Écologie

Sur la grande accélération

Philosophe

S’il n’y a jamais eu de transition énergétique par le passé, comme a pu le démontrer l’historien Jean-Baptiste Fressoz, il y a bien eu, déjà, une transformation. Ses indicateurs sont représentés par les courbes de la grande accélération. Cet évènement considérable débute vers 1950, il continue d’accélérer vers 1980. La grande accélération permet de comprendre ce que fait une transformation. Le monde et la planète ont changé de formes.

Un évènement considérable s’est produit au XXe siècle, qui pourtant jouit d’une bibliographie bien inférieure à d’autres jugés traumatisant. Cet évènement est dénommé grande accélération. Cette expression dispose d’une solide unanimité tant est fulgurante son évidence. Elle se voit sur des graphiques traitant de l’évolution en quantité de certains paramètres. À partir des années 1950, la ligne ainsi tracée s’élève par le haut. Et 1980 marque une accélération encore plus subite.

publicité

Ces différentes courbes sont dites exponentielles. Une métaphore poétique relaterait leur extension vers le ciel. Et elle serait assez juste du point de vue des sciences du climat. L’atmosphère change de composition, et le taux de dioxyde de carbone produit son effet par son augmentation. Le ciel est concerné. La langue du poète fourcherait : le ciel est consterné.

Cette dizaine de graphiques est la nouvelle image de l’humanité. En 1950, les philosophes étaient terrassés par l’image des chambres à gaz, et par celle du champignon atomique d’Hiroshima. Elles incarnaient les deux nouvelles images par lesquelles il fallait impérativement construire de la pensée inédite. Il s’était passé quelque chose qui concernait l’humanité en son entier. Deux évènements traumatiques avaient modifié l’image même de l’humain.

Un nouveau traumatisme les a remplacés. Ces graphiques représentent la nouvelle préoccupation. Ce qui nous terrasse. Ce que nous avons tant de difficultés à imaginer. Leur image suffit : la grande accélération !

La grande accélération est une transformation

Les humains deviennent nombreux. Ils consomment bien davantage de l’eau douce, des engrais, du papier, de l’énergie. Certaines de leurs inventions techniques sont devenues possessions de chacun, ou presque, les voitures, les téléphones. Et les déplacements ont pris le nom de tourisme.

Aux douze graphiques qui concernent le monde des humains, répondent en image douze graphiques correspondant à l’état de la planète. La concentration de gaz à effet de serre, la diminution des surfaces boisées, l’augmentation des surfaces de terres exploitées, la disparition des espèces, l’acidification des océans, sont les plus notables.

Ces graphiques ne renvoient pas qu’à une nouvelle image, ils correspondent à une transformation de la planète et à une transformation du monde. La seconde impliquant la première. Un changement de leurs formes a eu lieu. Et le nom qui lui a été donné est celui d’anthropocène.

Le constat d’une obligation de transformation

Depuis plusieurs années, une évidence parcourt les disciplines des sciences humaines et sociales, confrontées à l’ampleur de la catastrophe bioclimatique, à cet anthropocène terrifiant. Le monde actuel des humains devra se transformer, c’est-à-dire changer de forme. Et lorsque ce constat est énoncé, c’est comme s’il était inédit. C’est comme s’il n’y avait jamais eu de transformation au sein du monde des humains. Comme si le monde était encore vierge d’une telle transformation, rendue obligatoire désormais pour pouvoir continuer à habiter la planète dans des sociétés complexes.

Or, une transformation récente a eu lieu : la grande accélération.

Elle n’a pu exister que sous l’effet d’une transformation. Comment serait-ce possible autrement ? Comment expliquer ces lignes horizontales qui soudainement deviennent verticales ? Comment expliquer la possibilité de l’exceptionnelle augmentation des mesures de ces paramètres ? Obligatoirement, rétrospectivement, l’explication correcte deviendra le constat d’une transformation. Le monde des humains s’est transformé, et la planète, sous son effet, également. Au point que la grande accélération soit l’image de cette nouvelle époque de l’anthropocène.

Ce constat modifie les perceptions, notamment celles des plus pessimistes, qui considèrent les transformations à faire comme trop conséquentes, et donc impossibles. Elles ignorent qu’il vient de se produire une transformation d’une ampleur inédite.

Une transformation d’une ampleur inédite est donc possible. Elle a déjà eu lieu.

Qu’est-ce qui s’est passé ?

La grande accélération, cette transformation, est le fruit d’une logique d’ensemble, qui réunit et agglomère une pluralité de phénomènes concomitants. Tous ensemble ils réunissent des forces qui se démultiplièrent les unes les autres. Aucune n’est déterminante d’elle-même, mais toutes ensembles le sont à un point inédit. Une logique d’ensemble pourrait qualifier ce type particulier d’agglomérats. Ce concept, flou, un peu abstrait, imprécis, semble néanmoins utile pour expliquer ces actions inédites. La logique d’ensemble est cette totalité, qui ne ressort pas de l’idéologie. Il s’agit d’une matérialité, de son essor, et non d’une idéologie. Et c’est précisément là où nous aurions besoin du concept, concomitant, de volonté collective. Pour une idéologie, la volonté collective est dedans, elle en relève. Car sans volonté collective une idéologie n’est pas opérante. Elle n’arrive pas à réaliser des actions de masses, impliquant des collectifs. S’agissant d’une logique, la volonté collective semble diluée, on ne sait pas bien si elle agit. Une logique a tendance à se continuer d’elle-même.

Nous pourrions donc estimer, que pour la grande accélération, cette transformation est le fruit d’une logique d’ensemble mais peut-être pas d’une volonté collective. À quoi peut bien servir ce type de spéculation théorique ? Ne serait-elle pas dénuée de fondements et d’éléments de preuves ? C’est qu’il semble que ces deux concepts vont se distinguer particulièrement afin de tenter de réagir à la catastrophe bioclimatique. Nous sommes à l’échelle de la théorie, et celle-ci opère conjointement aux pratiques. La balayer d’un revers de main dédaigneux ne convient plus guère à cette époque de grands périls. Nous devons accorder tous les dispositifs.

Il semblerait, mais ceci relève d’une hypothèse, que nous ayons moins besoin d’une idéologie que d’une logique. Une logique semble puissante et emmener plus durablement les humains avec elle. Une idéologie se déjoue et se contre sans cesse. D’autant si nous attribuons la grande accélération à une logique d’ensemble plutôt qu’à une idéologie.

Il semblerait, nouvellement, qu’il faille une volonté collective. Car nous savons, dorénavant nous tous les humains, que pour perdurer dans des sociétés, en conservant notre nombre, nos actions doivent relever d’une volonté commune.

Pour ce qui arrive avec la catastrophe bioclimatique, il semble que la logique d’ensemble ne suffise pas et qu’il faille de la volonté collective. C’est en ce sens que la transformation pour vivre la catastrophe bioclimatique est différente de la transformation de la grande accélération. La volonté collective est ce qui distingue ces deux transformations, l’une déjà produite dans laquelle la volonté collective était réduite, l’autre déjà présente mais surtout à venir dans laquelle la volonté collective devra être forte.

Cette nouvelle transformation, après la grande accélération, après la catastrophe bioclimatique, nécessite une volonté collective, en sus d’une logique d’ensemble. En sorte qu’une nouvelle logique d’ensemble, en remplacement de celle qui a produit la grande accélération, a besoin d’une volonté collective pour advenir. Car elle ne saurait provenir d’elle-même pour exister.

Il y a autant besoin d’une volonté collective pour cette nouvelle transformation, qu’il y a eu besoin d’une logique d’ensemble pour l’ancienne transformation de la grande accélération. Voici l’inédit. Voici pourquoi les humains organisés tels qu’ils le sont actuellement, n’arrivent pas à obtenir de leurs moyens d’organisations une logique d’ensemble qui pourrait être qualifiée d’écologique.

Le problème est donc moins celui de la logique d’ensemble que celui de la volonté collective. Et ce problème ne peut être résolu qu’au niveau des concepts. Il y aurait deux types de concepts. Les concepts explicatifs et les concepts agissants. La logique d’ensemble qui a permis la grande accélération a été mise à jour par des concepts explicatifs. Un exemple fécond et particulièrement influent de concept explicatif serait celui de biopolitique, inventé par Michel Foucault. Pour que la volonté collective opère, il lui faudrait des concepts agissants. Ce sont des concepts qui cherchent à faire faire de l’action. La rencontrologie serait un concept agissant. Or, les disciplines des sciences humaines sont à l’aise avec les concepts explicatifs, et moins avec les concepts agissants.

Les différences de transformation

La transformation obligatoire au moment de la catastrophe bioclimatique ne sera pas de la même nature que celle de la Grande Accélération. Une logique d’ensemble semble un point commun et une nécessité. Mais une volonté collective paraît indispensable afin de provoquer la nouvelle transformation à venir. La première transformation, celle de la Grande Accélération, n’avait aucune nécessité autre qu’elle-même, pour elle-même. Elle n’avait aucun caractère obligatoire. La logique pouvait donc seule s’effectuer et faire son affaire. La seconde transformation, celle à venir au moment de la catastrophe bioclimatique, est une obligation. Il y aurait deux possibilités de moments chronologiques, soit la transformation anticipe les évolutions de la planète contrainte par la catastrophe bioclimatique, soit la transformation est la conséquence de ces évolutions. C’est-à-dire que le choix porte sur l’anticipation.

Cette anticipation a des avantages certains, elle seule permettra à la catastrophe bioclimatique d’être atténuée. Sans anticipation, la transformation à venir sera encore plus grande et encore plus risquée. C’est là où la nature de la seconde transformation est différente de la première. Il s’agit d’une anticipation. Toute la difficulté résulte alors d’une volonté à anticiper une transformation avant qu’elle s’effectue d’elle-même par une obligation physique de la planète. Il s’agit d’une volonté collective. La différence se trouve là. La première transformation s’effectua sans volonté collective, l’anticipation de la seconde transformation ne peut s’effectuer qu’avec une volonté collective. Sinon, cette seconde transformation ne sera pas une anticipation, c’est-à-dire qu’elle sera différée chronologiquement, elle arrivera après, obligatoirement, s’il n’y a pas eu anticipation. En sorte que l’anticipation de la seconde transformation relève d’une difficulté particulièrement inédite. Pour le moment, son anticipation a pris le nom de transition. Les différentes instances scientifiques considèrent que cette transition n’est pas suffisante, de très loin.

Décider d’une transformation par anticipation est une injonction qui défie non pas la raison, non pas la pensée, mais l’application. Sous le terme d’acceptation de la transformation il y a celui de volonté. Une volonté collective, semble au premier abord relever plutôt de la politique. La proposition de cet article est de considérer qu’elle relève des Sciences Humaines, donc de la théorie, à la condition que la théorie invente et fasse usage de concepts agissants, plutôt que de concepts descriptifs.

La singularité du transhumanisme est un concept agissant

Le transhumanisme est une théorie de plus en plus cohérente, elle n’irrigue pas que les pionniers de la Silicon Valley, elle se propage par les outils que leurs entreprises ont inventés et fabriqués massivement. En ce sens elle développe des concepts agissants. Sa grande particularité est la recherche de la singularité. Elle entend par ce concept le moment où les technologies atteindraient un point tel qu’il ne serait plus possible d’avoir la moindre idée, la moindre prédiction, de ce qui se passerait une fois atteint ce point. La singularité serait le point maximal du possible. À l’image du trou noir spatial, une fois dépassée la limite de son bord, la plongée en son intérieur est un inconnaissable pour ceux qui sont situés en son extérieur.

Le transhumanisme théorise que les technologies humaines atteindront un tel point, surtout par l’usage et la perfection de l’intelligence artificielle. Leurs théoriciens prédisent que l’I.A. disposera d’une telle puissance, et aussi que l’espèce humaine aura atteint un tel point de transformation, mélangée à elle, qu’une singularité arrivera. Les transhumanistes aiment le futur et les prédictions, ils regardent l’avenir avec une si grande envie, un désir si puissant, qu’ils veulent sans cesse en avancer la date. Hélas pour eux, leurs dates récentes furent rattrapées par le présent, et nous sommes toujours humains, et l’I.A. est encore bien poussive. Elle est certes une merveille au sens du merveilleux. Mais elle n’est pas suffisante à ce grand jour révolutionnaire de la singularité.

Il est curieux, et même très étonnant, que ces théoriciens et ces chefs d’entreprises, épris de leur réussite, disposant de toutes les informations les plus savantes et les plus avancées, n’aient pas perçus une évidence : la singularité a eu lieu ! Elle a bien eu lieu. Elle a provoqué la catastrophe bioclimatique. Elle prend aussi le nom d’anthropocène.

Cette singularité est bien plus puissante et importante que celle que les transhumanistes imaginent avec leur volonté de transformation biotechnologique. Ils pensaient et pensent encore à une transformation humaine. Seul l’humain y serait impliqué. Vue étroite de ces théoriciens et praticiens. S’ils sont surdoués en affaires, ils ne connaissent rien à notre affaire. Leur singularité concerne et concernerait le monde des humains. Et seulement lui. Vision si réduite. Prédiction si étroite.

La singularité a eu lieu et elle concerne non seulement le monde mais surtout la planète. Cette singularité est bien plus incroyable, bien plus importante, bien plus massive. Les transhumanistes sont des petits joueurs !

Cette singularité, c’est la grande accélération. Et il est des chances, ou plutôt des malchances, que ses conséquences ne laissent pas le temps à la singularité transhumaniste d’advenir. Elle eut pourtant été davantage souhaitable. Mais la planète est atteinte, et le monde des humains ne pourra plus faire ce qu’il veut, ni continuer ainsi son expansion, sa croissance, son accélération. Le transhumanisme ne disposera sans doute plus d’assez de temps pour sa singularité, et d’accomplir ainsi ses visées. Elles étaient simples car elles étaient uniquement technologiques. La société suivrait. Car pour le moment la société a suivi les visées transhumanistes. Elles étaient simples en comparaison de cette singularité qui vient de surgir massivement : la catastrophe bioclimatique est incroyablement complexe. Les scientifiques du Système Terre considèrent même avec effroi qu’elle est d’une complexité inextricable. Au point de faire passer la singularité des transhumanistes pour une affaire simple. Une affaire simplette. Une affaire de simplets.

La grande accélération et sa conséquence sous la forme de la catastrophe bioclimatique remplit tous les critères de la singularité. Sauf qu’il faut ajouter celui de l’échelle : la planète. Que faire maintenant que cette singularité est atteinte ? Hélas, à nouveau, les théories transhumanistes semblent n’apporter aucune réponse. Bien au contraire, depuis qu’elles incarnent l’actualité technologique, elles font continuer la grande accélération. Au point de constater que le transhumanisme est ce qui fait continuer d’accélérer la grande accélération. Il ajoute une couche supplémentaire de complexité. Allez retirer son smartphone à un adolescent et vous assisterez à la hargne la plus primitive. Ce concentré d’intelligence artificielle sous la forme de ce petit objet individuel est la plus grande diffusion d’un objet humain dans une temporalité si réduite. Cherchez à l’enlever ou à vous l’enlever. Vous constaterez les difficultés immédiates. Vous mettrez le doigt précisément sur la singularité de la grande accélération.

La transformation de la grande accélération donne une idée de l’ampleur de celle à venir

La grande accélération peut donc être considérée à la fois comme une transformation et comme une singularité. Grâce à cet énoncé, nous pouvons envisager avec plus de clarté le futur proche à venir.

L’attente d’une singularité par les transhumanistes, et leur volonté de la faire survenir à tout prix, a déjà eu lieu récemment. Certes, elle est arrivée d’une autre manière, mais leur singularité a de forte possibilité de n’arriver jamais car il sera trop tard pour l’inventer et la faire agir. La catastrophe bioclimatique surgira trop tôt, ne permettant plus cet excès technologique mobilisant autant de moyens de matières et d’énergies.

La transformation de la grande accélération nous donne une échelle des moyens développés. Une transformation ressemble donc à cela. Le monde de la majorité des humains n’est plus le même. Le nombre d’humains. Le nombre d’animaux d’élevage. Les espaces terrestres et marins utilisés. Les déplacements de marchandises et d’humains. Les infrastructures et toutes les constructions humaines. L’usage des matériaux et des énergies. Tout s’est multiplié ! La prochaine transformation connaîtra cette ampleur, seule sa teneur sera différente.

Les humains sont en cours d’élaboration de la teneur de la transformation. Avec la grande accélération nous disposons d’une image de son ampleur, de son échelle. Pour les adeptes, nombreux encore, de la transition énergétique et écologique, ils apprendront bientôt qu’elle n’a jamais existé auparavant[1]. Pour ceux, minoritaires au sein des instances et des institutions de décisions, qui ont compris qu’il s’agira d’une transformation, ils auront l’avantage d’un exemple historique pour convaincre un peu davantage.


[1] Les travaux des historiens viennent de le démontrer, comme ceux, exemplaires, de Jean-Baptiste Fressoz.

Dominiq Jenvrey

Philosophe

Mots-clés

IA

Notes

[1] Les travaux des historiens viennent de le démontrer, comme ceux, exemplaires, de Jean-Baptiste Fressoz.