Littérature

Maelstrom – sur Feydeau s’en va de Thierry Thomas

Écrivain

Feydeau s’en va, de Thierry Thomas, a toutes les apparences d’un plaisant biopic littéraire consacré à quelques jours de la vie du célèbre vaudevilliste, figure emblématique de la Belle époque. Mais il est un peu plus que la biographie déguisée d’un personnage à redécouvrir : une réflexion alerte et plus mélancolique qu’il n’y paraît sur les liens tortueux de l’art et la vie.

Georges Feydeau ? Il semble que l’on connaisse tous son nom et ses pièces de théâtre, ou du moins leurs titres : Tailleur pour dames, Le Fil à la patte, Le Dindon, La Dame de chez Maxim, et les clichés habituels qui s’y rapportent, du mari cocu et de l’amant dans le placard, du monde des grands boulevards et des cocottes baguenaudant au tournant des XIXe et XXe siècles…

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Mais au-delà de cette image assez sommaire, avouons que le portrait demeure plutôt flou, peut-être du fait que l’institution scolaire ou universitaire a volontiers négligé ce type singulier de maverick dans l’histoire littéraire, dont le théâtre finira pourtant par entrer, à l’occasion du centenaire de sa mort en 2021, dans la bibliothèque de la Pléiade (ma mémoire n’est pas sûre, mais je ne me souviens pas qu’il y eût du Feydeau dans le « Lagarde et Michard » de nos années d’études, s’il faut oser cette petite parenthèse générationnelle).

Le premier mérite du roman de Thierry Thomas, Feydeau s’en va, pourrait donc bien être de corriger notre méconnaissance du fameux vaudevilliste, de façon plus agréable que ne le ferait une biographie académique : son livre, formidablement informé, se donne en effet d’entrée comme une sorte d’exercice d’écriture qui consisterait à mettre en scène le personnage de Georges Feydeau, saisi à partir d’un moment précis de sa vie : il a cinquante-quatre ans, nous sommes en mars 1916 et le suivrons pendant une période de dix jours précisément datés, à partir desquels s’ouvrira progressivement le cercle de sa vie passée et de ses ascendances, de l’époque aussi qui fut la sienne, et du sens possible de ses créations théâtrales…

Le livre a ainsi ce qu’on pourrait appeler, un peu facilement, une fonction pédagogique, qui n’exclut pas l’élégance et correspond bien au pedigree de Thierry Thomas, qui signe ici son premier roman mais que l’on connaît, entre autres, pour ses nombreux films sur des écrivains ou des artistes, comme pour ses essais par exemple consacrés à Hugo Pratt.

Nous voilà en tout cas embarqués dans une sorte de reconstitution historique, comme on le dirait d’un film en costumes, qui nous transporte dans le Paris de 1916, où peut se deviner l’ombre de Proust, que l’on croisera fatalement au détour d’une page, dans un décor où ne manque aucun détail… Georges Feydeau fait en effet le lien entre le monde de l’Empire, celui de Bonaparte comme celui de son père, Ernest Feydeau, sorte d’écrivain officiel pensionné par Napoléon III (possible géniteur du dramaturge, dira la rumeur), et le chaos naissant du XXe siècle en guerre, dans un Paris vidé de beaucoup de ses hommes, où quelque libraire sympathisant de l’Action française lui rappelle avec sournoiserie que sa mère était juive.

Et l’on comprend déjà que, si Feydeau est le sujet apparent d’un roman historique confortable et « bien écrit », apte à satisfaire la curiosité un peu classique du lecteur amateur de biographie littéraire, il est aussi une figure plus intrigante, une sorte de maelstrom en miroir attirant dans le vertige de ses ombres un projet qui dépasse les ambitions d’un simple Lagarde et Michard d’aujourd’hui (refermons ici notre parenthèse générationnelle).

Tout bardé soit-il de ses connaissances, impressionnantes, sur l’homme et son temps, Thierry Thomas ne se limite pas dans Feydeau s’en va au biopic plaisant d’un personnage-star de la Belle époque. Il imagine d’abord une intrigue sentimentale, que l’on pourra trouver peut-être un peu convenue, mais qui permet au roman de glisser vers un portrait de femme de caractère, à l’attrait intemporel et donc possiblement contemporain : Virginie Trabuc est une très jeune veuve de guerre, qui se rend chez Feydeau, installé à l’hôtel Terminus, un palace parisien, pour lui vendre une lettre autographe de Napoléon…

Évidemment, quelque chose accroche chez le dramaturge, rompu pourtant aux aventures qu’il a vécues ou qu’il met en scène, et ce fil sentimental va servir à coudre le récit d’une façon fort efficace. Surtout, il met en perspective ce qui fascine et déroute dans le théâtre horloger de ce drôle de personnage : sa dimension mécanique, et sa façon presque algorithmique de concevoir une certaine représentation (bourgeoise, pour le dire vite) de l’humanité.

Il y a de l’âme chez Feydeau, et de la mélancolie dans Feydeau s’en va.

Virginie fait entrer de l’air dans la vie et l’œuvre de Feydeau, mais n’est-elle pas, elle-même, un simple rouage du romancier dans la minuterie, cette fois romanesque, d’une biographie à peine déguisée ? De ce petit vertige naît une réflexion comme en abyme sur les puissances de l’artifice et les bonheurs de la création, car il y a une certaine jubilation à recomposer un monde dans les limites contraintes d’une œuvre – qu’il s’agisse d’un récit ou d’une pièce de théâtre.

Thierry Thomas interroge la part de l’artisan et celle du possible génie : quelles étranges proportions se combinent chez Feydeau de ce double caractère ? Pour le dire autrement, on sent dans le roman une sorte de mouvement d’abstraction un peu paradoxal, et pour cela excitant : l’écrivain traite et même brasse un très abondant matériau concret (faits, décors, costumes, détails, etc.), de même que le dramaturge puise pour ses pièces dans le sac sans fond des turpitudes et concrétions humaines, mais l’un et l’autre en font une sorte d’ouvrage aux ressorts huilés, mécanique de mots qui dépasse son objet pour fonctionner théoriquement au plus juste : on rit au théâtre, on tourne sans lassitude les pages du roman.

Ce plaisir mécanique ne vide pas pour autant l’œuvre de son objet : il est seulement déplacé dans le mouvement d’un ensemble qui avance pour nous distraire sans nous perdre, et dont la course se fait aussi au milieu des noirceurs ou à la surface d’un gouffre. Il y a de l’âme chez Feydeau, et de la mélancolie dans Feydeau s’en va.

L’une des scènes les plus frappantes du livre est celle, peut-être, où les deux protagonistes nouent d’une certaine façon leur pacte : la jeune femme accepte d’aider le dramaturge vieillissant à finir une pièce en panne, en devenant son assistante, complice et première spectatrice, qui testera les effets d’écriture et permettra d’ajuster au mieux la mécanique de l’œuvre. Ce qui la décide à accepter ?

Un tableau : il y en a beaucoup chez Feydeau, amateur d’impressionnisme et collectionneur effréné, chercheur aussi de nouveautés… Celui qui attire l’œil de Virginie est célèbre, on en retrouve la reproduction sur le bandeau du roman, c’est Argenteuil d’Édouard Manet : l’image d’un couple sur fond de Seine et de banlieue, unique pièce envoyée par le peintre au salon de 1875 et qui fit hurler les critiques à nouveau. De cela, Virginie s’en fiche : elle a d’abord reconnu le lieu, c’est celui de son enfance, elle connaît par cœur les arbres sous lesquels elle a souvent joué…

Mais ce qui la sidère davantage, et qui l’émeut en regardant le dramaturge fixer avec une attention inouïe la toile, c’est la mystérieuse transfiguration par l’art de la vie. « Feydeau sourit, ce qui intrigue Virginie. Il penche un peu son visage pour mieux voir. La désunion du couple, sur la toile, est inscrite comme à même une peau : les rayures de la robe sont verticales ; celle du maillot de l’homme horizontale. La loi des contrastes est dure mais c’est la loi ! La guerre des sexes est une affaire de bâtonnets en un certain ordre désassemblés. À quoi bon discourir, essayer d’arranger ce qui ne peut l’être ? Mieux vaudra, tout à l’heure, au retour vers Paris, sur la banquette du chemin de fer de ceinture, se taire et se satisfaire d’une quiétude qui a le goût d’un renoncement, tandis que défilent, derrière la vitre, les charmes disparates de la banlieue. La vie n’est pas un drame psychologique de Maurice Donnay, c’est un chef-d’œuvre de Manet, resplendissant et désabusé. Mais, à l’intersection des lignes médianes de la composition, un détail, jusqu’alors inaperçu de Feydeau, le retient : le bras droit de l’homme et le bras gauche de la femme se confondent sans se toucher, l’ocre-beige de la robe fusionne avec la couleur du bras de l’homme. En cette unique portion du tableau, dans la pâte extraordinairement travaillée, onctueuse et tourmentée, des pigments, elle et lui sont réunis. »

Ce travail de l’art, son mystère et aussi sa logique, sont bien au centre du roman de Thierry Thomas, et leur évocation est d’autant plus remarquable que la renforce le contexte de guerre, et de mort, des quelques jours de l’année 1916 où se tient l’intrigue : même si les combats sont lointains, le monde est évidemment marqué par cette ombre, comme la vie-même de Feydeau, cocaïnomane pressé qui mourra de la syphilis en 1921, à seulement cinquante-huit ans, après plusieurs années de clinique et de folie qu’annonce le bref épilogue du livre.

Folie est du reste un mot que l’on a envie d’employer, sans le limiter à son acception médicale, pour évoquer le personnage que fait vivre dans ses contrastes et tourments le romancier : une espèce d’énergie échappant à la norme, qui pousse par exemple au tourbillon des mondanités, aux frivolités aussi qu’estompe la guerre et à la séduction des grooms, fussent-ils travestis, mais se retrouve encore dans l’obsession du langage, dont la relecture des pièces pourrait montrer l’importance un peu dissimulée.

Le théâtre de Feydeau, « des histoires de cocottes et de cocus », n’est pas fait que de portes qui claquent, d’entrées et sorties minutées de personnages caricaturaux, même si elles y sont innombrables : c’est aussi une sorte de folie des mots et du langage en général qui s’y joue, et même si Thierry Thomas le suggère plus qu’il ne le souligne, il y a une belle cohérence à ce que soit un écrivain qui lui rende ainsi, avec tant de bonheur, justice.

Feydeau s’en va, Thierry Thomas, Albin Michel, août 2024. 


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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