Littérature

Roman-guerilla – sur Eva et les bêtes sauvages d’Antonio Ungar

critique

Héritier de la vague si fertile des écrivains d’Amérique latine de la fin du XXe siècle, Antonio Ungar n’a pas encore la place qu’il mérite en France. Bref roman au style aussi tranchant que la faucheuse qui menace tous les personnages d’un récit inspiré de faits réels, Eva et les bêtes sauvages pourrait changer la donne.

Né en Colombie en 1964, Antonio Ungar allie les nombreux talents qu’il faut maîtriser pour emprunter les voies ardues de la grande littérature. Il a non seulement un pouvoir de conteur et un sens de la dramaturgie évidents, mais une sensibilité sociale et humaine et une force visionnaire qui l’autorisent à s’emparer des problèmes les plus persistants de l’Amérique latine, exemplifiée par ceux de son pays natal, la Colombie : corruption, absence d’État de droit, trafic de drogues et de minéraux, machisme éhonté…

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En France, l’écrivain n’a pas la place qu’il mérite alors qu’il est l’héritier de la vague si fertile des écrivains d’Amérique latine de la fin du XXe siècle. Pourquoi ? Qu’importe la réponse. Mieux vaut le lire, plonger et se laisser happer par le dernier de ses récits, Eva et les bêtes sauvages.

Les livres d’Antonio Ungar sont plutôt courts, et celui-ci ne fait pas exception. Ce sont des récits très construits et découpés, dont l’écriture est loin de la prose fleurie que l’on associe au fameux réalisme magique. Au lieu de quoi, la trame d’Eva et les bêtes sauvages est serrée et tenue ; et le style a quelque chose d’aussi tranchant que la faucheuse qui menace tous les personnages du récit – inspiré de faits réels, il faut le préciser.

« Ce roman est basé sur des événements réels qui se sont déroulés à Puerto Inírida, en Colombie, du 17 au 21 novembre 1999 » lit-on dans un préambule qui sera complété par une coda, quelques notes finales rappelant ce qu’a coûté la guerre entre les FARC, l’armée colombienne et diverses factions paramilitaires attirées par les ressources inouïes que recèlent les alentours de Puerto Inírida, chef-lieu d’une jungle proche du Venezuela. C’est important, non parce que seule compterait la « littérature du réel » (expression qui commence à être douteuse). Antonio Ungar en est loin. Son réservoir d’images, pourtant issues de la vraie vie, et la puissance symbolique de certaines séquences ébranlent son réalisme et le tirent vers la parabole, quand ce n’est pas vers une forme de surréalisme.

C’est donc un fait : l’écrivain a vécu à Puerto Inírida où il était travailleur social. Il a vu de près ce qu’il a mis en récit. La métamorphose amplifie la terreur et l’horreur qui sont le lot des vies relatées et ramassées dans ces pages, tout en universalisant ces vies, mais est-ce qu’elle les sauve ? Non. Ne nous berçons pas d’illusions.

Le personnage principal, Eva, reçoit une balle en pleine clavicule dès les premiers mots de l’histoire : une page, une balle, une douleur extrême et planante au cœur de la jungle de l’Orénoque. Allongée dans une curiara (une longue embarcation typique de cette région) qui évoque à la fois un cercueil et la barque sur laquelle les morts traversent le Styx, Eva agonise, mais Eva sera sauvée, et la séquence, composée en italiques, sera reprise, formant comme un chœur antique au-dessus duquel planent les vautours, les condors prêts à dévorer la gisante. La séquence est d’une infinie beauté, d’abord écrite au passé simple, temps de la brièveté et de la cruauté, puis au présent, temps de la survie et de la permanence. Elle apparente le récit à la tragédie et aux grands récits mythiques.

Ce qui suit ce commencement n’est pas exactement un flash-back. Plutôt un montage de fragments à la cadence enlevée, avec des temps d’arrêt narratifs ; une juxtaposition de treize volets où l’on croise une série de personnages dans un ordre qui n’est pas chronologique. Tous ont eu, ont et auront des vies dures, surdéterminées économiquement et socialement, souvent vouées à la mort violente, ou solitaires quand elles paraissent moins proches de la misère. Tous jouent un rôle plus ou moins direct dans la vie d’Eva, y compris l’auteur qui a dû rencontrer une femme, ou plusieurs à partir desquels il a imaginé ce destin d’héroïne. Tous convergent vers elle, figure de rédemption, visage et corps de mère, d’infirmière et de fille prodigue.

Faut-il souligner le choix de son prénom, Eva, et celui de sa fille de père inconnu, April ? Ce sont « les deux premières femmes sur la terre », écrit Ungar en incise. Leurs prénoms disent en effet le renouveau, la naissance, le printemps – mais le paradoxe est là : « April is the cruelest month », écrivait le moderniste T. S. Eliot. Autour d’elles gravitent une série d’hommes et de femmes qui sont à la fois des êtres de chair, d’os, de sexe, d’argent et de paradis artificiels et chimiques, et des archétypes, des personnages souvent affublés d’un surnom comme on est affublé d’un costume ou d’un trait physiologique.

Citons le premier, Ochoa, dit El Gordo, amoureux fou d’Eva et encore doué de bonté. Ou La Madrina, fille, sœur et nièce de putes, mariée à une brute qu’elle déteste et à qui elle doit se donner « jambes écartées et sans dessous. Comme dans l’attente du taureau dans une corrida ». De ce mari, elle se vengera avec une hache, assassine malgré elle, pragmatique, avant de se faire maquerelle parce que c’est ainsi que les hommes vivent. Ou encore, plus loin, Victor Carriazo, dit El Minero, être simple et brutal à qui la malfaisance a permis de gagner la guerre des émeraudes de la Cordillère.

Le talent d’Antonio Ungar vient aussi de cette aptitude à saisir des caractères, à croquer, sans les caricaturer, des êtres qui ne font que le mal et des êtres qui ne voudraient faire que le bien – les premiers y parviennent plus facilement parce qu’il y a des espaces et des temps où la force pure a tout loisir de s’épanouir et de ravager le monde et les autres autour d’eux. Les bêtes sauvages qui entourent Eva ne sont pas des animaux ; ce ne sont même pas les vautours qui tournoient autour de son corps ; ce sont ses frères, ses pères, ses amants qui tuent comme on viole et violent comme on tue, pour qui la chair est un butin et un moyen d’imposer la loi.

Sans la moindre complaisance ni la moindre pornographie, il y a dans Eva et les bêtes sauvages une brutalité absolument sidérante qui est celle des rapports entre humains sans aucune médiation ni filtre : les forts et les faibles ; les riches et les damnés de la terre ; les hommes et les femmes ; ceux qu’on extorque et celles qu’on prend. L’histoire telle que la raconte Antonio Ungar renvoie à des catégories anciennes, archaïques, que nous, êtres occidentaux, pensions avoir dépassées, sans doute moins depuis les deux conflits que sont l’Ukraine et Gaza/Israël. (Le hasard, étrange pythie, vient de nous apprendre que l’écrivain, descendant de Juifs autrichiens, est marié à une écrivaine palestinienne et vit à Jaffa.)

Parmi les épisodes les plus frappantes, on ne citera pas celles qui ouvrent un rideau cru sur le non-droit et la contrebande en acte, mais celle qui voit Eva débarquer au cœur de la jungle, déterminée à sauver les Curripacos, Indiens en voie de disparition : une suite de villages où se meurent hommes, femmes et enfants privés de nourriture, les « membres toujours comme des baguettes sur le point de se briser », affaiblis au point de ne pouvoir se lever de leurs hamacs. Eva avance, expiant sa vie passée, abandonnant les habits de la culture (« les armes, les livres, les ponts, les ordinateurs, les musées, les drogues »), tâchant de sauver un à un ses âmes avec du sérum, des vivres et de la sollicitude.

Le récit puise à la fois au cœur des ténèbres et dans ce désir fou de vie et de paix. Il penche vers la fable. Notons qu’à part le préambule et la postface, il se passe de dates. Il se déroule dans un temps qui n’est plus celui du calendrier ni des événements, mais dans un présent amplifié et enlevé à ses repères usuels. Dans une forêt primaire où soudain tombe un crapaud ou flotte une vache morte, éléments réalistes pourtant chargés d’une incongruité surréelle.

« Il fait presque nuit quand elle la voit et pour un instant elle se croit en plein cauchemar : une vache, entraînée par le courant, gonflée par la putréfaction, flottant vers l’aval de la rivière […] elle est là, avec ses pattes raides vers le haut et les yeux très ouverts, cette vache morte, aussi présente qu’une prémonition. »

La présence d’une prémonition ? L’association, étrangement porteuse, permet de se faire une idée de la douce folie qui teinte cet Eva et les bêtes sauvages. Au lecteur, à la lectrice, nous laissons le soin de méditer sur cette association, en lui fournissant un indice qui est un hommage : le traducteur d’Antonio Ungar, Robert Amutio, est aussi celui de Roberto Bolaño.

Antonio Ungar, Eva et les bêtes sauvages, traduit de l’espagnol (Colombie) par Robert Amutio, éditions Notabilia/Noir sur Blanc, 180 pages, janvier 2024.


Cécile Dutheil de la Rochère

critique, éditrice et traductrice