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Paris 2024 : les promesses de l’ombre

Journaliste

Avec l’arrivée ce mercredi de la flamme olympique sur son sol, la France s’engage pour trois mois sur un chemin piégeux. Pris en tenaille entre un exécutif qui a fait de ces Jeux olympiques et paralympiques les siens et un comité d’organisation jugé « en roue libre » dans les couloirs du ministère des Sports, le pays joue gros, les Français restant encore majoritairement circonspects au regard de l’événement.

Prière de s’enthousiasmer. « La France, c’est une équipe, c’est une nation unie et donc on est au rendez-vous de cette exemplarité. (…) Et moi, j’ai confiance dans les syndicats. Ils ont l’esprit de responsabilité, ils seront à nos côtés. » Si certains en doutaient encore, Emmanuel Macron n’a peur de rien. Car ces mots, prononcés à la mi-avril sur le plateau de BFM TV/RMC, offrent une curieuse résonance aux années écoulées, durant lesquelles la concorde nationale n’aura cessé d’être malmenée à force de discours belliqueux, de restrictions liberticides, d’interdictions de manifestation, de violences policières, de gardes à vue abusives, de 49.3, de stigmatisations populistes et d’incantations réactionnaires.

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Mais peu importe. Il s’agit désormais de sauver la face, de surjouer l’unanimisme et d’en mettre plein la vue au monde entier.

Alors que la flamme olympique débarque à Marseille avant d’entamer un tour du pays, l’enthousiasme serait donc une sorte de devoir citoyen au nom d’une prétendue « chance pour la France » n’évoquant pas les heures les plus glorieuses de l’olympisme. Dans sa dernière édition, Le Monde diplomatique[1] rappelle que le relais de la flamme depuis Olympie, en Grèce, jusqu’à la ville organisatrice fut inventé par le pouvoir nazi lors des Jeux de Berlin en 1936. Il était censé galvaniser les foules le long du parcours et créer un lien entre le régime hitlérien et l’idéal antique (le fabricant d’armes Krupp avait même fourni la première torche).

Mais la ferveur populaire ne s’imprime pas en 3D, elle se cultive dans le temps long : un sondage de mars dernier, réalisé par Viavoice, indiquait ainsi que 57 % des personnes interrogées n’étaient guère emballées par la convocation cocardière de l’été. Pas plus que le décaissement très discutable de fonds publics ne saurait justifier une injonction à remporter des médailles et à hisser le drapeau bleu-blanc-rouge plus haut que celui des autres, en abandonnant pour l’occasion l’Europe « mortelle » à la Sorbonne.

Qu’il nous soit ici permis d’enfiler les oripeaux d’un Gaulois réfractaire et d’exprimer notre profond désaccord avec cette réécriture très personnelle des valeurs de l’olympisme fondée uniquement sur le principe du quand-ça-m’arrange. Tant pis ! Nous serons criblés « mauvais patriote », puisque depuis la crise des Gilets jaunes, exprimer le moindre désaccord avec le pouvoir en place, en matière de droits de l’Homme, d’écologie ou de géopolitique, vaut excommunication, pour extrémisme ou complotisme dans le plus clément des jugements, écoterrorisme ou apologie du terrorisme dans le pire des cas, comme au temps amer du maccarthysme. Sept ans d’accaparement de la parole, de « en même temps » et, souvent, de tout et son contraire, ont tué dans l’œuf toute amorce de débat public, les idées nauséabondes et les méthodes brutales ayant déjà pollué bien plus que l’eau de la Seine. Hélas ! quand le berger montre le loup, le troupeau regarde le doigt.

Des Jeux olympiques, nous en avons vécus, de différentes natures, à Barcelone en 1992, Atlanta en 1996 ou Londres en 2012, mais jamais dans une atmosphère aussi pesante. Et pourtant le terrorisme menaçait déjà. Il frappa même directement les Jeux de Munich en 1972, onze athlètes israéliens étant assassinés par un commando palestinien. Atlanta fut elle-même secouée par l’attentat du parc du Centenaire, dont l’enquête bâclée a été retracée par Clint Eastwood dans Le Cas Richard Jewell (2019). Aussi, dans un contexte international anxiogène, nos technocrates, jamais à court d’idées de génie, ont-ils préféré mettre ceinture et bretelles en inventant un plan de sécurité à mi-chemin entre le confinement et l’opération place nette. Bienvenue sur le pont des Arts, les amoureux, mais surtout n’oubliez pas de télécharger votre laissez-passer avant de boucler vos bagages.

Mais pourquoi, diable, s’être engagé dans une aventure aussi périlleuse que ces Jeux « touristiques », au point de mettre nos services de renseignement intérieur en émoi, pour ne pas dire en panique, et de faire de Paris une salle blanche durant trois semaines ? Parce que, comme lors d’élections, ce sont les promesses – les plus beaux JO de tous les temps, les plus responsables, une cérémonie d’ouverture inédite, le sport grande cause nationale, un ruissellement sur le monde amateur, un héritage etc. – qui permettent de justifier une candidature auprès d’une population de plus en plus rétive à l’organisation de ces grand-messes, considérant qu’à l’heure du défi anthropocène elles tiennent désormais du caprice oligarchique.

Au risque, si ces promesses s’avèrent inconsidérées, de provoquer au final une désillusion collective, comme l’expliquait récemment à La Gazette des communes Hugo Bourbillères, maître de conférences en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives (STAPS) au laboratoire Valeurs Innovations Politiques Socialisation et Sport (VIPS2) de l’Université de Rennes 2 : « Les JOP ont été donnés à Paris dans un contexte où les grands évènements sportifs internationaux apparaissent de plus en plus contestés par l’opinion publique, dès lors que celle-ci est interrogée. Entre 2015 et 2017, les villes de Hambourg, Rome et Budapest ont successivement retiré leurs candidatures par manque de soutien. Les contestations portant sur une crainte de gabegie de deniers publics pour des projets qui n’auraient pas suffisamment d’utilité sociale. Face à cet enjeu, cette notion d’héritage a donc pris beaucoup d’épaisseur pour essayer de développer un évènement qui profite à toutes et tous. Elle constitue un instrument qui permet, en quelque sorte, de légitimer un projet d’envergure qui ne trouve pas l’assentiment et le soutien local qu’il espérait. Ce constat ne signifie pas pour autant que cet héritage est avancé pour de mauvaises raisons. Ce type d’évènement nécessite tellement de moyens que, dans l’absolu, on peut penser qu’il puisse être important, voire inévitable, de l’inscrire dans un projet de société à long terme… Mais attention aux promesses ! À trop vouloir justifier de l’intérêt de tel ou tel évènement, on peut en venir à créer les conditions de son désenchantement. Lorsque l’on rentre dans le détail des précédentes olympiades, on se rend malheureusement compte que les dynamiques sportives, sociales mais aussi économiques restent en effet très mitigées voire suscitent de la déception…[2] »

Athènes, Londres, Rio : des lendemains douloureux.

Toujours dans les colonnes de La Gazette des communes, le sociologue Gilles Vieille Marchiset, directeur de l’unité de recherches « sport et sciences sociales » à l’université de Strasbourg, se montre, par exemple, très sceptique à l’égard de la campagne « Bouge 30 minutes chaque jour ! » : « Nous sommes sur du slogan et en présence d’une campagne de communication au message peu clair, voire inefficace. Je m’explique. Si la pratique sportive apparaît en hausse en France, elle reste marquée par de fortes inégalités sociales. En résumé, plus on est issu du milieu ouvrier ou employé, moins on pratique, avec un constat qui s’accentue avec l’âge. À tel point que les personnes âgées des milieux populaires sont presque exclues de toute pratique. Ces classes populaires, défavorisées, devraient constituer la cible prioritaire de ce style de campagne. Or, à travers les travaux que nous avons conduits dans plusieurs pays européens, nous observons une distorsion entre ces messages qui appellent à la mobilité et les styles de vie des milieux populaires. Ces populations sont davantage dans l’urgence du quotidien, si bien que ces questions de lutte contre la sédentarité ou de bien-être par l’activité physique et sportive (APS) demeurent, en réalité, très secondaires. Par ailleurs, nous sommes en présence d’une approche qui vise à convaincre et à mobiliser les personnes dans le but qu’ils inscrivent les APS dans leur routine quotidienne. À être entrepreneur de soi-même. Mais ce modèle néolibéral, selon lequel chacun est amené à se prendre en charge, ne fonctionne pas auprès de populations plus défavorisées qui n’ont pas les outils culturels, économiques, etc., pour intégrer ce modèle gestionnaire. Avec, bien souvent, en corollaire, un ressenti de culpabilisation. Tout cela paraît donc très improductif et confus[3]. »

De même, là où les organisateurs promeuvent des jeux durables et inclusifs, en Seine-Saint-Denis, département accueillant une grande partie des infrastructures olympiques dont le village des athlètes, on a déjà pu mesurer les limites de ces promesses en termes de conditions de travail sur les chantiers ou d’économie sociale et solidaire (ESS). En 2022, l’Inspection du Travail révélait la présence de travailleurs sans papiers derrière les rubalises. Les quelque cinq cents salariés de la Régie de quartiers de Saint-Denis, une association d’insertion socioprofessionnelle, n’ont bénéficié d’aucune heure de travail. Quant à l’accès au logement post-olympique, au prix de 7 000 euros le m2 pour certains appartements, il ne devrait pas concerner beaucoup de Dyonisiens.

Attention donc au retour sur Terre ! Si Barcelone a pris son élan sur le tremplin olympique, d’autres ont fait l’expérience de lendemains beaucoup plus douloureux : les JO d’Athènes en 2004 finirent de ruiner la Grèce ; ceux de Londres furent suivis quatre ans plus tard du « oui » britannique au Brexit ; un peu plus de deux ans après les Jeux de Rio, Jair Bolsonaro accédait à la présidence du Brésil. Faut-il vraiment rappeler l’échéance de 2027 à un pays qui, après le triomphe « black, blanc, beur » de 1998, fut capable d’envoyer Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle ?

Sur le même plateau de BFM TV/RMC, Emmanuel Macron évoquait pour la première fois des plans B et C pour la cérémonie d’ouverture : « Si on pense qu’il y a des risques, en fonction de l’analyse qu’on fera du contexte, on a des scénarios de repli. (…) On fera une analyse en temps réel et on prépare une cérémonie qui serait limitée au Trocadéro, où on n’utiliserait pas toute la Seine, voire une cérémonie qui serait rapatriée dans le Stade de France, parce que c’est ce qui se fait classiquement. »

Qu’on ne s’y trompe pas, toute reculade, jusqu’à présent balayée d’un revers de la main par le ministre de l’Intérieur, signifierait l’échec des JOP avant même leur première épreuve, un échec qu’il serait alors difficile de faire endosser à des athlètes éventuellement pas assez médaillés par la suite. Ne voyant pas bien ce que les chômeurs, les migrants, les patients qui n’honorent pas leurs rendez-vous médicaux ou les mineurs en manque d’autorité viendraient faire dans cette histoire, ce serait, en creux, la mise au jour de la faillite de la « Macronie », qui a fait de ces Jeux les siens et dont d’aucuns suspectent qu’ils sont bien trop grands pour elle.


[1] Dossier « Paris 2024 : des Jeux sans joie », Le Monde diplomatique, mai 2024.

[2] David Picot, « Après les JO, attention au désenchantement ! », La Gazette des communes, 29 avril 2024.

[3] David Picot, « “Bouge 30 minutes chaque jour”, un message inefficace », La Gazette des communes, 23 février 2024.

Nicolas Guillon

Journaliste

Rayonnages

Sport

Notes

[1] Dossier « Paris 2024 : des Jeux sans joie », Le Monde diplomatique, mai 2024.

[2] David Picot, « Après les JO, attention au désenchantement ! », La Gazette des communes, 29 avril 2024.

[3] David Picot, « “Bouge 30 minutes chaque jour”, un message inefficace », La Gazette des communes, 23 février 2024.