Au centre du monde, une moitié de ciel – sur Elles et L’Enfant de Tianhu de Yan Lianke
On connaît bien – en tout cas : on devrait bien connaître – l’œuvre de Yan Lianke, certainement l’un des principaux écrivains d’aujourd’hui, possiblement, probablement – après Gao Xingjian et Mo Yan – le troisième auteur de langue chinoise à recevoir un jour ou l’autre, dans un futur plus ou moins proche, le Nobel de littérature.
Quitte à le faire de façon un peu simplificatrice, le situer par rapport à ces deux romanciers que je viens de nommer parce qu’ils sont les plus connus des lecteurs français, permettra de se faire une idée de la position particulière qu’occupe Yan Lianke dans son propre pays. Il n’y est pas proscrit comme l’est, pour des raisons politiques, exilé et dissident, l’auteur de La Montagne de l’âme. Il n’y jouit pas non plus de la reconnaissance qui va à l’auteur du Pays de l’alcool – encore que ce dernier ne soit pas seulement l’écrivain officiel que dénoncent en lui à tort certains de ses détracteurs.
La situation de Yan Lianke est plus ambiguë – d’une ambiguïté que rend nécessaire la complexité d’une scène littéraire sur laquelle, dans son pays et comme on s’en doute, s’exerce un incontestable contrôle idéologique mais sans pour autant, on ne le dit pas assez, qu’y soit complètement impossible une certaine forme de liberté artistique. Bien qu’étant considéré en Chine (où il vit) comme un romancier de tout premier plan auquel les distinctions et les succès n’ont pas manqué, Yan Lianke a vu aussi la censure frapper parfois ses livres qui, retirés dès leur parution des rayons des librairies, ont alors été publiés à Taiwan, à Hong Kong (pour plus de précisions, je renvoie au remarquable site de Brigitte Duzan où l’on trouvera la plus complète des notices consacrées à l’auteur dans notre langue).
Ce sont ces romans interdits – mais très largement traduits dans le monde entier – qui ont valu à Yan Lianke la notoriété dont il jouit à l’étranger. Ils donnent de l’histoire récente de la Chine une idée qui n’est pas tout à fait conforme à celle que promeut volontiers le régime en place. Les Quatre Livres (2012) reviennent sur la catastrophe économique et humaine du « Grand bond en avant ». Le Rêve du Village des Ding (2006) évoque ce que l’on pourrait appeler, par analogie, le « scandale du sang contaminé » tel qu’il répandit le SIDA parmi les paysans du Henan. D’autres exemples, encore, pourraient être donnés.
En 2014, admirateur de longue date de l’auteur de La Métamorphose et du Procès, Yan Lianke a reçu le prestigieux prix Franz Kafka. Aujourd’hui, aux côtés de Cent ans de solitude de Garcia Marquez et des Enfants de Minuit de Rushdie, l’un de ses ouvrages, La Fuite du temps, figure au programme de l’agrégation de lettres modernes et se trouve donc appelé à être lu de beaucoup de professeurs et d’étudiants, de beaucoup d’étudiants destinés à devenir des professeurs. Une douzaine de traductions sont désormais disponibles aux éditions Philippe Picquier. Il sera ici surtout question des deux plus récentes : Elles et L’Enfant de Tianhu.
Le « mythoréalisme » selon Yan Lianke
Mais on ne peut les comprendre vraiment qu’à la condition de discerner en quoi ces deux récits se distinguent des autres romans de Yan Lianke. Car chaque livre nouveau de lui qui nous parvient permet de mieux prendre la mesure de la richesse et de la complexité d’une œuvre qui ne se ramène aucunement à une formule unique – fût-elle celle que l’auteur lui-même a le plus souvent mise en avant.
Sur son idée de la littérature, Yan Lianke s’est en effet expliqué. Il l’a fait dans un essai passionnant, A la découverte du roman (2017), livre d’autant plus précieux que très rares sont les ouvrages de théorie et de critique littéraires qui, même lorsqu’ils sont signés de grands écrivains chinois, font l’objet d’une traduction. Dans cet essai, visant juste et le faisant avec une véhémence salutaire, Yan Lianke s’oppose à une littérature désormais inféodée au Pouvoir comme elle est soumise au Marché, et ceci dans un pays où communisme et capitalisme font depuis longtemps, en dépit de ce qui les oppose en apparence, cause commune. À titre personnel, j’ajoute que le diagnostic qu’il pose, autant que la littérature chinoise, me semble concerner aussi une « world-literature » qui vise, chez nous tout autant, à donner un tour commercialement divertissant aux idées reçues et aux valeurs dominantes sur lesquelles repose notre propre « doxa » prétendument démocratique.
Selon une dialectique aussi séduisante que systématique et à la faveur de laquelle se succèdent thèse, antithèse et synthèse, Yan Lianke distingue trois temps dans l’histoire du roman. Le premier, classique, soumet la littérature au devoir de donner didactiquement au monde un sens religieux, philosophique, politique ou patriotique. Le deuxième, moderne, initié par des écrivains européens en tête desquels il place Kafka, nous confronte à un non-sens absolu. Le troisième temps – post-moderne ? – se propose de dépasser désormais les deux précédents en se plaçant sous le signe d’un « mythoréalisme » explicitement inspiré du « réalisme magique » de Garcia Marquez.
En France, parce qu’il n’a jamais exercé d’influence notable, on mesure mal l’impact que ce modèle a pu exercer ailleurs – au point que, pour ne pas y correspondre, notre propre littérature, dans ce qu’elle possède encore parfois de singulier, paraît souvent si différente, si exotique et si originale, on ne le dit pas assez, au regard de ce qui s’écrit ailleurs. Mais sur le reste de la planète, quel que soit le continent, quelle que soit la langue, la même formule s’applique souvent. Elle donne de grandes sagas familiales à la faveur desquelles, sur plusieurs décennies ou bien sur plusieurs siècles, se dit l’histoire collective, mêlant en son sein le réel et le mythique, le poétique et le prosaïque, combinant le surnaturel des légendes aux annales véridiques de l’actualité politique. Pourquoi pas ? C’est une idée du roman qui en vaut une autre. À elle se rattache une partie de l’œuvre de Yan Lianke. Mais une partie seulement.
Elles
Car Yan Lianke est un authentique écrivain. À ce titre, il ne se soumet à aucune règle. Pas même l’une des règles qu’il a posées lui-même. À l’égard du « mythoréalisme » tel qu’il l’a lui-même théorisé, certains de ses livres – c’est le cas des deux plus récents – accomplissent comme un pas de côté. Yan Lianke s’en explique dans le texte adressé aux « amis français » avec lequel s’ouvre la traduction de Elles, livre qui n’est pas un roman mais relève plutôt, dit-il, du sanwen et du suibi, quelque chose entre le genre des souvenirs et celui de l’essai.
Elles n’est ni le premier ni le seul des livres de l’auteur à relever d’une inspiration autobiographique – on peut notamment citer Songeant à mon père (2009). Mais le récit de vie y prend une forme particulière qui le renouvelle, lui confère une facture très singulière et presque expérimentale au sein de laquelle la remémoration personnelle de l’auteur et la réflexion qu’il développe alternent et s’éclairent. Comme le titre l’indique, Elles a pour sujet principal non pas l’auteur lui-même – quoiqu’il nous relate ce que fut son existence – mais les femmes auprès desquelles il a grandi et vécu – sa mère, ses sœurs, ses tantes, ses fiancées successives, son épouse, sa petite fille – et d’autres encore qu’il a rencontrées, sur lesquelles il a enquêté et dont les portraits occupent le dernier chapitre du livre.
Le tour de force du texte tient à ce qu’il excelle dans tous les registres et qu’il parvient parfaitement, sans solution de continuité, à passer de l’un à l’autre : tendrement comique lorsque Yan Lianke revient sur ses fiançailles rompues et sur le fiasco des mariages arrangés, sentimental et poignant lorsqu’il évoque la vieillesse de sa mère découvrant le spectacle de l’océan, glaçant de vérité quand il rapporte en quelques pages le destin tragique de femmes que leur condition a conduites à la prostitution, au meurtre ou au suicide.
Car sans tomber dans le piège d’un didactisme contre lequel le prémunit son talent naturel de conteur, Yan Lianke développe également une démonstration – qu’éclairent les digressions qu’il intercale entre les moments de son récit. Encore qu’il s’en défende, réagissant à l’interprétation qui en a été donnée au moment de sa parution en Chine, Elles constitue aussi, sinon un essai sur le féminisme du moins un ouvrage consacré à la condition des femmes. Citant Simone de Beauvoir, Antoinette Fouque ou encore Judith Butler, Yan Lianke n’ignore pas les débats théoriques propres au féminisme occidental et les positions opposées qu’y ont prises les uns, les unes ou les autres. Mais la situation chinoise lui semble appeler d’autres remarques.
Abolissant en apparence le système patriarcal mais laissant celui-ci solidement en place, le communisme (on connaît la célèbre formule de Mao : « Les femmes soutiennent la moitié du ciel ») puis le capitalisme n’ont libéré les chinoises qu’en les forçant à assumer en plus de leur statut traditionnel le rôle du travailleur et celui du consommateur. « Une femme, résume Yan Lianke, est un être humain mais elle n’est pas un homme. Pourtant, elle est également obligée d’être un homme. » Tel est le « troisième sexe », ajoute-t-il, que « les femmes chinoises sont probablement les seules à posséder » de sorte qu’elles « ne connaissent ni liberté ni égalités véritables. »
L’Enfant de Tianhu
Certaines des femmes dont Elles propose les portraits – la mère, les sœurs, les tantes –, on les retrouve dans le tout récent livre de Yan Lianke où l’écrivain raconte l’enfant qu’il fut et le village où il grandit. Une enfance semblable à toutes les autres et différente pourtant de chacune. L’Enfant de Tianhu s’inscrit ainsi dans un genre (les souvenirs d’enfance) que n’ignore aucune littérature mais le livre y ajoute quelque chose de propre à l’auteur, au pays où il est né (la campagne la plus perdue au plus profond de la province de Henan) et à l’époque dont il se souvient (celle de la Révolution culturelle).
En Chine, la littérature dite des « cicatrices » raconte depuis longtemps cette page assez sinistre de l’histoire nationale et les persécutions auxquelles elle donna lieu. Mais c’est le regard de l’enfant qu’il fut – exalté par l’idéal révolutionnaire, sarcastique à l’égard de la comédie que les adultes jouaient – que Yan Lianke pose sur ce passé – un peu comme le fit également, avec beaucoup d’autres, Bi Feyu dans son très beau Don Quichotte sur le Yan Tse (2013).
Ou plutôt, comme il en va nécessairement ainsi, c’est l’adulte dont le regard, pour autant qu’il le puisse, entreprend de restituer l’image que l’enfant se faisait du monde : « un monde de conte » qui ne peut être évoqué qu’à la lumière des légendes et à la façon des fables. Le vert paradis des amours enfantines y prend l’apparence d’une forêt de pêchers en fleurs. La route que, fuyant son foyer, l’enfant suit le mène vers la montagne escarpée où, pareil au poète d’autrefois, il rêve de composer les vers qui célébreront sa naissance à une vie nouvelle mais elle débouche au milieu d’un décor sublime et désolé où gisent en morceaux les statues de divinités anciennes auxquelles il n’est plus possible de croire (les bouddhas vandalisés au temps de la récente Révolution culturelle). En ce sens et en dépit de ce que j’avançais plus haut, le récit autobiographique rejoint le « mythoréalisme » romanesque puisque c’est au miroir des mythes que se réfléchit le réel.
La Chine, on le sait, est traditionnellement désignée comme « l’Empire du Milieu ». Or, note Yan Lianke, le Henan, la province dont il est originaire, se situe au centre de la Chine et Tianhu, son village natal, se trouve au centre du Henan. Ainsi : au milieu du milieu du milieu du monde. En un lieu qui, aussi ignoré et perdu qu’il soit, pour qui s’y établit par l’imagination, donne accès à l’univers tout entier, saisi dans son unité comme dans sa diversité. Il suffit d’en décider ainsi. Yan Lianke l’a fait et, pour lui, alors, « tout devint prodigieux, merveilleux et digne de légende. » C’est à un voyage enchanté vers ce là-bas que nous invitent Elles et L’Enfant de Tianhu, ils nous mènent au centre du monde et nous montrent une moitié du ciel.
Elles, traduit du chinois par Brigitte Guilbaud, Philippe Picquier, 2022.
L’Enfant de Tianhu, traduit du chinois par Brigitte Guilbaud, Philippe Picquier, 2024.