Politique culturelle

Laurence Engel : « Les bibliothèques ont pensé l’organisation des savoirs bien avant Google »

Journaliste, Critique

Ce week-end la BNF prend la parole ou plutôt la donne aux comédiennes et comédiens qui viennent y lire des textes pour la deuxième édition du festival La Bibliothèque Parlante. L’occasion de rencontrer sa présidente, Laurence Engel, pour revenir sur les vingt ans écoulés depuis l’ouverture du bâtiment de l’architecte Dominique Perrault mais aussi, plus largement, sur des questions de politique culturelle, et notamment dans le domaine du livre.

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La Bibliothèque nationale de France fête cette année les vingt ans de son site François-Mitterrand, dans le XIIIe arrondissement de Paris, notamment avec une exposition carte blanche donnée à l’architecte du bâtiment, parfois décrié mais désormais bien installé dans le paysage de ce passionnant nouveau quartier de la capitale. Et comme deux occasions valent toujours mieux qu’une, nous avons saisi la deuxième édition du festival La Bibliothèque Parlante qui se tient ce week-end sur ce même site Tolbiac, pour nous entretenir avec la présidente de la BNF, Laurence Engel. Au-delà du regard rétrospectif et prospectif qu’elle porte sur cet établissement et ce festival d’un genre nouveau, il nous intéressait aussi de l’entendre sur des dossiers de politique culturelle qu’elle a eu par le passé à connaître de très près comme directrice des Affaires culturelles de la Ville de Paris, comme directrice de cabinet de la ministre de la Culture (Aurélie Filippetti) puis comme médiatrice du Livre.

Cette année le site François-Mitterrand fête ses vingt ans, avec notamment une carte blanche donnée à son architecte Dominique Perrault, pour une exposition consacrée au bâtiment qu’il a conçu. Quel regard rétrospectif peut-on porter aujourd’hui sur le bâtiment, ses usages ?
Sur le plan plastique, en tant qu’œuvre architecturale, le site François-Mitterrand vieillit plutôt bien. C’est un beau bâtiment, qui mobilise de très beaux matériaux, une qualité des bois, du béton, du travail fait sur les métaux : c’est suffisamment rare pour être souligné. La création de Dominique Perrault est d’ailleurs devenue « architecture remarquable du XXe siècle » en 2017, un label qui rend hommage à ce bâtiment. Mais on peut dire qu’il avait déjà été identifié comme tel par le public, par les visiteurs de Paris, par les amoureux de l’architecture. La BNF-François-Mitterrand est une icône architecturale parisienne, incontestablement. Sur le plan culturel, en tant que bibliothèque, je pense que ce bâtiment reflète une certaine conception des politiques culturelles. De ce point de vue, il est certes précurseur – il s’agissait de faire de la Bibliothèque nationale un instrument d’accès au savoir destiné à tous – mais il est aussi daté, en ce qu’il est particulièrement monumental. Il est le reflet de cette période où la politique culturelle s’incarnait dans les « grands projets » et les « grands bâtiments ». On peut relever d’ailleurs que cette démarche était un peu paradoxale puisque au même moment, on mettait l’accent, de manière très explicite et volontariste, sur le thème de la démocratisation. Or, on sait bien que la monumentalité d’un bâtiment, toujours impressionnante, ne facilite pas cette diversification des publics, pourtant affichée comme un objectif !

De ce point de vue monumental, la BNF est la dernière de son espèce ?
Le dernier grand projet de François Mitterrand, oui, mais pas le dernier de son espèce ! Peut-être la Philharmonie est-il celui-là… Le principe de sa construction date d’ailleurs des septennats mitterrandiens, et probablement marque-t-il la fin d’un long cycle ! Mais pour en revenir à la BNF, si le site François-Mitterrand soulève un certain nombre de questions sur le plan fonctionnel, elles ne sont pas liées à son âge mais à sa conception. Je ne parle pas des difficultés très temporaires liées, en 1998, au rodage du bâtiment et de ses équipements. Mais à certaines questions plus structurelles : sa taille, l’éloignement des collections, l’entrée qui demeure difficile… ! Ceci dit, rien n’interdit de le faire évoluer. Et de ce point de vue, le bâtiment témoigne d’une réelle plasticité, ce qui est une grande qualité. Il peut évoluer, et nous nous y employons ! Le bâtiment est d’ailleurs utilisé, usé, transformé par ses usagers, par les usages qui en sont faits. Et nous continuerons à le faire évoluer, probablement plus encore à l’avenir qu’au cours des 20 premières années de sa vie. La transformation des halls d’accueil, les usages nouveaux des foyers, des allées qui longent le jardin, un jour peut-être du jardin lui-même, l’adaptation des salles de lecture à des pratiques nouvelles : l’objectif est toujours de répondre aux besoins que nous identifions, pour que les usagers de la BNF continuent demain de s’y sentir bien, comme ils nous le disent aujourd’hui. Et il est tout aussi indispensable à mon sens de prendre en charge les questions soulevées par les conditions de travail, parfois difficiles, pour les personnels de la bibliothèque : on y travaille.

J’avais plutôt le sentiment que les gens qui y travaillent y sont désormais attachés…
L’attachement des personnels au site François-Mitterrand, c’est avant tout un attachement à la BNF ; et la reconnaissance de ce que la construction du bâtiment a incontestablement apporté à l’institution : la possibilité de réaliser ses missions dans les conditions requises par le XXIe siècle et une installation symbolique très forte dans l’espace public. Du côté des utilisateurs du site, oui, les gens y sont heureux. Toutes les études de publics en témoignent – mais comment démêler la part de satisfaction qui relève du bâtiment et celle qui relève du service qui leur y est rendu ? En tout cas, oui, nos usagers se sentent bien ici. La qualité de l’espace de travail offert, la beauté des matériaux, le confort des sièges, la taille de la table de lecture… On ne peut pas ne pas considérer que, pour une part non négligeable, la plainte exprimée par ceux qui bénéficiaient du site historique, réservé à une petite catégorie de lecteurs, espace merveilleux situé dans l’hypercentre de Paris mais aux dimensions trop petites, relevait du réflexe du privilégié. Ils ne se préoccupaient pas, à l’évidence, de la situation de tous ceux qui ne pouvaient pas accéder au service qu’offre la BNF. De ce point de vue, il y a un effet de génération. Même si, évidemment, beaucoup des lecteurs de Richelieu sont devenus ceux de Tolbiac, la question ne se pose plus dans les mêmes termes pour tous ceux qui sont « nés » à la recherche après 1998. Pour beaucoup de ceux-là, leur bibliothèque est ici, dans le XIIIe arrondissement ; elle leur rend service, et elle est agréable.

Est-ce à dire que c’est désormais ce bâtiment qui symbolise l’établissement bibliothèque nationale ?
Depuis 20 ans, et pour les plus jeunes, oui, la « BNF » est à Tolbiac. Mais cela, j’en suis convaincue, va de nouveau changer. Parce que le site historique est en train de changer à son tour. Il y a un effet mécanique : Richelieu étant un lieu qui s’est longtemps présenté comme réservé à un public resserré – les seuls chercheurs et parmi eux ceux qui ont recours à ce qu’on appelle les collections spécialisées –, ce bâtiment sublime étant par ailleurs en travaux depuis 10 ans, ne proposant plus depuis lors de manifestations culturelles – et en particulier ne programmant plus d’expositions –, il n’y avait plus de raison de s’y rendre. Beaucoup pensaient d’ailleurs que le site était fermé. Mais je considère ce phénomène comme temporaire. Depuis un an, une partie du bâtiment a rouvert ses portes au public, magnifiquement rénové. Il se visite, nous y reprogrammons des manifestations et les travaux vont bientôt se terminer. On retrouvera alors à Richelieu cet équilibre entre salles de recherche et bibliothèque grand public, telle qu’il a été créé à Tolbiac, ainsi qu’une offre culturelle très dense. La décision prise dans les années 1990 de préserver l’unité de la Bibliothèque nationale et de l’installer sur ces deux grands sites, Richelieu et Tolbiac, pour y déployer un même projet scientifique, une même mission, même si les collections conservées ici et là ne sont pas les mêmes, va enfin pouvoir prendre tout son sens.

La BNF est-elle, si l’on parle de bibliothèque grand public à Tolbiac, devenue comparable à une bibliothèque publique ou municipale ?
Non. D’abord parce qu’elle garde sa spécificité, très forte, inscrite notamment dans la mise en œuvre du dépôt légal. Ensuite parce que la BNF n’est pas une bibliothèque de prêt, même si la force de son offre numérique nous conduit aujourd’hui à travailler sur une hypothèse de prêt numérique. Mais le projet de François Mitterrand a néanmoins réalisé une véritable révolution : le fait de reposer la question de l’accès pour tous à la Bibliothèque nationale, d’affirmer que cette bibliothèque n’est pas seulement une bibliothèque de recherche mais est aussi une bibliothèque publique, ouverte à tout le monde, cela, c’était vraiment changer la bibliothèque. Cela se retrouve d’ailleurs clairement dans l’écriture architecturale du site François-Mitterrand : avec un étage pour les chercheurs – car il aurait été regrettable, pour ne pas dire plus, de ne pas distinguer le service rendu aux chercheurs, évidemment différent de celui rendu, par exemple, au lycéen – et un étage correspondant aux offres destinées à tous les publics, offre de lecture, offre de culture. Et pour tous, la même qualité d’espaces et la conscience symbolique, fort précieuse pour tous ceux qui viennent travailler ici, de se savoir à la Bibliothèque nationale.

Vous parliez de projets d’évolution, est-ce qu’y sont incluses des évolutions d’offre culturelle ?
Si vous voulez parler d’un développement de l’offre culturelle, alors il faut parler de Richelieu. Pour la première fois, la BNF y exposera, en un musée, de manière permanente, ses collections les plus précieuses. Il y avait bien, avant les travaux, quelques salles d’expositions mais limitées aux collections d’un seul département, les Monnaies, médailles et antiques, ouvertes de manière réduite et assez peu visibles dans le paysage culturel. On va changer d’échelle avec l’ouverture en 2021 du musée de la BNF. Montrer la diversité de toutes nos collections, leur beauté, leur signification du point de vue de notre histoire, cela, oui, c’est une véritable offre culturelle nouvelle. Mais d’ici là, mon objectif n’est pas d’amplifier sur le plan quantitatif une offre déjà conséquente et impressionnante de qualité et de diversité. Ce que j’ai installé, c’est plutôt une autre manière d’organiser, de présenter cette offre. C’est lui donner un sens, tenter de lui donner une présence plus forte en en explicitant la portée. Nous sommes dans une bibliothèque, un maître lieu pour l’organisation des savoirs : il faut que cela se voie dans la programmation. C’est ce que j’appelle l’éditorialisation. Un exemple : la multitude de cycles de conférences, tous passionnants, était peut-être trop touffue pour être réellement visible. J’ai voulu qu’elle soit dorénavant articulée autour de la notion d’Université populaire de la BnF. En fixant des rendez-vous réguliers, en explicitant la dimension disciplinaire – la philosophie, l’histoire, les mathématiques… En clarifiant notre propos en somme. Il s’agissait pour moi d’illustrer l’orientation donnée à Tolbiac par la première exposition qui y a été organisée, « Tous les savoirs du monde » : elle avait valeur de manifeste. Rythmer ainsi la programmation, comme nous le faisons depuis l’an dernier, permet au surplus d’y glisser de nouvelles propositions sans perdre le lien avec nos visiteurs, de les surprendre sans les désorienter. C’est ainsi que j’ai installé, avec France Culture et le Centre national du livre, une collection de masterclass d’écrivains, ou encore notre festival La Bibliothèque Parlante.

Ce festival, dont la deuxième édition a lieu ce week-end, est en effet une nouveauté. Qu’est-ce qui a présidé à cette envie de festival ?
C’est bien sûr un acte militant : quel plus beau lieu que la bibliothèque pour mettre en valeur la lecture ?

Mais pourquoi la lecture à voix haute ? Le festival aurait pu prendre d’autres formes, explorer les formes diverses qu’on trouve dans d’autres manifestations, comme des rencontres, etc.
Mais nous le faisons par ailleurs ! J’ai évoqué les masterclass. J’ai aussi invité l’an dernier, avec Olivier Chaudenson dans le cadre de Paris en Toutes Lettres, deux auteurs en résidence [NDLR : Gaëlle Obiégly et Thomas Clerc] : nous allons reprendre l’exercice tous les ans, et constituer ainsi une petite collection, une compagnie d’auteurs qui viendront raconter « leur » BNF ! Mais la lecture à voix haute est une forme, un art, une façon d’entrer en relation avec le texte, à laquelle je tiens beaucoup. Une forme qui mêle dimension spectaculaire – et c’est d’ailleurs un exercice extrêmement difficile, un exercice assez virtuose – et dimension familière – on a tous pratiqué la lecture à haute voix, nous avons appris à lire ainsi, transmis le goût de la lecture ainsi. La lecture à voix haute est une performance douce et forte à la fois, sensible, assez merveilleuse. C’était donc un choix, une envie de montrer, de faire entendre les textes sous cette forme, ou plutôt sous ces diverses formes car le festival accueille toutes les lectures sonores : lecture, lecture musicale, documents sonores, marathon de lecture, leçons de lecture…

C’est aussi une façon de rappeler qu’à la bibliothèque il n’y a pas que des livres, il y aussi tous types de documents.
C’est très important en effet. Et cette nécessité d’exposer, sous toutes les formes possibles, les collections de la bibliothèque guident bien sûr la programmation, des expositions comme des manifestations. Faire entendre les collections, pendant le festival, c’était pour moi autant un devoir qu’un plaisir !

Et dans quelle mesure ces choix de faire entendre les textes sont-ils une réponse à une éventuelle constatation de la décroissance du lectorat ?
Certes, les chiffres disent que les gens lisent un peu moins ; ils lisent aussi autrement. Et peut-être cette forme à la fois intime et spectaculaire qu’est la lecture à voix haute est-elle justement une manière de lire autrement. Mais il ne faut pas trop assécher une intention, qui est d’abord celle du plaisir, par un propos trop rhétorique. Lire, continuer à lire, écouter lire, se confronter à la littérature : c’est vital. Alors, faisons-le !

Est-ce qu’on pourrait venir à la littérature par autre chose que de la littérature ? Par du spectaculaire au sens du spectacle vivant, par la musique, l’audiovisuel…
Il n’y a pas de hiérarchie à faire : tout ce qui donne envie de lire, qui fait entrer dans la littérature et qui conduit à cette relation secrète, intime de la lecture, est à considérer avec bonheur ! Ce que j’aime dans la lecture à voix haute, c’est précisément cette capacité à nous associer, à créer une forme, un souffle intime.

Parvenez-vous à faire en sorte que les gens qui viennent ici pour voir une exposition se disent qu’ils pourraient venir comme lecteurs de la bibliothèque ? Ou est-ce que ce sont deux publics assez étanches ?
Ma conviction est que ces publics peuvent se recouper, mais très partiellement seulement. Il existe évidemment des omnivores culturels, mais les publics sont en réalité relativement segmentés. Cependant, les bibliothèques sont elles aussi, justement, omnivores. L’objectif n’est pas que le public du festival devienne nécessairement le public de la salle de lecture, mais que l’un et l’autre goûtent au plaisir de la littérature. Depuis qu’il existe des bibliothèques publiques, les bibliothécaires réfléchissent et multiplient les pratiques nouvelles qu’on peut y découvrir. C’est consubstantiel à un outil qui couvre tous les champs de la création et qui se présente réellement comme un espace public où tout est rendu possible : on vient s’y installer, lire, s’informer, bénéficier des conseils des uns et des autres, se réchauffer quand on n’a pas de logement et qu’on a froid. C’est la réalité quotidienne de toutes les bibliothèques. On comprend, à partir de ce constat historique, que les bibliothèques accueillent et s’intéressent à tous ces publics. Et on comprend aussi que la programmation culturelle d’une bibliothèque telle que la BNF puisse évoluer en tenant compte de ce qui existe par ailleurs, de ce que l’on perçoit des envies et des besoins du public, des travaux de recherche en cours et des goûts, des centres d’intérêt, des convictions que portent les conservateurs, les bibliothécaires… les présidents d’établissement ! L’essentiel – et c’est pour moi un critère déterminant – est d’être toujours en phase avec les missions qui nous sont confiées et les collections dont nous avons la garde. S’agissant de la BNF, je n’ai aucun doute : les enjeux de la conservation s’y sont toujours croisés avec ceux du public – lorsque la Salle ovale de Richelieu a été conçue, à la fin du XIXe siècle, l’objectif était déjà de faire de la bibliothèque nationale une bibliothèque ouverte à tous – et la « révolution » apportée par le site conçu par Dominique Perrault a précisément consisté à réaliser cette ambition, avec la moitié des espaces de lecture ouverts à tous, mais aussi deux auditoriums, trois salles d’exposition… et tout cela érigé pour donner à voir et à explorer des collections extraordinaires. Sur le plan intellectuel, sur le plan historique, sur le plan scientifique, la Bibliothèque parlante est dans l’ADN de la BNF !

S’il y a bien un domaine de la politique culturelle qui a produit des résultats tangibles c’est celui des bibliothèques publiques. Quel rôle joue la BNF au sein de cet ensemble ? Celui d’aiguillon ?
Elle a d’abord pour mission de faire ce que personne d’autre ne fait et ne peut faire : conserver toute la production intellectuelle et artistique qui fait l’objet d’une édition, sous quelque forme que ce soit – papier, monographie ou journal, disque, vidéo, dvd, photographie, internet… C’est le dépôt légal, auquel contribue quelques bibliothèques en région, mais qui est organisé sous la responsabilité de la BNF. C’est une mission unique et irremplaçable. Personne, où que l’on soit dans le monde, n’assume cette responsabilité sinon une bibliothèque nationale. C’est un pouvoir régalien, qui s’impose aux éditeurs ; et c’est une mission patrimoniale majeure. Il s’agit de constituer et de protéger notre mémoire. Et à ce titre, de manière très concrète, matérielle, la BNF est un garant irremplaçable de la démocratie. La démonstration relève de la philosophie politique et de l’engagement. Mais concrètement et a contrario, on constate partout et en tout temps que les dictatures s’accommodent assez peu de cette ambition ! La BNF, comme toutes les bibliothèques nationales dans le monde, a en second lieu une mission particulière de production de données et de métadonnées qui permettent d’organiser les savoirs qu’elle conserve et de les rendre ainsi visibles, appréhensibles. C’est la production de ce qu’on appelle dans le monde des bibliothèque les « notices » : fichiers, catalogage, normes appliquées à cette activité très technique… Les bibliothèques ont pensé l’organisation des savoirs bien avant que ne naisse Google et elles y travaillent aujourd’hui encore, à l’échelle internationale, dans le monde physique comme dans le monde numérique. La BNF ne joue pas le rôle d’une tête de réseau mais, par ses missions, elle est au service de toutes les bibliothèques.

Notre question portait aussi sur les usages. Par exemple, on a vu ces derniers temps se développer une demande publique forte pour des horaires d’ouverture de bibliothèque plus larges…
De ce point de vue, François Mitterrand a incontestablement été visionnaire. C’est l’homme du livre qui apparaît ici dans toute sa grandeur, défenseur acharné de la lecture telle qu’il l’avait pratiquée lui-même, mais capable aussi de s’extraire de ses habitudes pour annoncer la bibliothèque numérique et revendiquer la construction d’une bibliothèque nationale pour tous et très largement ouverte : c’était un homme qui voyait grand et qui accompagnait sa parole des moyens qui pouvaient permettre de la transformer en acte. Et on constate aujourd’hui que cette parole était prémonitoire. Vingt ans avant le rapport Orsenna, la BNF était déjà – et est toujours aujourd’hui – ouverte 7 jours sur 7, ouverte jusqu’à 20 h, ouverte pour y travailler mais aussi pour s’y cultiver. Les comparaisons internationales ne sont pas très avantageuses pour la France en ce qui concerne les bibliothèques universitaires ou les bibliothèques de prêt, mais s’agissant de la BNF, la France est perçue comme un modèle. Sur le plan patrimonial, sur le plan technologique et sur le plan culturel. Nous pouvons en être très fiers !

Si les bibliothèques semblent avoir moins traversé de moments difficiles que d’autres équipements culturels n’est-ce pas lié au fait qu’elles relèvent d’une mission de service public ?
Plus encore qu’un service public : c’est un espace public. Et c’est pour cette raison que la question de l’ouverture est particulièrement intéressante pour ces équipements faciles d’accès. Les bibliothèques ne sont peut-être pas toujours gratuites mais l’inscription n’y est jamais très chère, et en tout état de cause on peut toujours y entrer comme dans un espace public. On a tous à l’esprit la dynamique portée par la IIIe République et le mouvement des bibliothèques publiques. Elles peuvent connaître, et ont connu, des moments de crise ou de difficulté : au quotidien, être un espace totalement ouvert n’est pas toujours simple et peut déboucher sur des conflits qu’il faut savoir gérer ; les bibliothèques peuvent parfois aussi connaître des décalages avec les attentes de leurs publics. Mais, parce qu’elles et tous ceux qui y travaillent ont le service du public chevillé au corps, elles ne cessent de s’interroger sur la manière dont elles remplissent leurs missions, dont elles s’adressent à leur public. Et elles s’adaptent. La question récurrente de la « salle de presse », c’est-à-dire la possibilité d’aller lire le journal à la bibliothèque, de pouvoir s’y informer ; la question sensible de l’équilibre entre consultation des sources et utilisation d’un espace de travail ; la question des horaires et des publics : ce sont en fait des questions que les bibliothécaires se sont toujours posées et, parce que le monde change, ils y apportent des réponses qui évoluent avec le temps, en réagissant suffisamment vite pour que les bibliothèques ne se vident jamais complètement ! Il n’y a pas de bibliothèque vide. Je reprends l’exemple de la BNF : la fréquentation baissait depuis quelques années mais nous avons réagi. Avec ce que j’évoquais tout à l’heure – une nouvelle organisation de certains espaces –, avec également une nouvelle politique des publics – j’ai ainsi créé un nouveau pass lecture/culture à 15 € par an pour toute l’offre de la BNF –, avec de nouveaux services – le wifi, la possibilité de réserver un espace de travail collectif, demain pour les chercheurs un espace destiné à la fouille de données… Et cela a produit les effets escomptés : non seulement la baisse de fréquentation est enrayée, mais le public est beaucoup plus nombreux ! On parle souvent du besoin d’espaces de co-working. Mais les bibliothèques, la BNF en l’espèce, est un merveilleux espace de travail, au moins aussi sympathique que les espaces de co-working dont on parle ailleurs, beaucoup plus accessible sur le plan financier, certes pas ouvert la nuit, mais rempli de ressources documentaires, d’outils, et associée à des bibliothécaires qui sont là pour vous aider… Oui, les bibliothèques répondent à un vrai besoin en même temps qu’elles vous amènent là où vous n’imaginiez peut-être pas aller !

Quand ce bâtiment a été construit, le web n’existait pour ainsi dire pas, la révolution numérique en était à ses prémisses. Comment la BNF a-t-elle pris ce virage ? Quel regard rétrospectif peut-on porter aujourd’hui ?
Je ne saurais dire jusqu’à quel point Mitterrand en avait la perception, mais ce qui est certain, c’est qu’il en a posé le principe, dès son intervention télévisée du 14 juillet 1988 quand, face à Yves Mourousi, sur TF1, il annonce le lancement du projet de construction de ce qu’on appelait alors la « TGB ». Il l’annonce dans sa monumentalité, mais aussi dans sa dématérialisation. Il n’a probablement pas en tête à ce moment-là la question, par exemple, des droits d’auteur, mais il a cette intuition que le numérique va changer la donne. Je n’imagine pas qu’il soit, comme certains de ses conseillers, convaincu que le numérique signe la mort du livre et que toute lecture se fera à l’avenir à distance – il aurait d’ailleurs été dans une certaine mesure inconséquent  s’il l’avait pensé, puisqu’il aurait alors décidé de la construction d’un énorme bâtiment destiné à être vide de livres et vide de gens… -, mais il tient, là encore, un propos prémonitoire. Sans doute cette vision a-t-elle joué dans les choix faits par la bibliothèque 10 ans après : le choix d’assumer le numérique. Et ce fut le bon. La BNF maîtrise l’outil de conservation et de diffusion numérique depuis 10 ans, elle sait étudier les usages sur le web et réagir ainsi à l’évolution des pratiques, elle a déployé la plus importante bibliothèque patrimoniale numérique du monde. Si elle ne l’avait pas fait à ce moment-là par choix, elle y serait aujourd’hui contrainte ; mais elle aurait été en retard alors qu’elle fait figure aujourd’hui de modèle ; elle serait dépendante alors qu’elle permet aujourd’hui à la francophonie d’exister, tout simplement, sur le net. Il faut regarder cette histoire et ses résultats lorsque l’on hésite parfois aujourd’hui à poursuivre dans l’effort d’investissement qu’elle suppose.

Les bibliothèques ont, d’une certaine façon, participé à la structuration du paysage du web…
C’est absolument certain : leurs données, qui sont en général en open data, c’est le cas en tout cas pour les nôtres, sont utilisées par les opérateurs du net. Le numérique est dans l’ADN des bibliothèques, ou plus exactement, leur ADN les rend parfaitement accessibles au monde digital : l’organisation et la diffusion des savoirs est l’ambition du net et c’est une pensée de bibliothécaire. Il faut donc rendre hommage à François Mitterrand, rendre hommage aussi à mes prédécesseurs et notamment à Jean-Noël Jeanneney, qui a mené cette bataille « contre » Google. On l’a moqué parfois ; on moque parfois encore les bibliothèques – moins qu’hier, maintenant que l’on mesure mieux et surtout plus uniformément les limites du modèle des GAFA. Et pourtant, leur apport est essentiel. Passer par Google pour numériser nos collections, c’eût été peut-être économiser une part de l’investissement consenti dans la production de documents numérisés. Mais cela aurait été suicidaire sauf, comme l’ont d’ailleurs fait les universités américaines qui ont fait le choix de Google, à investir massivement dans l’outil d’archivage et de diffusion numérique. Or, cela, en France, nous n’en avions alors pas nécessairement conscience. Rappeler et revendiquer le rôle des institutions publiques dans la production des informations, des données et des métadonnées, leur apport vital si l’on ne veut pas se contenter de celles qui intéressent quelques acteurs commerciaux, c’est symboliquement et réellement important.

Dans Que peut la culture ? (Bartillat, 2017), vous notez les rapports ambivalents entre les mondes politique et culturel, ainsi que le dénigrement que subit la culture de la part du politique. Et vous proposez ainsi des pistes pour repenser les politiques publiques culturelles et rétablir la confiance en l’action publique. Si l’on s’intéresse en particulier au secteur du livre, quelle place lui accordez-vous au sein de la culture, quelles sont vos convictions en la matière, et faut-il là aussi renouveler les politiques publiques ?
Dans le secteur du livre, on a, pour brosser un tableau à très grandes lignes, construit une politique dont vous avez dit vous-même qu’elle était efficace et qui repose notamment sur deux outils : la lecture publique – à travers les bibliothèques ; et la loi Lang sur le prix du livre. À cela s’ajoute le dépôt légal – loin d’être une nouveauté : il date de 1537 ! Les renouveler, cela signifie simplement les adapter. Les bibliothèques, je l’ai dit, le font au quotidien. La loi sur le prix du livre et le dépôt légal, comme tous les outils de régulation, doivent être adaptés au numérique. Cela a été fait par le législateur. La forme que prend aujourd’hui la mise en œuvre du « prix unique », avec la création d’une médiation, est la solution adaptée à une économie rendue plus mouvante et peu sensible à l’instrument réglementaire : la discussion, l’adaptation fluide qu’elle permet est beaucoup plus prometteuse. Quant au dépôt légal, pour la vitalité duquel nous travaillons en ce moment même à la déclinaison numérique, il faut là encore poser fermement le principe, pour tous les modes d’édition numérique, et laisser les professionnels s’entendre sur la manière de le mettre en œuvre. Bref, ne jamais renoncer !

 


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC

Cécile Moscovitz

Critique, Secrétaire générale de la rédaction d'AOC