Art contemporain

L’explorateur et l’exploré – sur la 60e Biennale d’art de Venise

Critique d'art

Célébrant une fausse diversité sans pour autant remettre en question les structures de pouvoir dominantes, la 60e Biennale de Venise échoue à convaincre de la possibilité d’un art se suffisant naïvement aux identités qu’il célèbre, sans les accompagner d’une contextualisation suffisante. L’objectif affiché de décoloniser l’exposition ne sera pas atteint tant que perdurera un rapport inégal entre explorateur et exploré, entre curateur et artistes, piégeant ces derniers dans un cycle d’exploitation déguisée en reconnaissance.

L’homme est aliéné par la division du travail, la lutte des classes, le signifiant-maître, le désir de l’autre, et même le moi, si l’on veut croire Lacan qui voyait en lui le siège de l’aliénation. Il existe toutefois une aliénation bien plus néfaste, celle de la classification des humains en catégories géographiques, culturelles, sexuelles et ethniques, qui se fait depuis toujours au nom de l’art.

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Tout a commencé par les Expositions Universelles, ces lieux de pèlerinage mythiques où l’on présentait les dernières prouesses technologiques des pays occidentaux aux côtés de « villages nègres ». La fétichisation du noble sauvage s’est poursuivie, par la suite, tout au long du modernisme. « Les subalternes peuvent-ils parler ? », se demandait encore Gayatri Chakravorty Spivak en 1988, dans sa critique de l’exclusion hégémonique d’autres voix par le pouvoir blanc.

« Oui, ils le peuvent », semblait vouloir dire Jean Hubert Martin quand, un an plus tard, en pleine fin de la guerre froide, il ouvrait les portes de la mythique exposition « Magiciens de la terre », où il présentait une centaine d’artistes du monde entier, issus de contextes marginaux et pratiquement inexistants dans la conscience du monde de l’art contemporain, aux côtés d’artistes venant des métropoles occidentales.

En 2012, Okwui Enwezor poussa encore plus loin cette poétique ethnographique à travers la Triennale de Paris, « Intense Proximity », pour montrer qu’avec la mondialisation, la distance entre l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud, avait fini par s’effondrer. Les artistes étaient désormais à la fois high-tech et spirituels, modernes et traditionnels, à la fois proches et lointains, mais ce qui primait était tout de même la proximité.

« La proximité est le signe même de la globalisation », disait Okwui Enwezor dans une interview à l’époque, pour en finir une fois pour toutes avec la romantisation ethnocentrique du lointain. Okwui Enwezor est mort en 2019, et nous sommes très nombreux à le regretter. Qu’aurait-il pensé de la Biennale de Venise de cette année, qui vient d’ouvrir ses portes avec le titre « Étrangers partout » ? Okwui Enwezor – qui en 2015 organisait la biennale « All the world’s futures », invitant cette fois-ci des artistes venant du monde entier sans discrimination aucune à tout simplement réfléchir sur l’état du monde – doit se retourner dans sa tombe.

Jamais la Biennale de Venise n’a porté un titre plus apte à faire le jeu du gouvernement de droite italien ou des courants xénophobes. Et comme si cela ne suffisait pas, le commissaire brésilien Adriano Pedrosa déclare dans ses interviews et dans le texte du catalogue qu’il n’a choisi de montrer que des artistes « queer », « outsiders », « indigènes » ou « réfugiés » venant du Sud. Que dire de ce besoin de classification ? Nous savons tous très bien à quel point la classification des êtres humains en races, ethnies, classes, cultures et géographies ont permis l’exploitation de la classe prolétarienne, l’esclavage, la colonisation, l’eugénisme et l’extermination des ethnies. Nous savons à quel point la taxinomie produit des hiérarchisations, puisque la catégorisation des humains commence par la découverte des « sauvages », à la faveur des voyages d’exploration.

Pedrosa aurait pu détourner, ou tout simplement problématiser, ce désir de classification tellement chargé d’histoire, ou encore réfléchir sur le rapprochement entre la figure du commissaire et celui de l’anthropologue. « Le commissaire est-il un compagnon de voyage de l’ethnographe, partageant ses procédures de mise en contact et d’exploration ? », se demandait Okwui Enwezor lors de sa triennale de Paris, répondant ensuite par l’affirmative.

La Biennale aurait pu être déléguée à une Intelligence Artificielle.

Mais Enwezor avait également mis, dans « Intense Proximity », les artistes et les ethnologues sur un pied d’égalité, impliquant que le véritable explorateur était l’artiste. Il réactualisait ainsi la question de l’artiste en ethnographe développée par Hal Foster en 1996 dans son The return of the real[1]. Tout ethnographe possède quelques avantages matériels par rapport à ses objets d’étude. Or, les artistes de la Biennale de Venise de Pedrosa semblent pour la plupart avoir vécu dans des conditions matérielles difficiles, voire précaires, travaillant même parfois dans la clandestinité.

La Biennale aurait pu être déléguée à une Intelligence Artificielle, tant il semblerait qu’un algorithme l’a organisé. Les salles sont remplies d’œuvres picturales jouant avec les signes d’un art naïf et artisanal, centré sur des problèmes et conflits locaux. « La tyrannie de l’exotisme ou de l’ethnocentrisme est d’insister sur le fait que ceux qui parlent d’un lieu de différence doivent également le représenter par des signes reconnaissables », écrivait Jean Fischer dans Tate Papers il y a quelques années[2], et elle avait raison.

La contextualisation des œuvres dans la biennale de Pedrosa est quasiment inexistante, dans une croyance tout aussi naïve que l’art peut parler pour lui-même. Si Pedrosa visait une compréhension historique plus profonde des œuvres en question, il n’aurait pas choisi d’exposer une seule œuvre de chaque artiste dans la partie historique. Il n’aurait pas non plus choisi d’exposer certains artistes en bloc, comme dans la « diaspora italienne », qui présente des artistes italiens émigrés n’ayant rien à voir les uns avec les autres, à part leur pays de naissance.

Tous les étrangers sont-ils les bienvenus ? Non. Seulement ceux qui ne remettent pas en question l’image de la Biennale de Venise en tant que lieu de rencontres fluides entre les cultures. Pas une seule œuvre de l’exposition principale ne remet en question les images que nos médias produisent des soi-disant « étrangers ». Utiliser des slogans comme « Étrangers partout », dans une sorte de paranoïa joyeuse, c’est oublier la hiérarchie qui existe entre ces « étrangers ». Le titre est également un affront à tous les étrangers qui ne peuvent pas se rendre à la Biennale de Venise, qui ne peuvent même pas se déplacer librement dans leur propre ville sans risquer la stigmatisation, l’emprisonnement ou la mort. Il n’est pas étonnant que la plupart des artistes de l’exposition de Pedrosa soient morts, puisque les morts sont généralement plus dociles que les vivants.

Pedrosa, dans le texte « L’Étranger qui est en nous », tiré du catalogue, se réfère à Freud mais sans l’utiliser réellement, alors qu’il aurait plus décliner le concept en l’appliquant à des œuvres littéraires, comme L’Étranger de Camus, où l’étranger n’est évidemment pas « l’arabe », mais Meursault lui-même, afin d’approfondir ainsi la différence entre l’aliénation psychique et l’aliénation sociale. Dans Le mythe individuel du névrosé (1979), Lacan développe l’idée de l’aliénation psychique, où le sujet se fait autre en se dupliquant, afin de fuir l’objet de son désir. Le même Lacan explique dans les Écrits, utilisant les théories de Hegel, que l’aliénation sociale est le produit d’une lutte pour la reconnaissance. Le sujet s’aliène alors aussi bien à lui-même qu’à l’autre, dans la construction de l’image fictionnelle d’un moi qui cherche à être reconnu par l’autre. Le moi peut alors devenir ce maître que le sujet trouve dans l’autre, et une relation basée sur la reconnaissance réciproque peut s’installer, ou bien le moi entre dans une relation de rivalité avec l’autre, et un discours raciste s’installe à partir d’une haine de la jouissance de l’Autre.

Or, Pedrosa gomme toutes ces dimensions de l’aliénation, en faisant du concept un « fourre-tout » qui permet une exposition à la fois a-pédagogique, muséale, et bien pâle par rapport à ses prédécesseurs. Il n’est pourtant pas le premier à avoir exploré l’ailleurs dans l’histoire de la biennale. En 2013, Massimiliano Gioni tentait, dans son « Palais Encyclopédique », de brouiller les frontières entre artistes et professionnels par une lecture anthropologique des artistes et par l’esthétique du cabinet de curiosités. Cecilia Alemani avait, dans sa biennale « Milk of dreams » en 2022, exploré les dimensions narratives du rêve, réalisant un travail colossal sur la mise en valeur des artistes femmes oubliées ou exotisées par l’histoire de l’art.

Dans les deux cas, leur point de départ fut l’artiste, dont l’œuvre servait de matrice à l’exposition elle-même. Gioni a utilisé le palais aux allures de tour de Babel de l’artiste italo-américain autodidacte Marino Auriti, et Alemani s’est inspiré des créatures fantasmagoriques de Leonora Carrington. Le fait que Pedrosa ait pris pour titre de sa biennale celui des sculptures en néon du duo d’artistes post-situationnistes Claire Fontaine, connu pour ses slogans cyniques tel que « Capitalism Kills », mais sans appliquer leurs stratégies artistiques à l’exposition, n’est qu’un autre exemple de la façon dont l’art reste secondaire dans cette biennale bien tournée vers la représentation.

La Biennale ne sera pas décolonisée tant que se maintiendra une certaine dialectique.

Cela s’est également manifesté lors de la conférence de presse de la biennale, qui portait principalement sur les critères de sélection de Pedrosa. Cela lui aurait beaucoup servi de lire Edward Said, qui écrivait dans Cultures et impérialismes (1993): « Nul aujourd’hui n’est seulement ceci ou cela. Indien, femme, musulman, américain, ces étiquettes ne sont que des points de départ. Accompagnons ne serait-ce qu’un instant la personne dans la vie réelle et elles seront vite dépassées. L’impérialisme a aggloméré à l’échelle planétaire d’innombrables cultures et identités. Mais le pire et le plus paradoxal de ses cadeaux a été de laisser croire aux peuples qu’ils étaient seulement, essentiellement, exclusivement, des Blancs, des Noirs, des Occidentaux, des Orientaux. Comme ils font leur histoire, les êtres humains font aussi leurs cultures et leurs identités ethniques. Les continuités persistantes sont indéniables : longues traditions, habitats prolongés, langues nationales, géographies culturelles. Mais il n’y a aucune raison, sauf la peur et le préjugé, de vouloir à toutes forces les maintenir séparés et distincts, comme si c’était le fin mot de la vie humaine. En fait, la survie dépend des liaisons entre les choses. »

Cela dit, il y a tout de même des œuvres d’art passionnantes dans l’exposition, comme les dessins de Madge Gill remplis de créatures surréalistes et de jeux d’échecs qui se dissolvent dans l’espace, comme dans une prison imaginaire tordue à la Piranesi. D’autres points forts de l’exposition sont les collages de Xiyadie qui représentent les cultures gays à Pékin ainsi que la lutte pour la libération sexuelle de l’artiste. Tout aussi envoûtantes sont les peintures géantes de l’artiste péruvien Rember Yahuarcani aux êtres hybrides dasant dans les forêts amazoniennes, ou les peintures panoramiques très détaillées du peuple Wathaurung/Wadawurrung en Australie, réalisées par Marlene Gilson.

Dans une interview pour Ballarat Times, Gilson raconte à quel point elle est heureuse de participer à la biennale, et d’y aller elle-même, prenant l’avion pour la deuxième fois de sa vie. Quant à la sélection, elle explique : « L’homme de la Biennale de Venise est venu, il a vu mon travail et ils ont décidé de l’emmener là-bas. » Que dire ? Le rapport entre le curateur qui découvre, classifie et expose l’artiste, qui se laisse exposer dans un désir de reconnaissance, n’est rien d’autre que la continuation d’un rapport inégal entre les maîtres et les esclaves du monde de l’art. La biennale de Venise ne sera pas décolonisée tant que cette dialectique entre l’explorateur et l’exploré, entre le centre et la marge sera maintenue sans la moindre subversion conceptuelle ou matérielle.

Il en va différemment dans les pavillons nationaux des Giardini, qui tentent de déconstruire l’idée d’une représentation nationale, à travers des œuvres qui se moquent de l’idée même de la différence culturelle et de ce « racisme sans races » dont parle depuis toujours Etienne Balibar. Ils se portent ainsi en faveur d’une lingua franca de l’art contemporain, puisque les expositions sont souvent coproduites par des grandes galeries, des entreprises ou des fondation privées. Oui, le capital décapite toujours. L’envie d’expérimenter est grande et les œuvres d’art prennent des proportions presque pharaoniques, avec des technologies si avancées quelles font parfois barrage à l’expérience esthétique.

Dans le pavillon Britannique, sponsorisé par la marque de mode de luxe Burberry, John Akomfrah montre une installation de vidéos multi-écrans époustouflante, qui traite de l’injustice raciale, des identités diasporiques, de la migration et du changement climatique, mais les téléviseurs à pixels auto-émissifs de la marque LG donne à l’ensemble une atmosphère artificielle et coûteuse, très éloignée des réalités qu’elle traite.

Dans le pavillon égyptien, l’artiste Wael Shawky a créé une œuvre d’art totale avec des sculptures spectaculaires et une comédie musicale sur la rébellion égyptienne d’Urabi, contre la colonisation britannique, dans les années 1880. C’est joyeux et festif, comme dans un Disneyland pour adultes. De même pour le pavillon serbe, où l’artiste Aleksandar Denić présente un monde froid et distant qui semble sortir tout droit d’une Europe de l’est avant la fin de la guerre froide, avec des baraques d’ouvriers couvertes de logos capitalistes partout, avec des téléphones qui sonnent mais auxquels on ne peut pas répondre, des toilettes à l’effigie de Louis Vuitton, un photomaton qui flashe mais qui ne délivre pas de photos, et avec un titre très ironique « Exposition Coloniale » rendant le désenchantement ludique et féerique.

Dans le pavillon suisse, Guerreiro do Divino Amor présente « The Swiss Miracle », une vidéo projetée au plafond présentant une sorte d’Eden ironique où nature et technologie, capitalisme et démocratie se confondent dans un équilibre multiethnique gouverné par des dieux et des déesses suisses. Le même jeu avec les identités culturelles se retrouve dans l’installation du bateau-dragon de Lap See Lam au pavillon nordique, qui propulse l’opéra cantonais chinois directement dans le futur, à travers des êtres qui chantent et escaladent une sculpture en bambou, tels des spectres. La tête du dragon, venant d’un bateau construit à Shanghai qui, dans les années 1990, abritait un restaurant chinois flottant dans le port de Göteborg, finit transformé en bateau fantôme au parc à thème Gröna Lund de Stockholm. C’est comme si l’artiste voulait dire que l’art n’est ni plus ni moins qu’un tour dans un parc d’attraction. Le même air festif revient dans le pavillon chilien, où Valeria Montti Colque a créé une installation folklorique gigantesque, qui réfléchit sur le droit des personnes à des identités multiples et sur la possibilité de créer une nation au-delà des nations, une « Cosmonacion ».

Une tendance au désir eschatologique présente chez de nombreux artistes.

Cette même volonté de créer un monde au-delà des nations et des régulations territoriales semble avoir habité les organisateurs du pavillon allemand. Au milieu de la salle, un gigantesque bunker en forme de navire construit par l’artiste turque Ersan Mondtag reçoit les visiteurs qui ont fait la queue pendant des heures. Lors de l’ouverture, le bunker était rempli de personnes somnambules ou allongées sur le sol et semblant mortes, comme après une fuite de gaz. L’œuvre rend hommage à Hasan Aygün, le grand-père de l’artiste, arrivé à Berlin depuis l’Anatolie centrale dans les années 1960, mort prématurément après avoir gagné sa vie en travaillant dans les usines d’amiante d’Eternit.

Sur un mur, devant le bunker qui a la forme d’un bateau, est projetée la vidéo « Light to the Nations » de Yael Bartana, peut-être l’œuvre la plus forte et la plus problématique de la biennale, où des gens beaux et musclés dansent et bougent en cercles avec des torches, au milieu d’énormes faisceaux de lumière dans des forêts, le tout représenté dans une esthétique qui rappelle à la fois les films de Leni Riefenstahl et les colonnes de lumière d’Albert Speer.

Dans une pièce plus éloignée, on peut visionner, allongé sur des coussins, un film projeté au plafond montrant un gigantesque vaisseau spatial. Il porte les signes des sefirots de la mystique juive, avec ses 12 sphères symbolisant la présence de Dieu dans la création. Dans le texte qui accompagne l’exposition, on lit que le titre « Light to the Nations » souligne le contexte judéo-israélien de l’œuvre et que la création de ce vaisseau générationnel pour les Juifs mènera l’humanité vers ni plus ni moins que Tikkun Olam, la réparation du monde. L’objectif du bateau reste cependant inconnu : habiter une planète lointaine, revenir et peupler la terre une fois qu’elle se sera rétablie, ou voyager sans fin et en constante évolution à bord de ce vaisseau spatial.

Dans un petit moniteur exposé à l’entrée de la pièce, un chercheur avoue qu’il y a beaucoup d’orgueil dans le projet, dont l’idée ne vient pas de Bartana lui-même mais d’un roman de science-fiction intitulé Light to the Nations Israel. Selon le chercheur, le salut de l’humanité ne peut tout de même que venir de la mystique juive, qui ouvre les portes de la dernière et plus importante colonisation, à savoir la colonisation de l’espace. Que dire de cette œuvre au parfum Elon Muskien ? Et que dire de son rapport à l’actualité géopolitique, au conflit israélo-palestinien et au fait que l’artiste Ruth Pair a choisi de ne pas ouvrir les portes du pavillon Israël tant qu’un accord de cessez-le-feu et de libération des otages n’est pas conclu ? L’œuvre de Bartana décrit un rêve d’un monde sans frontières religieuses et ethniques, mais ce rêve messianique reste tout de même ancré dans la mystique révolutionnaire juive, la cabale zoharique visant la souveraineté adamique. Est-ce que ce rêve peut converger avec le rêve marxiste ? L’abolition de classes et d’antagonismes ? Rien n’est moins sûr. Tant que la solution finale viendra d’une culture particulière, elle produira de nouvelles frontières.

Que dire alors du véritable sens de l’œuvre ? Bartana a toujours travaillé avec l’ironie, chose que beaucoup de journalistes qui ont critiqué l’œuvre semblent avoir oublié. Dans un essai intitulé Historiographic Irony : on Art, Nationality and In-Between Identities, (2017) Sigal Barkai traite de l’« ironie historiographique » dans l’œuvre de Yael Bartana, expliquant comment, depuis sa Polish Trilogy, elle crée des fusions entre le genre de propagande-documentaire, dans l’esprit du réalisme socialiste soviétique, et le mockumentary, afin de façonner une lecture ironique, mais très humaine et fine sur le lien entre les nationalismes du 20e siècle, ainsi que sur le rapport entre l’éthos de traditions juives pré-étatiques et celui du sionisme politique.

Je dirais que l’œuvre de Bartana met le doigt sur une tendance assez récente dans l’art contemporain, que l’on retrouve chez beaucoup d’autres artistes qui exposent dans les pavillons de Giardini, notamment « le désir eschatologique », le désir de sauver le monde qui va de pair avec la peur de la fin du monde. Ce désir s’inscrit-il dans une pensée coloniale ou dé-coloniale ? Peut-être les deux, si l’on regarde comment l’Afro-futurisme opère lorsqu’il imagine des futurs plus heureux pour la vie des noirs. Pourquoi se focaliser sur l’avenir quand il s’agit de changer les conditions de vie ici et maintenant ? N’y a-t-il pas un degré d’escapisme panglossien dans ces œuvres ?

Un artiste qui ne se contente pas de rêver d’un monde meilleur mais agit ici et maintenant est Renzo Martens qui, dans le pavillon hollandais cette fois-ci, des années après son film Enjoy Poverty (2008) assez cynique sur la possibilité de sauver les congolais de leur misère économique, redistribue maintenant son capital culturel avec le Cercle d’Art des Travailleurs de Plantations de Kongo, qui a fait en sorte que la sculpture ancestrale Balot retourne à son lieu d’origine, à Lusanga.

Ce qui est sûr, c’est que colonialisme et science-fiction ont toujours été étroitement liés, qu’il s’agisse de la colonisation d’un espace mental ou réel. Pas étonnant que l’artiste Thiery Geoffroy, qui fait toujours des œuvres bilatérales se moquant des propos de biennales, ait cette fois choisi d’appeler sa performance « Colonialists everywhere ».

Ceux qui cherchent une alternative à ce désir eschatologique peuvent trouver du réconfort dans « Liminal », l’exposition profondément mélancolique et crépusculaire de Pierre Huyghe à La Punta della Dogana, où l’humain se confond avec le non-humain dans un décor post-apocalyptique. Mais Huyghe offre ici une relecture à la fois érotisante et aliénante du Moine solitaire au bord de la mer de Caspar David Friedrich, car le moine a été remplacé par une femme sans visage et la mer par un abîme. Dans le reste de l’exposition, on rencontre des appareils de haute technologie qui creusent dans un paysage désertique des squelettes humains. Si « l’artiste est un démiurge », comme l’annonce le texte de l’exposition, il s’agit alors ici d’un démiurge refusant de sauver qui que ce soit. Nous obtenons ce que nous méritons : des images d’une catastrophe imminente.

D’une certaine manière, nous y sommes déjà. La prochaine biennale sera organisée par une personne choisie par le nouveau président, venant du parti de l’extrême droite italienne, Pietrangelo Buttafuoco. Peut-être que le nouveau conservateur construira lui-même un vaisseau capable d’échapper à tous les étrangers. Quelqu’un devrait analyser le lien entre le désir d’eschatologie spatiale et les nefs de fous. Qui sait ? Un beau jour, un extraterrestre, ou un survivant qui analysera notre humanité de loin, n’en verra aucune différence.

60e Biennale de Venise, du 20 avril au 24 novembre 2024.


[1] Hal Foster, The Return of the Real, MIT Press, 1996.

[2] Jean Fisher, « The Other Story and the Past Imperfect », Tate Papers, n° 12, 2009.

Sinziana Ravini

Critique d'art, Commissaire d'exposition

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Notes

[1] Hal Foster, The Return of the Real, MIT Press, 1996.

[2] Jean Fisher, « The Other Story and the Past Imperfect », Tate Papers, n° 12, 2009.