Jean-Jacques Lebel : « Il ne faut pas pleurnicher sur le passé de Mai 68 »
Artiste, poète, Jean-Jacques Lebel est né à Paris en 1936. Et né une seconde fois, quinze ans plus tard, lorsqu’il rencontra Benjamin Péret et André Breton. Premier auteur de happening en Europe, militant de l’indépendance algérienne, traducteur de la Beat Generation : voilà déjà quelques faits d’armes au moment où survient Mai 68, qu’il anticipe à Nanterre dès 67 et contribue d’initier en prenant part, quelques mois plus tard, au mouvement du 22 mars. Il a eu alors l’idée d’occuper l’Odéon mais a refusé d’y commémorer cette année les 50 ans de l’événement. Nous l’avons rencontré dans son atelier de la Nouvelle Athènes, au cœur du 9e arrondissement parisien, au moment où ferme l’exposition qu’il a imaginé avec Kader Attia pour le Palais de Tokyo et quelques jours avant que n’ouvre, au Centre Pompidou, une autre exposition de ses œuvres, dont il assure qu’il n’est pas fier. SB
Dans quelques jours ouvrira au Centre Pompidou une exposition de vos œuvres qui prend place dans un ensemble d’événements consacrés à Mai 68…
Non justement. C’est un piège qu’on m’a tendu. Ce ne sont pas des gens monstrueux mais ils ne comprennent pas. L’institution ça rend aveugle et sourd, comme l’amour. Ils ne comprennent pas qu’après avoir consacré ma vie à 68 – avant, pendant et après – je ne veuille pas prendre part à une sorte de courbette religieuse, ridicule, commémorative, inepte, totalement inepte, qui noie le poisson, qui ne parle pas de la grève générale, qui ne parle pas de ce qui s’est passé dans les usines, qui veut monter en épingle quelques artistes – dont moi. Je ne mange pas de ce pain, pour citer mon ami Benjamin Péret. Mai 68 ce fut un mouvement de masse déclenché par une détresse très profonde, épouvantable. Marcuse a expliqué cela, ce n’est pas la peine de répéter ce qui a été bien dit. Mai 68 a pris la forme d’une contagion rhizomique, et ce n’est pas un hasard si Deleuze et Guattari sont arrivés juste après, comme formulateurs, comme scribes du mouvement. Comment pourrait-on aujourd’hui revenir là-dessus et proposer une chronologie pour débiles mentaux, redécouper la société en classes sociales, en prolétaires d’un côté et en étudiants, fils et filles de bourgeois, de l’autre ?! Tout ça, c’est la thèse du PC… Les étudiants sont des bourgeois donc ça ne vaut rien. Mais c’est ridicule. Baudelaire aussi était un bourgeois et il n’était pas ridicule du tout, lui.
Pourquoi cette exposition alors ?
Ils m’ont sollicité avec insistance et, je dois dire, avec gentillesse aussi parce qu’en plus ce sont des amis. J’ai accepté l’exposition mais refusé d’avoir quoi que ce soit à voir avec ces inepties commémoratives. C’est comme les gens de l’Odéon, Stéphane Braunschweig c’est plutôt un bon dans son domaine mais il ne comprend pas qu’après avoir été plus ou moins à l’origine de la prise de l’Odéon, je n’ai pas envie d’aller y faire le mariole. Il ne comprend pas qu’il ne faut pas répéter ça, qu’il ne faut pas pleurnicher sur le passé de Mai 68… Quant à l’école des Beaux-Arts, c’est ridicule, c’est toujours le même mythe selon lequel des artistes de génies ont interprété les actions de la classe ouvrière… Mais c’est aberrant : c’était un groupe de marxistes léninistes et il n’y a pas plus cons, à part le PC, que les marxistes léninistes maoïstes. Et puis quelques fous et folles, sympathiques d’ailleurs, qui votaient pour telle ou telle affiche et, comme par hasard, dès qu’il y avait quelque chose d’un peu subversif l’affiche ne passait pas parce qu’à l’époque, il ne fallait pas attaquer le PC, parti de la classe ouvrière… Ils en étaient restés à ce niveau-là. Ce qui est très bien dans les affiches de Mai 68, c’est ce qui n’était pas à l’école des Beaux-Arts, c’est ce qui s’est passé partout, à Montpellier, à Lille, à Marseille, dans les lycées, dans les facs, dans les usines, des sérigraphies y étaient produites et il n’y avait pas d’idéologie là-dedans mais quelque chose d’immédiat, de maladroit, quelque chose de l’art brut qui est plus intéressant que l’habileté des artistes.
Vous avez donc refusé toute commémoration ?
Oui, même à Nanterre, où ils ont organisé un événement avec mes copains du 22 mars, mes potes de Noir et Rouge. Je n’ai pas de famille, mais si j’en avais une, ce serait celle-là. Et bien, même là, je n’ai pas voulu y aller. C’est réchauffé, ce n’est pas bien. Au lieu d’essayer d’approfondir un certain nombre de questions gravissimes qui se posent dans la société actuelle et que les gens ne veulent pas voir, ils se servent de Mai 68 pour les cacher. Voilà comment fonctionnent les médias et le discours dominant. Avec Kader Attia, c’est le contraire que nous avons voulu faire au Palais de Tokyo. D’ailleurs, ce n’est pas une exposition, mais un labo. Un labo dans lequel nous avons travaillé pendant quatre ans et demi. Et ce n’est qu’un début, nous allons continuer de poser ces questions.
Des questions qui ont trait à l’articulation du politique et de l’artistique ?
Pas de l’articulation car, pour nous, cette séparation n’a pas de sens. Il n’y a pas à réconcilier quoi que ce soit puisque c’est la même chose ! Pour moi comme pour beaucoup de gens, c’est comme ça depuis, disons, Dada. Artaud, vous le mettez où ? Et même Michaux, qui a pris ses distances avec tout, était en fait extrêmement politique. Tout ce qui est important en peinture, en musique, en écriture est politique… Sade, où le mettez-vous ? C’est éminemment politique. Plus les écrivains sont vraiment des génies, plus ils affirment cette non-dichotomie. Le cloisonnement est un mythe. Ça ressemble à la distinction que les curés faisaient, à l’époque de Pascal, entre l’âme et le corps. Il n’y a pas l’âme et le corps, il y a nous ! Pareil pour la politique et l’art. C’est ce qui nous a guidés pour ce que nous avons conçu au Palais de Tokyo. On y montre Les Maîtres fous de Jean Rouch, Guattari qui parle de la guerre, Ce gamin-là, ce film tourné avec Fernand Deligny sur un petit garçon autiste qui dialogue avec un ruisseau – un chef d’œuvre. Plus politique que ça, il n’y a pas. Ce gamin qui place sa tête au ras de l’eau et parle au ruisseau qui chante, qui lui répond à sa manière. Quand on comprend ça, on sent un peu mieux ce que Breton voulait dire quand il parlait du fonctionnement réel de la pensée. Ce n’est pas ce qu’on nous apprend à l’école, ni en classe de philo, ni nulle part. Il faut que chacun de nous apprenne ça. Et c’est ce que nous essayons d’approcher dans notre travail, très modestement. Tout à fait à l’autre bout de l’exposition, on a mis le film d’une artiste algérienne qui s’est mise dans les pas de la femme qui a mis une bombe dans le Milk Bar à Alger en 1956. La réalisatrice de ce film est née trente ans après, et cette figure de la résistance algérienne lui pose de graves problèmes, parce qu’elle a tué des gens…
Vous avez choisi aussi de montrer des photos de torture à Abou Ghraib…
Il y a vingt ans, les directeurs du Palais de Tokyo étaient venus me voir pour me demander d’y faire quelque chose et je leur avais proposé de tapisser les murs avec des agrandissements géants des photos d’Abou Ghraib. Ils m’avaient répondu que j’étais malade, que j’emmerdais tout le monde avec mes problèmes politiques, que j’étais ridicule… Vingt ans plus tard, j’ai réussi à le faire. Et c’est grâce à l’actuel directeur, Jean de Loisy – un type exceptionnel, merveilleux. Toutes ces images sont sur internet, on peut tous les voir. Beaucoup de gens cliquent d’ailleurs sur ces images mais je ne suis pas sûr qu’ils les voient vraiment. Sur internet, on voit les images comme on feuillette de mauvais magazines chez le dentiste, sans rien lire, sans rien voir. Donc ces gens ne se rendent pas vraiment compte que ces soldats se sont vantés de torturer, de torturer sexuellement comme c’est souvent le cas, et qu’en plus des femmes torturaient, ce qui est historiquement totalement nouveau. Il y a quelque chose là d’irregardable, c’est pour cela que c’est très important pour nous, je parle de Kader et moi, de montrer ces choses et de dire : voilà ce que vous ne voulez pas voir, voilà ce que vous ne savez pas que vous ne pouvez pas voir. C’est la preuve que Deleuze avait raison : il ne faut pas faire d’exposition, il faut faire des montrages. L’idée même d’exposition, il faut arrêter avec ça. Les gens ne voient rien. Quand il y a quelque chose à voir car, très souvent, du fait du filtrage du marché de l’art, il n’y a en effet rien à voir. Pas la peine de se fatiguer, il n’y a qu’à aller à la FIAC et l’on ne voit rien, à part un truc planqué ici ou là, derrière. L’idée de l’exposition c’est-à-dire de l’accrochage, c’est grave. En italien, on dit mostra, ce qui est montré, mais je crois qu’il faudrait dire nascosta, caché, ce qui est caché. Parce qu’en général, les œuvres sont accrochées n’importe comment, comme des chaussettes sur une corde à linge. Ce qui fait qu’il n’y a pas de dialogue entre les œuvres, pas de dialogue possible entre les regardeurs et les œuvres. Et parfois, il n’y a même pas d’œuvres, il y a des chaussettes.
Que va-t-on voir alors au Centre Pompidou ?
Ma souffrance. Parce que j’en ai bavé. Je ne suis pas fier de cette exposition, je vous le dis tout de suite. D’ailleurs, ce n’est pas une exposition de moi, c’est une exposition du Musée national d’art moderne. Et il y a une grande différence. Ils ont pioché dans mon travail ce qui leur convenait, ils se sont arrêtés en 68, allez savoir pourquoi, ils ont choisi ceci plutôt que cela, allez savoir pourquoi… Ils sont de bonne foi. Le directeur du Musée est un type brillant, le commissaire de l’exposition est adorable. Mais la question n’est pas individuelle. La question, c’est la machine. L’inconscience de la machine Beaubourg. C’est comme le Vatican dans les films de Fellini, on y voit de vieux cardinaux gâteux qui s’endorment au milieu des réunions… C’est vieillot, ça s’interdit de penser. Il n’y a pas d’intellection. Il y a ce que le marché de l’art dit de faire. Quand Gagosian dit de faire Jeff Koons, ils répondent « à vos ordres ! ». Jeff Koons… C’est de l’art ça ? Non, c’est Wall Street ! Cela n’a rien à voir avec la pulsion scopique, avec ce qui nous intéresse dans la peinture, dans l’écriture, dans la musique… C’est autre chose. Alors qu’est-ce que je fous là-dedans ? Ils ont voulu me mettre dans le truc 68 et j’ai dit non, d’ailleurs vous verrez, dans le programme, l’expo ne fait pas partie des commémorations. Je ne peux pas commémorer quoi que ce soit, surtout dans une institution étatique. Le Centre Pompidou a été créé justement par Pompidou après 68 pour ça…
La récupération de la critique artiste pour parler comme Luc Boltanski et Eve Chiapello…
C’est bien plus grave encore que simplement récupérer. Pompidou était loin d’être un con. Certes il a fait une anthologie de la poésie nulle – avec Supervielle et pas Benjamin Péret… –, certes il a confié au Figaro littéraire qu’il trouvait Sade ennuyeux – on n’a pas lu les mêmes Sade…– mais c’était tout sauf un con. En 68, il a compris qu’il se passait quelque chose autour de tous ces jeunes, qu’il y avait un esprit de Commune et qu’il fallait les fixer sur quelque chose. Et, comme il pensait, à juste titre, que la France qui se gargarise toujours avec sa culture était en fait, comme toujours, très en retard, il a mis en place une stratégie qui a abouti à Beaubourg. Comme d’ailleurs Edgar Faure l’a fait pour Vincennes où, au début, tous nos amis – Foucault, Deleuze, Châtelet – ont enseigné, au département de philo. L’idée pour Beaubourg, que Giscard a récupérée pour le coup, en se faisant mousser, c’était de réunir l’art contemporain, le design, le théâtre, l’Ircam (très important pour faire revenir Boulez)… Se prenant pour des aviateurs, ils voulaient que Paris devienne un hub, que les gens soient obligés de revenir à Paris pour voir ce qui se passe d’important. C’était ça, la stratégie qui a présidé à la création du centre Pompidou. Alors aller y faire quelque chose cinquante ans après sur Mai 68… Pourquoi pas aller à la préfecture de police tant qu’on y est ! Vous avez vu qu’il y a un pâtissier qui fait des pavés en chocolat ?
Comment observez-vous l’emploi du mot Commune dans les facultés occupées ?
Avec amour. J’y suis allé discrètement. Place de la République aussi, il y avait des choses très intéressantes. C’est du molaire tout ça, comme disait Guattari. Des feux de Bengale. Comme il y en a eu avant et après 68, avant et après la Commune. Il n’y a pas beaucoup à souffler pour que la braise prenne, elle est là, très vivante. On touche à quelque chose d’extrêmement énigmatique et d’essentiel. Ces jeunes gens n’ont pas lu, sans doute, Bakounine et Marx, ils n’ont pas compris que, dans l’histoire des mouvements révolutionnaires, il y avait toujours deux courants fondamentaux : d’un côté, le mouvement parti pour conquérir le pouvoir, le parti de la classe ouvrière ou les trotskistes qui veulent accaparer le pouvoir et se le garder et, de l’autre côté, l’autre tendance, le mouvement de coalition de toutes les forces disparates. Il y a toujours eu cette incompatibilité, jusqu’à un certain point, parce qu’il faut bien s’organiser quand même. Une Commune, c’est comme une usine occupée. Et j’ai passé beaucoup de temps dans les usines occupées, pour que cela puisse durer, il faut que les gens bouffent, qu’il puissent se laver, qu’il y ait un journal, des affiches, une radio… Il faut une auto-organisation. C’est l’histoire de l’autogestion. Une Commune pose tout de suite le problème de l’autogestion. Même si c’est pas dit, c’est là concrètement. Et l’on retrouve ça chaque fois dès qu’on assiste à un mouvement important, et dans le monde entier, au Japon, à Mexico, à Budapest en 56… C’est toujours le même problème : qui décide ? Comment les décisions sont prises ? C’est la question de la démocratie directe qui se pose, la vraie démocratie. Et c’est un apprentissage merveilleux pour tous ces jeunes gens et jeunes filles qui ont la chance d’être collectivement engagés dans quelque chose de viscéralement important. Ce n’est même pas la peine de le dire, ça se fait, ça se vit. Alors comment, ensuite, ça se structure ? Comme disait Castoriadis dans La Brèche – qui est finalement le meilleur bouquin là dessus – il faut créer de nouvelles institutions, créer de nouvelles formes de vie, collectives, sociales. C’est, d’une certaine façon, ce que nous n’avons pas voulu faire en 68 parce qu’on s’est dit que cal allait stopper le mouvement. Et le grand problème, c’était les partis et les syndicats qui ne voulaient pas renoncer à leur pouvoir. Nous en sommes toujours là. Vous avez vu la CGT qui crache sur les étudiants, c’est toujours la même histoire. La forme Commune est là, elle est présente sous des formes embryonnaires, comment faire pour qu’elle se développe ? Je crois que nous n’avons pas de leçons à donner, il faut que ça advienne.
Vous dites que ces jeunes n’ont sans doute pas lu Marx ou Bakounine. Quelle fut votre socialisation politique politique personnelle ? Est-ce d’abord passé par ces lectures ou par des expériences ?
Ma grande boussole, avant l’éthique, c’est l’affect. C’est tout con. Et j’ai eu l’extraordinaire privilège et chance de rencontrer très tôt Benjamin Péret et André Breton. C’est la clé de ma vie. Ce qui m’a notamment permis d’éviter de faire comme la plupart des garçons ou des filles des années 50, qui entraient au PC ou à l’UEC, comme Guattari, par exemple, avant de comprendre que c’était de la bureaucratie mortifère et d’en sortir. Ou d’éviter de faire comme Castoriadis et Axelos qui, eux, ont eu l’occasion de voir que trotskistes et staliniens, c’était kifkif bourricot… J’ai évité tout ça grâce à Péret. Quand j’avais quinze ou seize ans, il m’a dit : écoute, ne perd pas ton temps avec tout ça, va droit, lis ça ! Et il m’a fait lire les mémoires de Makhno, il m’a fait lire La Révolution inconnue de Voline – d’ailleurs quand j’ai été éditeur chez Belfond, bien plus tard, j’ai ressorti tout ça, qui était introuvable. Péret et ces lectures m’ont propulsé tout de suite dans le vertige du questionnement fondamental. Et la guerre d’Algérie fut, immédiatement après, ma première expérience. J’avais 17-18 ans et j’ai refusé de faire mon service militaire, je suis entré dans un groupe qui aidait les déserteurs. Ce fut mon expérience première de l’illégalisme et de l’autogestion de mon espace vital personnel intime. J’ai hébergé des militants algériens chez moi. On était plutôt dans la tendance MNA au début, on est allés voir Messali Hadj à Belle Île. C’était un type qui avait un discours socialiste, du vrai socialisme, alors que le FLN c’était des nationalistes. Et puis il y a eu des histoires assez moches, ils se sont tirés dessus et finalement on a travaillé avec le FLN, avec des gens magnifiques comme Mohammed Harbi, qui est toujours vivant, que j’ai vu l’autre jour encore. On a travaillé avec eux pour essayer de concrétiser quelque chose, au-delà des discours et de la prise du pouvoir. Avec des amis, on a réuni quelques tableaux et l’idée c’était d’en faire cadeau, non pas à l’État mais au peuple algérien, pour créer le premier Musée d’art contemporain dans l’Afrique décolonisée. Au début on croyait que la révolution algérienne allait vraiment déboucher sur quelque chose. Nous y sommes allés et y avons rencontré des gens que nous connaissions déjà comme Harbi, comme Henri Alleg, on croyait vraiment que c’était possible. Cela a duré peut-être 2-3 ans après 62. Ce fut mon premier bain dans le réel, dans le désastre de la politique….
Vous aviez déjà cette expérience très forte lorsqu’arrive Mai 68…
L’Algérie, oui. La grande manifestation des immigrés algériens contre le couvre-feu à Paris, le 17 octobre 61, par exemple. J’habitais à côté de Maubert, et je suis allé récupérer des manifestants qui se faisaient matraquer. C’était terrible, ils jetaient les gens par-dessus le parapet, dans la Seine, les mains attachées derrière le dos. Papon (ndlr. Préfet de Police de Paris) c’était ça. C’était devenu une espèce de guerre, ce n’était pas du discours, pas une lutte idéologique, c’était une lutte pour la survie l’anti-colonialisme. C’est pour ça que quand on s’est rencontré avec Kader Attia, ça a été immédiatement comme si on était frères depuis toujours… Un autre moment important, c’est le Manifeste des 121, en septembre 1960. J’étais à Milan à l’époque et j’ai reçu le texte un peu tard, le temps qu’il arrive par la poste, je faisais donc partie de la deuxième vague des signataires. Ce que j’ai pu faire en revanche, c’est le reprendre et le coller dans le Grand Tableau Antifasciste Collectif auquel nous travaillions alors avec Enrico Baj, Roberto Crippa, Gianni Dova, Antonio Recalcati et Erró. Il n’y a pas deux choses séparées, l’engagement politique d’un côté et le travail d’artiste, de l’autre. Pour être plus concret, le Grand Tableau Antifasciste Collectif s’appelle comme ça parce qu’une société qui accepte que des soldats en uniformes ou des policiers torturent au nom de l’État, c’est une société qui est en train de se fasciser, c’est un processus de fascisation, c’est pas fasciste, pas encore, mais c’est « en voie de ». Donc, on a voulu donner ce titre. Tout fut déclenché par le viol de Djamila Boupacha, cette femme algérienne, militante FLN de 21 ans était musulmane et vierge, elle a été arrêtée et torturée par des parachutistes qui l’ont violée en uniforme avec des bouteilles de bière, des Kronenbourg. C’est un événement qui a marqué le trop plein, c’est une chose qui nous avait fait dire « c’est plus possible ». D’autant que Massu, le général qui organisait tout ça, avait été un résistant et que Aussaresses, l’inventeur de la gégène, avait été non seulement résistant lui aussi, mais avait, en plus, été torturé par la Gestapo. Ça pose la question du chiasme… C’est, d’une certaine façon, comme ce qui se passe en Palestine en ce moment avec certains sionistes, je ne dis pas tous les sionistes, mais certains sionistes qui refont aux Palestiniens des choses que les nazis leur ont faites. Non pas de façon génocidaire évidemment… Mais il y a là un mécanisme qu’il faut avoir le courage de regarder en face. Sinon on ne comprendra jamais rien.
Pour revenir à ce tableau collectif, il y a, dans la partie de gauche, un totem et il y a cette femme violée. C’est ce viol qui a déclenché la rage et le désespoir à l’origine de cette œuvre. Et quand j’ai reçu le texte de Mascolo et de Blanchot, je l’ai collé immédiatement dedans, c’était quelque chose de naturel, donc le manifeste des 121 est dans le tableau. Un tableau que les autorités algériennes ont décidé de montrer dans ce Musée qu’ils ont fini, des dizaines d’années plus tard, à créer avec les œuvres qu’on leur avait apporté en 1964, des tableaux formidables d’André Masson, Raymond Hains, Matta, François Dufrêne. Des tableaux que le nouveau pouvoir algérien a stockés dans des caves pendant des années. Au moment de l’ouverture de ce musée, ils ont voulu montrer notre tableau antifasciste, et qui vient au vernissage ? Djamilla Boupacha ! Je ne l’avais jamais vue, on est tombés dans les bras l’un de l’autre. C’était extraordinaire, un moment comme ça, c’est de l’émotion pure. C’est con mais c’est bien.
Ce tableau figurera dans l’exposition à Beaubourg…
Oui, et il y a déjà été montré d’ailleurs, dans l’exposition Face à l’histoire (1996). J’avais voulu dire qu’il était très important de préciser sur le cartel et dans le catalogue que le Manifeste des 121 était là, dans le tableau. La réponse fut : « non, il faut pas charrier ». J’ai insisté et on m’a opposé un refus catégorique. J’ai fait un scandale terrible, mais ça ne sert à rien parce qu’ils n’entendent pas. Là, dans cette nouvelle exposition, on va le dire. Il aura là encore fallu attendre vingt ans.
Ce tableau permet de poser la question, centrale dans votre travail, de l’action : comment un artiste agit. Peut-on, de ce point de vue, considérer que ce tableau relève de ce que votre ami Guattari appelait un « agencement collectif d’énonciation « ?
C’est exactement ça, le Grand Tableau antifasciste. Nous sommes six à le faire, il n’y a pas de plan, pas d’esquisse, c’est venu comme ça. À vrai dire, je ne sais pas comment c’est venu. Les discours picturaux se sont constitués d’eux-même. Vous savez, il y une forme de création que j’admire énormément, c’est le Free Jazz. L’un de ses inventeurs est mon ami Ornette Coleman qui a fait un disque intitulé Free Jazz : a collective improvisation, avec un Pollock magnifique sur la couverture qui s’appelle White Light. Le génie d’Ornette, c’est d’avoir doublé tous les instruments : il y a deux saxophones, deux trompettes, deux contrebassistes, deux batteries… et il y a d’abord un dialogue entre chaque instrumentiste et son alter ego, puis ils se répondent tous ensemble. Ce qui donne cet agencement collectif musical qui dépasse l’entendement, à tous les sens du terme. Dans la brochure à l’intérieur du disque, Ornette dit dans un texte très simple et magnifique quelque chose comme « à un moment donné, pris par la musique, l’écoute, chacun d’entre nous s’est mis à jouer si librement que finalement on ne savait plus qui jouait quoi, et ça n’avait aucune importance. » C’est exactement ce que les surréalistes ont cherché à faire avec les cadavres exquis. Vous faites votre dessin, vous le pliez et ainsi de suite… on ne signe pas un cadavre exquis… à part Dali peut-être, mais lui, il signait tout. L’idée étant que l’inconscient collectif est l’auteur du dessin. On est en plein dans cette recherche de processus communs. Je ne veux pas employer des mots trop chargés, enfin peut-être le faut-il quand même, mais c’est une entreprise communiste au sens presque proudhonien du terme. Il n’y a pas de propriété privée de ce qui est en train d’advenir. Dans ce sens-là, le tableau incarne cette idée, même si on ne le savait pas quand on l’a fait.
Vous avez utilisé de nombreux autres agencements d’énonciations, exploré de nombreuses formes, notamment le happening. Et parfois dans des contextes très politiques.
À Nanterre, début 1967, par exemple. Il se trouve que j’étais très ami avec Henri Lefebvre, un pré-situationniste de très haut niveau. Debord lui a craché dessus, mais parce qu’il était jaloux. Lefebvre m’a invité à Nanterre en février 67, 14 mois avant le 22 mars. Il était prof de socio là-bas et il me dit « écoute, il y a un tas de gens très sympathiques, il faut que tu viennes, tu vas voir, mais ils sont trop axés sur leurs problèmes estudiantins, les filles, les garçons, toutes ces conneries… Ils veulent changer le programme de l’éducation nationale mais ils ne comprennent pas que c’est la société qu’il faut changer et j’arrive pas à leur faire admettre ». Lefebvre était un vieux militant, qui avait lui aussi signé le manifeste des 121, on avait beaucoup de choses en commun. Donc j’y vais, et évidemment je tombe sur les types du groupe Noir et Rouge, auquel j’appartenais depuis 1958, puisqu’il avait été fondé par Christian Lagant, un ami à moi correcteur d’imprimerie. J’ai voulu les titiller alors j’ai fait un happening qui s’appelle Conférence de monstration où je les provoquais pour les faire sortir de leurs gonds, et qu’ils se mettent à vivre au lieu de gueuler contre les profs et produire de la contestation, c’est minable la contestation. Et ça a marché, je ne m’y attendais pas, on était une dizaine à faire ça et ça a fait un bordel pas possible, il nous ont envoyé des yaourts sur la figure. C’est comme ça qu’on est redevenu potes avec Jean-Pierre Duteuil, Daniel Cohn-Bendit, et tous les autres. Et ça a injecté quelque chose, ce n’est pas moi qui le dis c’est dans un bouquin de Duteuil qui vient de reparaitre, ça a « dadaïsé » la situation, ça a sorti des problèmes estudiantins des gommes, des crayons et de la clé des dortoirs des filles. Ça a amené un débordement dadaïste qui s’appelle la poésie, tout simplement. La poésie qui s’est exprimée sublimement sur les murs n’est pas sortie de nulle part, on retrouve des citations de Breton comme « la beauté sera compulsive ou ne sera pas ». Il y a même des citations de Ginsberg qui venaient d’un bouquin que j’avais traduit en français en 65. Et j’ai toujours trouvé cela extrêmement naturel, ça ne m’a pas surpris, ça allait de soi.
Comme quand j’ai fait mon happening en 66 qui s’appelait 120 minutes dédiés au divin marquis, ça durait 2-3 heures et puis les flics sont arrivés. J’avais prévu des autocars, prêts pour venir chercher les gens vers 1h du matin – ça se passait au 42 rue Fontaine (Paris 9e) dans l’immeuble habité par André Breton – et j’avais dit aux chauffeurs de les amener dans certains endroits et puis de foutre le camp à toute vitesse. Les endroits, c’étaient la prison de la Santé, et l’asile psychiatrique de Sainte Anne. Ils se sont retrouvés à 1h30 du matin devant des grandes portes fermées, et à se demander ce qu’ils faisaient là.
Tout était là, présent. Comme quand on a détruit des voitures à coup de haches, c’était une préfiguration des événements de la rue Gay Lussac. On en voulait à la bagnole comme dans le long travelling au début de Weekend de Godard, la bagnole c’est ça, l’obligation d’avoir un statut social, d’avoir telle ou telle voiture, ce n’est pas un véhicule, c’est un marqueur. On n’a pas assez dit que finalement ce qui c’était passé lors de la nuit des barricades, ça avait beaucoup de sens. Ce qui est intéressant, c’est quand c’est globalement assumé et qu’on se rend compte que quelque chose est à l’œuvre qui est de l’ordre de la disruption et plus seulement de la transgression.
On est loin de l’idée de commémoration…
Oui, tout ça c’est incompatible avec Beaubourg. Je ne suis pas du tout fier de cette chose, je préfère vous le dire sans tourner autour du pot. Tout le monde m’a dit que je n’aurais pas d’autres occasions de le faire. Je vais avoir 82 ans. Mais ce n’est pas une exposition de moi, c’est un tout petit morceau. Ce n’est pas ça que j’aurais voulu faire. J’aurais voulu la faire ailleurs d’abord, à la Maison Rouge, ça c’est mon endroit, j’y ai travaillé beaucoup, mais maintenant ils ferment. Je ne me sens pas bien dans ma peau à Beaubourg. Ils ont voulu me mettre dans les célébrations de Mai 68, pendant 6 mois tout le monde a essayé de me convaincre. Encore récemment, trois jours avant la parution de leur publication, Code Couleur, ils ont essayé d’inscrire l’exposition dans les célébrations, je leur ai répondu que s’ils le faisaient j’irais distribuer des tracts à ma propre exposition pour dire que je la récuse. Ils ne comprennent pas ce que veut dire « je ne mange pas de ce pain-là », ils croient qu’un artiste ça doit forcément être une pute, et quand c’est pas une pute, on dit qu’il n’est pas normal. Je vais vous dire un truc grave : pour moi, c’est une défaite cette exposition, voilà. J’ai accepté à 82 ans de jouer un jeu avec Beaubourg, qui n’est rien, juste un rouage du marché de l’art. Il y a deux amis qui le disent dans le catalogue : Paolo Fabri et un jeune historien de l’art, mais la plupart des gens ne lisent pas les catalogues. Alors le lendemain, je fais une exposition ailleurs, qui contredit celle-là. Dans un endroit complètement underground de Pigalle, le Non-Lieu, qui est hors de tout. C’est une modeste petite installation qui dénonce l’histoire de la commémoration et du cinquantenaire de Mai 68. Et qui parle en termes sarcastiques et ironiques de l’érotisme, puisque c’est à Pigalle, pour dire qu’il n’y a pas plus de politique à Beaubourg qu’il n’y a d’érotisme à Pigalle. Je réutilise des affiches que j’ai rachetées au moment de la fermeture du dernier cinéma porno à Pigalle et sur lesquelles il n’y a pas d’image, juste des mots horriblement obscènes, pornocratiques. C’est bien non, faire une expo où il n’y a que des mots… on va les niquer quand même !