Littérature

Quelques éléments du monde – sur Temps réel de Jean-Christophe Bailly

critique

À la manière du dripping en peinture, Jean-Christophe Bailly crée des épisodes poétiques, des taches réflexives, des coulées de mots. Temps réel transgresse les frontières entre les disciplines et les genres, comme si le monde était déchiffré avant la division du savoir en domaines.

À le feuilleter négligemment, Temps réel donne l’impression d’être un recueil à mi-chemin entre prose et vers libres, méditation et observation, carnet de voyage et anthologie de soi – scrap-book dans lequel Jean-Christophe Bailly, « écrivain » difficile à définir plus précisément que suivant cette très générale appellation, insère ici et là une photo, une rangée de bâtonnets, une ligne de points, une suite de traits…

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Liberté et souci typographique s’y conjuguent, jusqu’au moment où le regard du feuilletteur est attiré, au verso d’une page, par un gros plan qui figure une main tenant un pot de couleur vide. Le détail appartient à une peinture d’Adolph Menzel, et conduit aussitôt Bailly à voir ou revoir Jackson Pollock et sa main tenant une boîte de conserve percée, pleine de peinture. Le voilà qui interpelle alors le lecteur :

« mais que serait – je me le demande
ou je vous le demande, et ce n’est pas
une petite question, que serait
l’équivalent du dripping pour l’écriture ? »

Ce serait… ce pourrait être… et si c’était ces exercices auxquels se livre Jean-Christophe Bailly ? Ces épisodes poétiques, ces taches réflexives, ces coulées de mots ? La comparaison ne vaut que ce que vaut le passage d’un support à l’autre, mais elle est tentante. Il y a chez l’un comme chez l’autre une extrême maîtrise cachée sous l’apparence du hasard à qui l’on donne la part belle. Il y a surtout, c’est extrêmement frappant, dans tous les poèmes de Bailly, l’éternel retour de l’image de la goutte – sous toutes ses formes, dans tous les sens, sous différents jours, se métamorphosant suivant le lieu, le temps, l’humeur, le contexte, l’imaginaire de chaque entité poétique : groseilles, lampions, pixels, atomes, pluie d’or, boucles de chevelures de jeune fille tombées de gravures, perlées et rosées, pointillisme de Seurat… Et que dire de la ponctuation qui voit les virgules et les deux points placés au début des lignes/vers ?

Ordre et désordre, sentiment d’inachevé et d’un tohu-bohu qui se poursuit : il faudrait y revenir, parce que Bailly ne se contente pas de bousculer la physique des signes et celle des choses de la nature ; il livre les éléments épars d’un atomisme grec avec lequel il se sent d’évidentes affinités : discontinuité, mouvement lent entrecoupé d’images saisies au vol, d’éclats de beauté ou de sens. Il y a un philosophe en lui, mais pas l’ombre d’un système, ce serait le trahir. Il transgresse les frontières entre les disciplines et les genres, vraiment, profondément, comme peu ont les moyens de le faire et comme s’il écrivait et déchiffrait le monde avant la division du savoir en domaines. L’objet de son attention est aussi multiple ; il nous est d’ailleurs impossible de dire de « quoi » parlent ces proses poétiques. Elles parlent de ce qu’a vécu et de ce que vit Bailly, de ce qu’il voit, de ses déplacements, ses amis, ses arts de prédilection, ses pensées, ses échanges… On le reconnaît, cependant : relisez sa superbe préface au volume intitulé La Légende dispersée, assemblage de textes de romantiques allemands, on y distingue un homme, un regard, une sensibilité.

Temps réel, donc. En Allemagne, à Berlin, « Blanc sur noir » figure un bord de Spree et un pont sous une tombée de cristaux de « neige tombant sur du charbon », tel un très-court-métrage noir et blanc cahotant sous un ciel identifié au « ventre d’un dieu qui pèle » (dieu, quelle image). Puis on entrevoit sous les pelures un homme évadé courant sur le pont : l’écho d’un poème de Celan évoquant l’assassinat de Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht jetés du haut du parapet, ce qu’explique un bref épilogue. Ainsi le poème agrège-t-il des faits, des morts, des images et des souvenirs comme des escarbilles.

Si Jean-Christophe Bailly se méfie des événements, c’est parce que l’actualité aveugle et empêche de voir.

Si l’on respecte l’ordre du recueil, suivent « Arc en ciel pâle », plusieurs pages d’un carnet de voyage en Russie. Qui a traversé les immensités continentales russes au rythme de longs voyages en train y discernera des touches, des couleurs, une beauté triste, une joliesse dérisoire : « les petites fleurs / artificielles dans les vases rangés au bord des tables » ; « quelques gouttes d’eau formant une ronde / motif de broderie accroché aux arbres » ; et, sous la surface, « un surplus de cicatrices ».

« Cicatrices » : le substantif reviendra dans tout le recueil : celles du temps, de l’histoire, de la sédimentation naturelle, et culturelle, et, en Russie, celles du sang et de la douleur, indélébiles. Là aussi, Bailly a ajouté un bref épilogue historique rappelant la guerre en Ukraine. Les premières pages de cet « Arc en ciel pâle » sont dédiées à Anna Akhmatova, alors, de celle-ci, glissons quelques larmes de son si dense Requiem pour prolonger cet épilogue :

« Combien de temps dois-je attendre l’exécution ?
Il y a seulement des fleurs poussiéreuses
Et le tintement de l’encensoir ; il y a des traces
Quelque part, qui ne vont nulle part.
Et droit dans les yeux, me regarde,
Avec menace d’une mort prochaine,
Une étoile énorme. »

Des fleurs fanées, des traces qui ne vont nulle part, une étoile… autant d’éléments qui se font écho d’un poète à l’autre : d’où, pourquoi, vers quoi, ces traces, cette étoile soudain si grosse ? Chez Bailly, elles ne vont pas avec l’omniprésence de la mort ni avec la cruauté de l’histoire récente russe ; mais l’écrivain a compris la souffrance et commente ainsi : « on voit, on entend revenir le pas précis de la douleur », ramassant en quelques mots l’essence de l’art d’Akhmatova.

Nous pourrions multiplier les exemples d’échos de poètes lus et aimés que Bailly offre. Ses divagations sont comme les « appeaux d’oiseaux chanteurs » qu’il mentionne dans « Pain perdu » : elles attirent à elles les autres poètes. Aucun d’entre eux n’est situé dans le temps ni l’histoire. Tous sont enlevés à la chronologie et inscrits dans ce « temps réel » que Bailly cherche à capter (il s’en explique à plusieurs reprises). N’étaient les deux épilogues mentionnés plus haut, tout ce qui s’apparente aux événements est gommé. Jean-Christophe Bailly écrit ce qu’il voit, entrevoit et aperçoit, là, ici. Nous le savons, c’est un exceptionnel observateur des paysages naturels et urbains, de leurs métamorphoses et de leur permanence, de leur doublage dans la peinture, la photographie, les mots. On retrouvera dans ce Temps réel cette aptitude rare à prélever de minuscules fragments d’un réel friable, des esquisses de perspectives, des aperçus, jamais un tout fini.

Si Jean-Christophe Bailly se méfie des événements, c’est parce que l’actualité aveugle et empêche de voir. Si vous lisez « Réponse à une enquête », vous prendrez la mesure de sa méfiance des experts et des intellectuels. En est-il un ? Il esquive, répond en mettant en avant l’idée de « s’occuper des choses de l’esprit » ou « du sens », méprisant crânement la « narcissique compassion » de notre époque vendue aux loisirs et aux « petites maquettes simplifiées ». Son enragement est salutaire, il aère l’époque. Lui-même n’assène rien, hésite. « Je ne sais pas » revient plusieurs fois au fil de ces proses poétiques, quel qu’en soit le sujet.

Son rythme est plus lent, son allant est celui du train, sur lequel il a des pages magnifiques : le train du présent, la flèche, la vitre derrière laquelle défilent une étendue ou des parcelles d’étendue. Un de ses poèmes est intitulé « Le long des voies ». Le train est le lieu idéal du regardeur selon Bailly : fenêtre ou couloir, le passager est à la fois ensomnolé et attentif, incapable de voir tout et contraint de retirer des bribes d’images. Le monde apparaît et disparaît comme s’il clignait des yeux. Chez Jean-Christophe Bailly, les mots aussi clignent : l’écrivain en coupe certains qu’il réinvente pour notre plus grand plaisir. « émergeant du somnol », dit-il du regardeur. Ailleurs, à la fin d’un chant de remerciement à la pluie, il date celui-ci « du pays de Bucol ». Somnol, Bucol : serait-ce du vieux français, ou du français baillyien ? Où est passé le -ique ?

La question permet de souligner le rire léger de l’écrivain, son humour, une forme d’anarchisme et de défiance vis-à-vis des tics et des usages qui sont les nôtres, vis-à-vis de notre nombrilisme. Il y a cependant un poème appelé « Autobiogr » qui concède quelques éléments datables, entre guerre et guerre froide, ainsi qu’une unique image féminine qui rayonne : « et les cheveux dénoués de ma mère à la campagne ». Une chevelure dénouée et libre, autre forme de dripping, dirait-on.

Jean-Christophe Bailly, Temps réel, éditions du Seuil, Fiction & Cie, mars 2024.


Cécile Dutheil de la Rochère

critique, éditrice et traductrice

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