Anthropologie

Michael Taussig : « Il faut vivre ce dont on parle »

Journaliste

L’anthropologue australien Michaël Taussig publie Mon Musée de la Cocaïne (éditions B42), son premier essai traduit en Français. L’occasion de revenir avec lui sur près de 50 ans de recherches menées en Colombie, sur la méthodologie qu’il a baptisée « fictocritique », et de réfléchir aux évolutions de l’anthropologie sous l’influence du mouvement anticolonial.

Sur le campus de l’université de Columbia à New York où il enseigne l’anthropologie, Michael Taussig est une rock star. D’abord parce que ce spécialiste du chamanisme a participé à des dizaines de rituels sous yage, un puissant hallucinogène, ensuite parce qu’il est réputé pour ses cours qui s’apparentent à des performances. Il aurait un jour donné une conférence avec un sac en papier sur la tête en hommage au mouvement dadaïste. L’unanimité est moins évidente du côté des enseignants, il faut dire que Taussig est un critique assez radical de sa propre discipline. Lorsque l’anthropologie a traversé une crise de représentation dans les années 80, il a fait le choix de prendre un tournant littéraire qui n’a pas été du goût de tous. Dans Mon musée de la cocaïne, il consacre des chapitres à la couleur, la chaleur, la pluie, les mines, un chien qui grogne, les pierres… et propose par cette démarche sensorielle de renouveler l’approche post-coloniale. RB

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Comment décririez-vous la spécificité de votre travail d’anthropologue ? D’abord par votre terrain, la Colombie ?
Oui, même si je suis toujours réticent à me définir comme spécialiste d’une zone géographique en particulier. J’ai bien conscience de la nécessité de la spécialisation, surtout dans des disciplines comme la linguistique, la géographie ou l’histoire. Mais j’ai le sentiment que là n’est pas le plus important. Le plus important, c’est l’art de raconter une histoire, que ce soit sous la forme d’un discours, d’un texte ou d’une performance. Donc, si je devais insister sur un point me concernant, je dirais que la principale caractéristique de mon travail tient à sa dimension littéraire. Je me soucie moins de ce qui est représenté, que de la représentation qui en est donnée. Voilà ce à quoi pourrait ressembler mon étendard. Une fois cette précision faite, je suis en effet allé pour la première fois en Colombie en novembre-décembre 1969 – il y a si longtemps ! – et y suis retourné chaque année depuis, avec deux longues périodes de terrain en 1975 et 1977. Mes recherches ont d’abord porté sur la commercialisation de l’agriculture, ce qu’on appellerait aujourd’hui l’agro-business, et sur les phénomènes d’expulsions des paysans de leurs terres au profit d’une monoculture extensive, principalement la canne à sucre. C’est à l’issue de ce travail, dans les années 70, que j’ai commencé à utiliser la notion de Diable (Devil), et à l’appliquer aux paysans dont on peut considérer qu’ils passaient un contrat avec le Diable pour augmenter leurs revenus (The Devil and Commodity Fetishism in South America, The University of North Carolina Press, 1980).
Cela a ouvert une nouvelle perspective quant à la nature de cet agro-business et à son imaginaire, qui s’oppose à celui des petits propriétaires. C’est un tournant crucial, et d’une certaine façon magique pour moi. On sortait tout juste de 68 et un certain nombre d’entre nous, qui avions participé par exemple aux mouvements contre la guerre du Vietnam, voulions compléter l’approche très économique du marxisme par un regard sur les idées, les humeurs, les symboles. J’ai donc écrit sur l’agro-business, puis sur les descendants d’esclaves venus d’Afrique, ce qui m’a amené au travers des montagnes andines, jusqu’aux contreforts de l’Amazone où j’ai travaillé sur le chamanisme et l’utilisation des substances hallucinogènes (Shamanism, Colonialism, and the Wild Man : A Study in Terror and Healing, Chicago University Press, 1987). De là, je me suis intéressé aux questions d’ordre et de désordre dans la vie réelle, la politique et l’écriture (The Nervous System, Psychology Press, 1992), puis à la question du mimétisme (Mimesis and Alterity : A Particular History of the Senses, 1993), de l’État (The Magic of the State, Routledge, 1997). Mon Musée de la Cocaïne (B42, 2018) qui vient d’être traduit en français, après avoir été publié en Anglais en 2004, s’intéresse à une nouvelle région de Colombie, très reculée, où l’on trouve des descendants d’esclaves déplacés là pour travailler dans les mines d’or.

Puisque vous avez commencé en insistant sur le lien entre ce qu’on dit et la façon de le dire, il faut parler tout de suite de votre concept de fictocriticism, mot valise entre fiction et critique. Qu’est-ce que cela désigne ? Une méthode de recherche, une façon d’écrire… ?
Oui c’est ça, une façon d’écrire et de s’amuser en mêlant la théorie au récit. Si on veut lui donner une définition, il faut qu’elle soit nécessairement large, et stratégiquement vague. On pourrait dire par exemple que Jacques Derrida pratiquait la « fictocritique », il s’amusait en général beaucoup, jouait en permanence avec les concepts… c’est vrai qu’il ne racontait pas beaucoup d’histoires, mais c’est tout de même un bon représentant de cette démarche.

Le New York Times parlait de cette « fictocritique », dans un portrait qu’il vous a consacré, comme d’une « gonzo-anthropologie », en référence au gonzo-journalisme d’Hunter Thompson.
Ça me va. Hunter Thompson était à la fois talentueux et scandaleux. Il faut vivre ce dont on parle.

Est-ce aussi une prise de distance avec la norme académique ?
Non, plutôt une façon d’ajouter une pierre à l’édifice. Quand on regarde l’évolution de l’anthropologie ces cinquante dernières années, qu’elle soit américaine, britannique ou française – limitons-nous à ces trois traditions académiques – on est frappé par l’importance du mouvement anticolonial. Aux États-Unis, où j’ai travaillé après la guerre du Vietnam, j’ai pu constater l’importance que cette guerre a eu dans le virage anticolonial pris par l’anthropologie. D’ailleurs, si je me suis rendu pour la première fois en Colombie après mes études à la London School of Economics, c’était parce que j’étais convaincu comme beaucoup de mes camarades par des idées qui peuvent sembler folles aujourd’hui, mais qui ne l’étaient pas en 68. Notamment par les discours de Mao sur le Tiers Monde dont on pensait alors qu’il était sur le point de faire sa révolution. La vision maoïste d’un Tiers Monde qui entourait le Premier Monde, comme la campagne entourait la ville, m’a poussé à aller voir du côté des mouvements agraires en Amérique latine. Pour comprendre ce qui se passait, j’ai lu et étudié beaucoup de travaux anthropologiques, afin de trouver ce qui pourrait créer les conditions d’émergence d’un mouvement proprement révolutionnaire dans le Tiers Monde. Donc plus qu’une prise de distance avec le travail académique, c’est une façon d’en adopter certaines conclusions, avec l’envie de les pousser un peu plus loin. L’énergie du mouvement anticolonial entre ici en jeu. Je dois bien admettre toutefois une certaine irritation vis à vis d’un académisme qui a tendance à effrayer et à limiter la créativité des étudiants comme des professeurs, même aux États-Unis où l’on est pourtant plus libres qu’en Europe. Pour répondre directement à votre question en des termes simples, il y a bien dans mon travail l’engagement profond pour développer une anthropologie qui permette de créer un monde meilleur, qui se combine avec l’envie de changer en profondeur la forme académique.

Pour illustrer ce que vous venez de dire, on peut citer votre livre Shamanism, Colonialism, and the Wild Man : A Study in Terror and Healing, qui se penche sur les pratiques chamaniques dans un contexte colonial, celui de la récolte du caoutchouc en Colombie au tournant du XIXe et du XXe siècle. Vous expliquez que vous travaillez alors sur des sources qui montrent l’extrême violence du système de plantation, et vous en venez à vous interroger sur votre propre fascination pour cette violence, qui vous pousse à aller chercher toujours plus de descriptions d’atrocités dans les archives. En quoi ce livre est-il un tournant pour vous ?
C’est une question difficile. J’aime à penser ce livre comme une tentative d’approcher la violence et les rituels chamaniques pratiqués dans le sud de la Colombie – dans la région de Putumayo où je me suis rendu régulièrement de 1972 à 1997 – avant tout par la participation à des rituels impliquant une drogue hallucinogène, le yagé qu’on appelle ayahuasca en langue quechua. Tout est regardé, perçu, à travers cette lentille, que ce soit la question de la violence ou celle de la guérison. Car, comme le montre le titre, je n’oppose pas les deux : violence et guérison se chevauchent et prennent la même forme qu’on pourrait dire dadaïste. La première partie sur la terreur plonge ainsi dans ce que j’appelle un bourbier épistémologique (epistemic murk) où l’on rencontre les figures du cannibale et de la nature sauvage. Ce sont des figures centrales pour ceux qui se sont penchés sur les écrits des moines capucins et des voyageurs qui se rendent dans le Putumayo entre 1880 et 1920, la période que j’ai étudiée. Le dernier chapitre de cette première partie consacrée à la terreur s’intitule « Le Miroir colonial de la production » (The Colonial Mirror of production) et montre comment la violence finit par répondre à sa propre logique. L’idée développée dans ce chapitre, c’est que la force extérieure incarnée par la compagnie britannique qui exploite le caoutchouc, utilise des contremaîtres noirs venus de la Barbade pour encadrer les Indiens chargés de la récolte. Mais ce système ne fonctionne pas, de l’aveu même de la compagnie, et l’on voit s’installer un cycle de violence de plus en plus brutal, jusqu’à ce qu’on ait le sentiment que ce qui est produit n’est plus le caoutchouc, mais la violence elle-même. Il y a donc un point de bascule de l’économie de la production de caoutchouc à l’économie de la violence et du sadisme. Et c’est là que Georges Bataille entre en jeu. Il a donné une définition bien plus large de l’économie que celle qui est admise d’ordinaire dans un système capitaliste, compris comme la recherche du profit comme moyen et comme fin. Bataille insiste sur la « notion de dépense », comme il le dit dans un article de 1933, entendue comme une recherche de l’excès sous toute ses formes. Dès lors, on peut lire l’action de la compagnie de caoutchouc qui est derrière ces violences inouïes comme le résultat de la jouissance de la cruauté. Cela implique de projeter sur les gens de la forêt, les Indiens, une mythologie complexe faite de violence et de cannibalisme, et de la reproduire dans ses propres actions, ce qui rend les contremaitres et la compagnie plus primitifs que, entre guillemets, « les primitifs eux-mêmes ». En ce qui concerne la guérison, mon sentiment après avoir participé à de nombreux rituels en 30 ans, c’est que cette façon de briser les formes par la prise de drogues hallucinogènes permet de dissoudre les peurs qu’on peut avoir. C’est pour ça que je refuse d’opposer la terreur et la guérison, mais que je les étudie au contraire comme un tout, au moins au niveau des formes. C’est une façon aussi de construire un contre-discours sur la violence. 

Votre dernier livre, Mon Musée de la cocaïne (B42) commence par la visite du musée de l’or de Bogota. Pourquoi ce rapprochement ? Dans quelle mesure l’or et la cocaïne présentent les deux facettes d’une même réalité ?
Il commence dans le musée de l’or, mais son origine se situe plutôt dans les forêts de Colombie, là où il pleut énormément, dans une petite bande de jungle prise entre les montagnes d’un côté et l’Océan Pacifique de l’autre, coincée entre le Panama et l’Équateur. C’est là-bas que j’ai éprouvé pour la première fois le poids de l’environnement et senti que cette réalité pesait sur moi : la pluie, la forêt, la chaleur, la pierre, les marais… Je remarquais aussi que parmi tous les matériaux et tous les métaux qui avaient été extraits et travaillés dans ces espaces colombiens, le long de la rivière Timbiqí qui dégringole des Andes pour plonger dans l’Océan, deux ressources en particulier me semblaient remarquables, l’or et la coca, d’où la cocaïne est extraite. Ces substances sont investies d’affects, elles alimentent toute une mythologie et sont chargées de toutes sortes de représentations.

Comme des fétiches ?
Oui voilà, l’or et la coca sont des sortes de fétiches. Ils combinent à la fois des attributs très positifs et très négatifs, à l’instar de ce qu’Emile Durkheim appelait le « sacré négatif ». L’or a été profondément adoré dans l’histoire occidentale, du Judaïsme au Christianisme. Mais dans le même mouvement, l’or véhicule le mal, il est l’origine de la monnaie, qui motive tous les maux et conduit les hommes et les femmes aux pires vilenies. On retrouve la même ambivalence pour ce qui touche à la coca. Il y a donc une réalité sensorielle que je cherche à saisir, la fascination pour cette ambivalence de l’or et de la cocaïne. Il y a enfin la visite du musée de l’or à Bogota, situé au deuxième étage de la banque de la République, la banque fédérale de Colombie. Ses collections sont composées d’environ 39 000 pièces et objets d’or, qui proviennent de deux ou trois ethnies indiennes autour de Bogota, de la côte Pacifique, mais aussi et surtout de la Sierra Nevada de Santa Marta, au nord de la Colombie. Or, ce qui m’a frappé lors de ma visite, c’est l’absence totale de mention des esclaves africains, ceux-là même qui pendant trois siècles ont travaillé dans les mines. J’ai eu l’occasion de déjeuner avec le directeur de la banque, il s’est montré tout à fait indifférent voire hostile à l’idée de montrer des pièces liées à l’esclavage en Colombie, me rétorquant que ce n’était pas l’objet du musée, qu’on y traitait que de la vie des Indiens.
Il y a depuis une nouvelle directrice qui fait preuve d’une plus grande ouverture d’esprit et d’un certain dynamisme. Par exemple, ayant entendu dire que les Indiens du nord de la Sierra Nevada, ne voulaient pas se rendre au musée car il le considéraient comme une zone dangereuse, elle a voulu faire purifier le musée. En effet le problème était que les morts n’avaient pas été enterrés selon le rituel approprié et, notamment, qu’ils n’avaient pas emporté leur or dans leur sépulture. L’or vient de la terre et doit retourner à la terre. Les Indiens natifs étaient donc effrayés à l’idée de se rendre au musée, la directrice ne parvenait même pas à trouver quelqu’un qui accepte de réaliser le rituel de purification. Elle a finalement rencontré un chamane de troisième ou quatrième catégorie qui a accepté d’exorciser le musée. Mais pour ça, il a réclamé le sang menstruel de toutes les femmes y travaillant, et le sperme des hommes, dont évidemment celui du directeur de la banque. Cela a mis fin aux velléités de purification.

C’est donc l’ambivalence de l’or comme substance, mais aussi l’histoire de son extraction qui est totalement occultée qui vous intéressent d’abord. Vous vous interrogez aussi sur ce que ça dit de notre incapacité à mesurer l’importance de cette histoire dans le développement économique occidental. Mais que vient faire la cocaïne là-dedans ? Votre musée de la cocaïne n’existe pas vraiment en tant que tel, en tout cas il n’a pas d’ancrage physique.
La cocaïne est à l’économie colombienne du XXIe siècle ce que l’or a pu être par le passé. La production monte en flèche, contrairement à ce que certains prétendent depuis la signature des accords de paix avec les FARC. Le livre file donc cette idée : puisqu’on ne veut pas parler de l’esclavage dans le musée de l’or tel qu’il est constitué, bâtissons notre propre musée. La ressource fondamentale n’est plus l’or mais la cocaïne, et les populations noires de la rivière Timbiqí que j’ai étudiées jouent un rôle dans la nouvelle économie qui en découle. En un sens, il y a bien une présence physique sur laquelle s’élabore ce musée, c’est la rivière elle-même, la rivière est le musée. Je n’ai pas d’appétence particulière pour les musées j’en visite peu, mais je trouve amusant d’en monter un soi-même : qu’est-ce qu’on y mettrait ? pourquoi ? comment ? J’espère que chaque lecteur aura cette même excitation à l’idée de créer un musée. Donc vous avez raison quelque part, ce musée n’existe pas à proprement parler, mais c’est déjà suffisant !

C’est aussi un musée qui expose des sensations, des perceptions. Cet accent particulier mis sur les sentiments reflète votre positionnement dans la littérature anthropologique. Notamment, il existe une controverse essentielle dans l’anthropologie occidentale sur la nature de l’œil des natifs et des autochtones, sur leur définition des sensations et des perceptions. L’anthropologue colombien Arturo Escobar, que nous avons également interviewé dans AOC et qui est l’un des théoriciens du concept de sentir-penser (sentipensar), fait valoir qu’un regard non-occidental permet de mieux dépasser cette distinction entre nature et culture. Comment vous insérez-vous dans ces débats ?
Votre question repose sur des prémisses douteuses. Elle oublie l’impact énorme du monde occidental sur l’Amérique latine, sur les intellectuels et les anthropologues, qui relèvent tous d’une tradition européenne selon moi. Cela fait bien 20 ou 30 ans qu’on débat pour savoir si la Colombie, l’Amérique latine, les pays du sud ont le monopole des sentiments et des affects. À mon sens c’est complètement fallacieux. Formuler un point de vue primitif sur le monde, insister sur la différence de ce point de vue avec l’esprit occidental, c’est gravement minorer le pouvoir et l’impact de l’Europe sur la culture sud-américaine. Voilà ce que j’en pense, et j’ai été longtemps en Amérique du sud. Cette distinction entre nature et culture, je n’y crois vraiment pas. Ce que montre ce débat, et d’une certaine façon c’est assez tragique, c’est que même la critique du colonialisme procède quelque part d’un discours colonial. Je sais que je risque d’irriter en disant cela, à commencer par mon propre département d’anthropologie à Columbia University qui s’est fondé sur un discours post-colonial.

Diriez-vous alors que votre façon d’écrire, cette confiance dans le récit, la littérature, votre insistance sur le rôle de la sensation, sont autant de moyens de vous extirper du cercle vicieux entre colonialisme et anticolonialisme ?
Pas vraiment. Le discours colonial est une vraie pieuvre qui s’insinue partout, même dans sa propre critique. Aussi, le travail est plus compliqué qu’il n’y parait. Depuis l’élection de Donald Trump, on voit réapparaître un racisme très alarmant, qui rappelle une forme ancienne que l’on pensait vraiment dépassée. Peut-être que vous le constatez en France aussi. J’ai développé le concept de « mastery of non-mastery ». Il s’inspire de ce que j’ai pu lire récemment dans le livre de Michel de Certeau, L’invention du quotidien. Il est question, dans ce livre, de la parole plutôt que de la langue, de la façon dont, par les usages, se formule quelque chose qui n’est pas tout à fait légitime, qui est une forme de ruse et de subversion des comportements et des techniques plébiscités par la raison et la maestria. Mon concept de « mastery of non-mastery » puise dans cela. Pour le comprendre on peut penser au jujitsu, cet art martial qui consiste à utiliser la force de l’adversaire pour le déséquilibre. Ce concept peut s’appliquer au lexique des émotions, des sensations, comme vous le disiez, et repose sur le discours officiel de ce qu’est la maitrise, un discours qui discipline, qui contrôle les sociétés et les mentalités. Ce sont des types de discours où s’opposent l’ordre et le désordre. Il s’agit de manipuler cette opposition de l’ordre et du désordre, de ne pas prendre parti pour l’un ou pour l’autre mais de se frayer un chemin entre ces deux voies pour les subvertir ensemble. C’est cela que j’appelle « mastery of non-mastery », qui est essentiellement la production d’un contre-discours.

Dans Mon Musée de la cocaïne, vous citez des écrivains tels que Baudelaire et Proust, ou encore un philosophe comme Wittgenstein, qui envisage le langage comme une mythologie ayant le pouvoir de faire advenir la réalité…
Le langage est à la base de tout, malgré – ou plutôt conformément à – ce que j’ai dit plus tôt à propos du discours et du contre-discours. On pourrait le formuler ainsi : il s’agit de trouver un anti-discours, à l’intérieur même du discours, ce qui change la donne. Wittgenstein, contre ce qu’affirme Frazer dans Le Rameau d’or, explique que la magie n’appartient pas au passé ou qu’elle n’est pas l’apanage des pays du Sud. Pour Wittgenstein, la magie est inhérente à notre langage, ce qui est évident et insensé à la fois. En fait, le caractère mythologique et magique du langage est quelque chose que nous, les écrivains, exploitons. Nous nous faisons mythologues et magiciens, en explorant le langage comme un positionnement, une contre-modalité de l’être-au-monde. Le dernier livre de Je an Genet, Un Captif amoureux, traite autant de l’écriture que de l’Organisation de Libération de la Palestine. Aussi, la question du langage renvoie plus spécifiquement à celle de la narration. Le Captif amoureux est volumineux et plein d’anecdotes : non pas des histoires mais des fragments d’histoires, lentement tissés, dont la fin est toujours inattendue. La question de la narration est présente dans Mon Musée de la cocaïne et encore plus dans mes travaux les plus récents. Il y a un livre qui m’a beaucoup marqué, Le Vaisseau des morts de B. Traven, un pseudonyme derrière lequel se cache un auteur probablement allemand, du début du XXe siècle, un anarchiste qui a fui la Bavière pour passer le reste de sa vie au Mexique. Ce livre fonctionne comme une analogie, une métaphore du monde de l’après-guerre : alors qu’ils sont en train de fuir l’Europe, des marins se retrouvent à entrer en communication avec leurs bateaux, les humains et les choses communiquent, donnant vie aux choses mécaniques. Cette idée que les choses sont animées est très importante dans Mon Musée de la cocaïne.

En parlant d’objets, il y en a un qui est particulièrement important dans votre livre c’est le poporo, cette sorte de gourde utilisée dans la consommation de la coca. Un objet du quotidien, qui est aussi le signe de l’appartenance au groupe, du passage des hommes à l’âge adulte, et dont vous dites qu’il est empli des sentiments de ses utilisateurs.
Oui, et c’est tout à fait surprenant car ce qui se passe autour du poporo est une métaphore du monde. Le poporo est un récipient avec une ouverture très étroite par laquelle on glisse une longue tige pour attraper du carbonate de calcium, des coquillages brulés et réduits en poudre par exemple. On plante ce bâton dans le poporo, puis on le place dans la bouche, au contact des feuilles de coca qu’on mâche. Le carbonate de calcium favorise en fait l’extraction de la cocaïne. Dans la culture Kogi, dans la Sierra Nevada et en Colombie du Nord, seuls les hommes mâchent la feuille de coca. En aucun cas les femmes ne peuvent en consommer, le poporo est d’ailleurs un objet éminemment sexualisé qui a une forme phallique. Dès qu’on retire le bâton de la bouche pour le remettre dans le poporo, le mélange de salive et de coca, une sorte de mucus vert, est étalé sur le goulot. Le geste est répété et ainsi de suite. À force, cela enfle et durcit, pour finalement former un ciment de plus en plus épais, jusqu’à plusieurs centimètres. Les fines lignes qui sont tracées par le mouvement de la baguette sur le goulot, on m’a dit – j’espère que c’est vrai – que c’était une manière d’écrire ses pensées.

Ce mucus vert dont vous parlez fait écho aux concepts de miasme et de contamination, au livre d’Anna Tsing sur le champignon matsutake et au rhizome de Deleuze. Pourquoi sont-ils si centraux dans votre travail ?
Pour répondre à cette question, il me faut tout d’abord mentionner les quatre éléments de base présents dans Mon Musée de la cocaïne : la pluie, la chaleur, la tempête et le marécage. Les marécages et la mangrove s’étalent sur des centaines de kilomètres sur la côte pacifique de la Colombie. Cela forme le plus vaste marécage au monde, dans ce qui est certainement l’une des zones les plus pluvieuses. C’est un paysage très inhospitalier. Quand la marée monte, on peut traverser le marécage en canoë. Quand elle est basse, cela devient presque impossible et il faut la contourner en passant par la côte océanique. La boue est un autre élément qui rend ces lieux hostiles : les Blancs, au XIXe siècle, craignaient la côte pacifique à cause de ce qu’ils appelaient le miasme et qu’ils associaient à des maladies mortelles comme la malaria. Dans ce climat, les esclaves étaient très importants – soit qu’ils étaient plus résistants, soit que leurs vies avaient moins de valeur. Pour en revenir au rhizome, la pluie, la chaleur, la tempête, le marécage, etc. ont des qualités ineffables, indescriptibles. La chaleur est un autre élément central ; mais où commence-t-elle ? Et où finit-elle ? Elle est fondamentalement rhizomatique, miasmatique. Il est surprenant que l’anthropologie classique en parle si peu car c’est un élément central dans cette zone tropicale. Pourquoi donc, à une ou deux exceptions près, cet élément fondamental, cette force atmosphérique, n’a-t-elle jamais été jugée digne d’intérêt ? Peut-être parce que, bien que puissante, la chaleur est invisible. Et compte tenu du réchauffement climatique, de sa dimension apocalyptique, il est plus que jamais nécessaire de parler de la chaleur – mais comme d’une métaphore, une forme d’écriture. Dans Mon Musée de la cocaïne, j’opère également une transition de la chaleur à la couleur. C’était déjà présent don mon livre What is the color of the sacred ? (University of Chicago Press, 2009), dont le titre est inspiré du livre de Michel Leiris Sacré dans la vie quotidienne. Il existe en fait une forte continuité entre chaleur et couleur mais les tentatives pour traiter la seconde, comme le Traité des couleurs de Goethe, ont toujours été décevantes.

En quoi cet ouvrage est-il décevant ?
Parce que j’envisage la couleur comme une force, comme une présence heideggérienne. Or, on pense toujours la couleur sous l’angle sémiotique, on pose la question des classifications, en réaction au structuralisme de Lévi Strauss notamment, dans un mouvement post-soixante-huitard. Tout cela est sans doute très français. Un ouvrage comme celui de Mauss et Durkheim sur les Classifications primitives est très intéressant, mais j’adopte un autre point de vue : au-delà de sa dimension sémiotique, la couleur est une force, une présence atmosphérique et rhizomatique. Cela dépasse même le rhizome : la couleur, c’est le rhizome du rhizome, ce que j’appelle aujourd’hui « the mastery of non-mastery ». Il existe comme une chaîne d’idées, allant de la couleur à la pluie, en passant par la chaleur et ainsi de suite. Et c’est là que se situe l’inconscient corporel, notamment dans sa relation avec le réchauffement climatique. Un inconscient non pas freudien, mais plutôt nietzschéen.


Raphaël Bourgois

Journaliste