sud) a donc une mère. C’est Négritude.  L’accoucheur, Senghor, fut le chantre de la francophonie à Paris et de la dictature à Dakar.  Gary, Sand, Despentes ou mon amie Karin Bernfeld sont interdits de séjour en sa Négritude.  Eux, c’est la Blanchitude. Des Nègres, l’on attend qu’ils écrivent nègre car naturellement les Blancs écrivent blanc : tu ne commettras pas le péché d’appropriation culturelle car tu me salirais.  J’habite une blessure sacrée, disait Césaire. Pas touche. Sinon je crie au viol et à la profanation.

Au fond, c’est une histoire de vengeance.

Pour se venger de l’universalisme dit égalitaire, en réalité vertical, raciste et sexiste, il convient de se faire soi-même hara-kiri. Comme Senghor autrefois, s’approprier le stigmate : devenir plus raciste, plus sexiste, plus essentialiste que l’universaliste qu’on dénonce.  Et accuser.

Flaubert ! Ce salaud de Blanc qui s’est pris pour une personne de sexe féminin.

Conrad ! Autre salaud de Blanc qui s’est pris pour une personne de couleur noire.

Pour remédier à ces abus de pouvoir, le plus efficace serait de castrer l’homme blanc. Et de s’exciser soi-même. Malheureusement, le droit de castrer son prochain n’est pas encore inscrit dans la constitution. Dans cette attente, arrachons notre propre clitoris.

Avant, Ils interdisaient aux écrivains nègres ou femelles de sortir de leur propre personne : soit nègre ou soit femme. Désormais, indigènes et femelles se l’interdisent eux-mêmes. Ils s’enferment en prison, dans la bonne cellule sous peine de ne pas rencontrer leurs lecteurs. Ensuite tourner la clé dans la serrure, deux tours, et la jeter dans les toilettes. À défaut de latrines privatives, les avaler. Les clés.  Sinon, gare au prochain Salon du livre.

« — Bonjour madame l’écrivaine de couleur noire ! Vous avez un roman sur l’esclavage ou la colonisation ?

— Ah non, désolée, madame. Celui-ci est…

— Appelez-moi madame la lectrice de couleur blanche, s’il vous plaît.

— Ce livre-ci, madame la lectrice de couleur blanche, est une adaptation de Cyrano de…

— Cyrano de… Mais est-ce qu’il ne s’agit pas d’une personne de sexe masculin et de couleur blanche ?

— Je ne sais pas ?

— Madame l’écrivaine de couleur noire. De quoi je me mêle ? Pourquoi ne pas raconter plutôt comment vous avez échappé à un génocide ?

— Je ne suis malheureusement rescapée d’aucun génocide. Mais j’ai ce texte sur des orphelins de guerre allemands qui…

— Des Allemands ? Au revoir et bonne journée !

— Attendez, madame la lectrice de couleur blanche ! Je parle aussi de racisme et de sexisme ! Revenez ! »

Intriguée, elle revient sur ses pas. Pour me raconter sa vie. Il y a toujours un moment où l’acheteur potentiel vous raconte, dans l’ordre, sa vie, son amour des Noirs, ses conseils pour l’Afrique. Une écoute patiente n’offre cependant aucune garantie d’achat de vos livres. En l’occurrence, la dame connaît très bien l’Afrique. Elle enseigne des sciences sociales parfaitement exactes à l’université. Sa parole est biblique :

« — … Vous ne m’en voudrez pas, mais je cherche un auteur post-colonial. Si je m’en réfère aux derniers travaux de recherche en sociologie, vous n’en cochez pas toutes les cases. À ce degré de… on pourrait parler de non-sens. Ou de centaure. Je ne sais pas, c’est une hypothèse que je pose là. A moins que… écrivez-vous des livres féministes ? Vos orphelins-là, c’est des orphelines ou bien ?

— Aussi… Mais.

— Aussi ! Aussi ?!

— Oui. Il y a le personnage de Barbara. Elle est même homosexuelle.

— De quoi je me mêle ! »

Son regard porte une grave accusation : je suis probablement hétérosexuelle, peut-être même mère. Et je m’approprie la culture LGBTQIA+ ?  Non, vraiment, ce n’est pas possible. Elle me dit encore « Bonne continuation » sur le ton d’une menace de mort, ou comme Mac Carthy vous traiterait de communiste, elle prie intérieurement pour que je ne vende RIEN du tout, et que mon livre ne soit JAMAIS traduit en Lingala. Puis, juste avant de me laisser à mon arriération, elle m’explique quand même, des fois qu’il y ait une chance de me ramener sur le droit chemin.

Je résume son propos le plus honnêtement possible : chacun devrait écrire le soi que lui prête le bureau de classification sociale, ethnique et sexuelle. Celui-ci est administré par l’État et ses opérateurs publics, l’Université, la Chaîne du Livre, les grands médias, les réseaux sociaux et leurs algorithmes. Dont acte. Si je comprends bien, le soi serait de deux ordres. Il y a le soi assimilé, façon Reconquête, celui qui dit Dumas est blanc. Et il y a le soi essentiellement différent, celui qui, façon Négritude, Féminitude, Francophonie (du sud) et autre Migritude, dit Dumas est noir. Celui-là est le bon soi. Le meilleur des sois qui soit.  Toi compris ? Elle poursuit :

« — Depuis 1492 nous le savons : il ne saurait y avoir de neutre. Les femmes doivent se séparer des hommes. Et les Nègres des Blancs. Ce qui ne les empêche pas d’entretenir de bonnes relations de voisinage.

— Hendrick Werwoerd disait quelque chose comme ça.

— Werwoerd ?

— L’artisan de l’apartheid en Afrique du sud.

—  Ah oui, je vois. Un décolonial. »

Bref, si je change mes thématiques, mes points de vue et les illustrations de mes livres, peut-être qu’elle finira par m’en acheter. Résolue à lui faire cracher ses euros, je joue mon va-tout :

« — C’est comme vous voulez. Mais Le Monde vous dirait que vous passez à côté d’une occasion.

— Ses narines frétillent d’intérêt : Le Monde, le grand journal-là ?

— Parce que… Le Monde m’a attribué la nationalité francophone tout récemment. »

Un article dresse en effet l’éloge de L’Américain X, le Britannique Y, la Francophone Bessora. Notre professeure ès féminitude et décolonialisme francophone se décompose. Elle blêmit. Car elle prend enfin conscience de son immense erreur.  Dans ses yeux, je lis ce message explicite.

« Pardon… En tant que femme blanche française judéo chrétienne, je voudrais vous demander pardon. Je n’étais pas née pendant la colonisation mais je m’excuse beaucoup de ne pas avoir acheté votre livre parce que je ne savais pas. Je suis coupable de tous les crimes contre l’humanité que je n’ai pas commis. J’adore me fouetter ou qu’on me fouette. Fouettez-moi, fouettez-moi, fouettez-moi. »

Avant de lui prodiguer l’orgasme réclamé, grâce à une dédicace sur le plus francophone de mes livres, j’essaie de lui refourguer un autre de mes bouquins.

— Sinon, j’ai aussi traduit ce polar coréen. Ça vous tente ?


Bessora

Écrivain