Éducation

Philippe Watrelot : « L’expression “stylos rouges” est malheureuse mais la mobilisation utile »

Journaliste

Mobilisations lycéennes, Stylos Rouges, #pasdevague… Jean-Michel Blanquer a dû faire face récemment à des contestations de nature diverses, et contre-attaque cette semaine dans les médias. Réforme du bac, situation des enseignants, violences scolaires, quel que soit le sujet le ministre de l’Éducation nationale affirme partager les préoccupations, et que son action est mal comprise. Il faudrait donc faire plus de « pédagogie ». Mais quelle place est laissée aux pédagogues ? AOC donne la parole l’un d’entre eux, fin observateur et de longue date des questions scolaires : Philippe Watrelot.

Professeur de sciences économiques et sociales dans un lycée de la région parisienne et à l’ESPÉ (Écoles Supérieures du Professorat et de l’Éducation) de Paris, Philippe Watrelot fut longtemps président du CRAP-Cahiers Pédagogiques. Sa pratique et son expérience en font l’un des observateurs les plus attentifs des politiques éducatives en France. Alors que le mouvement des « Stylos Rouges », né mi-décembre, prépare ses premières actions mais aussi que le ministre de l’Éducation nationale se déclare prêt à envisager la suppression des allocations familiales pour les parents d’enfants violents, que les professeurs de CP demandent la suspension des évaluations auxquelles leurs élèves doivent se soumettre la semaine prochaine, et que les lycéens continuent de manifester contre la réforme du Bac, il nous a paru intéressant de faire avec lui un long tour d’horizon de ces différents sujets éducation qui s’invitent dans l’actualité. RB

La revendication principale du mouvement des « Stylos Rouge », qui s’est construit sur le modèle des Gilets Jaunes, porte sur les conditions de vie des enseignants, notamment sur l’épineuse question du gel du point d’indice, servant au calcul de la rémunération des fonctionnaires. Fort de votre longue expérience syndicale et associative, quel regard portez-vous sur ce type de mouvement ?
De sympathie et, je dois dire, un peu d’agacement. L’expression « stylos rouge » est malheureuse mais la mobilisation utile car elle remet la question salariale au premier plan. J’ai commencé à enseigner en 1981, et je suis syndiqué depuis cette époque. J’ai aussi été président d’un mouvement associatif, le CRAP-Cahiers pédagogiques, et c’est de là certainement que peut provenir un certain agacement de voir ces gens agir en dehors des corps intermédiaires, et donc participer à leur déconsidération. En même temps, parce que je suis militant et enseignant, je suis fondamentalement optimiste et je me dis que c’est positif de voir des gens découvrir la force du collectif. Je trouve aussi des raisons de me réjouir, de façon en peu narcissique, parce que ça confirme ce que j’avais prévu. J’avais écrit l’année dernière un article pour AOC qui faisait le bilan d’un an de ministère de Jean-Michel Blanquer, dans lequel je prédisais une crispation non pas sur les réformes du ministre de l’Éducation nationale, mais plutôt sur la situation générale des professeurs : gel du point d’indice, perte de pouvoir d’achat, sentiment d’être méprisés, victimes de préjugés, de déclassement, d’une perte de prestige. Il y a, par exemple, un point important, c’est le rattrapage par l’ensemble de la population du niveau de diplôme qui caractérisait, et donc distinguait jusque-là, les enseignants du reste de la population. Ce n’est pas par hasard si le mouvement des « Stylos Rouges » se déclenche sur cette notion de déclassement : la question de l’augmentation de salaire marque autant une nécessité matérielle car notre pouvoir d’achat a considérablement diminué ces dernières années, qu’un besoin de reconnaissance du métier. Une revalorisation à tous les sens du terme est nécessaire.

Vous avez récemment demandé à ceux qui vous suivent sur les réseaux sociaux, et qui sont essentiellement des professeurs, de vous transmettre les trois mots qui, selon eux, caractérisent le mieux l’année éducative qui vient de s’écouler. Dans le « nuage » de mots formé par l’ensemble des réponses, on distingue nettement autoritarisme, défiance, mépris et réforme… Avez-vous été surpris ?
Non parce que je les repérais déjà. Je l’avais d’ailleurs écrit dans « Un an après, qui êtes-vous Monsieur Blanquer », l’article pour AOC que je viens d’évoquer. J’avançais l’idée que le ministre de l’Éducation nationale, présenté comme issu de la société civile, était en fait un pur produit de la technostructure. À ce titre, il est le plus macronien des macroniens, et cela s’incarne dans la verticalité, dans l’idée qu’il y a des « technos » qui savent mieux que les autres. Évidemment, c’est cette forme de gouvernance qu’on lui reproche. Je ne pense pas que ce soient les réformes éducatives en elles-mêmes qui sont critiquées, je suis même persuadé qu’on trouverait beaucoup d’enseignants pour être d’accord. En revanche, cette verticalité, ce « top down » est de moins en moins accepté. Quand le ministre déclare sur France Inter qu’il « n’a aucun problème avec le diagnostic des Stylos Rouges, puisque c’est celui qu’il a fait depuis son arrivée », il dit en substance « j’ai raison et de toute façon j’ai toujours raison ». Je fais un peu de provocation en disant cela, mais c’est quand même une de ses caractéristiques, il est connu pour ça, pour avoir du mal à admettre la contradiction. Et puis il faut bien dire qu’on est là dans la langue de bois la plus totale car il ne faut pas tourner autour du pot : il n’a pas les moyens financiers de répondre à ces demandes de revalorisation, ni l’autorité pour le faire. Le point d’indice concerne toute la fonction publique et, à ce titre, il ne peut décider seul de le débloquer ou non.

Il annonce tout de même 1000 euros en plus par an pour les enseignants en début de carrière…
Oui mais c’est de l’enfumage, et ça ne trompe personne. Son principal argument, c’est de donner à chacun la possibilité d’augmenter son pouvoir d’achat en faisant des heures supplémentaires défiscalisées. C’est une mesure qui se veut dans la droite ligne de ce qu’avait proposé en son temps Nicolas Sarkozy – comme la suppression des allocations pour les parents dits « démissionnaires », il faudra en reparler – mais en réalité, on est loin du « travailler plus pour gagner plus », il s’agit ici de travailler plus pour rattraper un retard accumulé, et donc gagner autant. C’est pour ça que je parle d’enfumage. Je l’ai dit, le pouvoir d’achat des enseignants s’est vraiment dégradé. La comparaison avec les autres pays européens est cruelle : par rapport à l’Allemagne ou la Finlande, deux pays souvent pris comme référence, on est dans un différentiel de l’ordre de 25%. Il faut ajouter à cela une comparaison interne à la France : un(e) professeur(e) des écoles gagne 72 % de ce qu’il/elle pourrait escompter avec son niveau de diplôme s’il travaillait ailleurs que dans l’éducation nationale. Au collège, un professeur français gagne 86% du salaire de ses camarades d’université. Et au lycée, 95%. C’est donc une double dévalorisation qui a des effets très délétères.

Que dire du choix d’incarner le mouvement dans cette métonymie du « stylo rouge » qui renvoie les profs à leur fonction de correcteurs ? Est-ce symptomatique de la conception qu’ils se font de leur métier ?
À mon avis il ne faut pas non plus surinterpréter ce choix, qui relève de la même logique « un objet, une couleur » que les gilets jaunes ou les bonnets rouges. Il y a quelques années, les oiseaux avaient plutôt la préférence, avec le mouvement des pigeons, des dindons… Cela dit, le symbole n’est pas neutre. Pour de nombreux enseignants qui considèrent que leur métier, c’est de faire réussir les élèves, la note chiffrée écrite en rouge est devenue un repoussoir.

Certains ont pu voir derrière ce hashtag la main de la frange la plus réactionnaire de la profession…
C’est une crainte. Cela dit, la dernière enquête réalisée sur le temps de travail des enseignants montrait qu’après les cours eux-mêmes, et leur préparation, c’est la correction qui occupait le plus les enseignants, entre 25 et 30% de leur temps quand même. Ce symbole n’est donc pas faux sur la nature du métier enseignant. Ce qui m’amène à poser une vraie question pédagogique : tant de temps passé à évaluer, mais pour quelle efficacité ? Est-ce qu’on a de quoi être satisfaits de cette façon d’évaluer ? Je n’en suis pas du tout persuadé, et ce n’est pas juste mon opinion car le sujet est assez bien documenté, par exemple par les travaux du sociologue Pierre Merle. J’aimerais insister sur un point qui est peu mis en avant : cette focalisation des « Stylos Rouges » sur les pratiques d’évaluation en dit beaucoup aussi sur la façon dont les enseignants envisagent leur métier comme une pratique essentiellement solitaire. Si je devais faire du Lacan à la petite semaine, je dirais que c’est un métier où on se met en « je ». L’évaluation est un acte qui reste très solitaire, qui repose sur un jugement personnel… ce qui est dommage.
Cette pratique est aussi révélatrice d’une culture qui est celle de l’élitisme républicain, de la méritocratie, fondée sur la sélection. Il y a une anecdote historique que j’aime bien rappeler : le baccalauréat a été créé en 1808, mais la note chiffrée n’apparait qu’en 1890. On a donc donné le bac tout au long du XIXe siècle sans avoir recours aux notes : c’était un jury de 5 personnes – ce qui est amusant car cela ressemble au grand oral qu’on veut instituer maintenant – et ils mettaient dans un petit panier des boules blanches et des boules noires. Si le candidat avait une majorité de boules blanches il avait le bac, sinon il était « blackboulé », c’est de là que vient l’expression. Pourquoi a-t-on institué la note chiffrée ? Pierre Merle l’a très bien montré dans un article publié dans la Revue Française de Pédagogie, c’est parce que c’était une demande des directeurs de grandes écoles et des responsables de concours administratifs qui réclamaient qu’on habitue les élèves à la note qui permet de trier, de sélectionner. Ce que montre cette invention de la note, c’est que notre système est drogué à l’élitisme républicain et à la sélection. Comment en faire une pratique au service des apprentissages ?

Ce qui est paradoxal, c’est qu’on a appris le 14 novembre dernier que Jean-Michel Blanquer s’opposait au renouvellement du budget du CNESCO (Conseil National d’Évaluation du Système Scolaire), l’institution indépendante en charge de l’évaluation de l’école. On a donc un ministre qui attache une grande importance à l’évaluation des élèves mais qui se prive de cet outil.
Le CNESCO c’est, avec le Conseil supérieur des programmes (CSP), l’une des deux instances créées par la loi Peillon de « Refondation de l’école » en 2013. Le ministre a donc décidé de ne pas reconduire son budget – parce qu’il ne peut pas le supprimer directement sans passer par une loi – au profit d’une autre instance qui soit plus à sa main puisqu’il en nommera la grande majorité des membres. On ne sera donc plus du tout dans une instance indépendante. J’ai pu lire aussi qu’il souhaitait faire évaluer les établissements et les enseignements par les usagers. Tout ça relève d’une notion qui est au cœur du « New Public Management » : l’accountability. Le CNESCO avait pour particularité d’être composé d’universitaires qui gardaient leur indépendance et d’étrangers qui apportaient un regard très intéressant. Il pratiquait des conférences de consensus, ce qui était aussi une innovation importante qui permettait d’avoir un regard global sur l’ensemble du système. Ce vers quoi on s’oriente, ce n’est plus du tout la même chose, cela relève d’une évaluation destinée à mesurer l’efficacité, la « productivité » des écoles, des structures…

S’agissant d’évaluation, des élèves cette fois, les syndicats d’enseignants ont signé mardi une lettre demandant « l’abandon » des évaluations en CP, ce que le ministre de l’Éducation a refusé. Comment expliquer ce rejet par les professeurs ?
Les syndicats d’enseignants parlent d’un « caprice ministériel » et relèvent que ces évaluations sont inadaptées, hors du vécu de la classe et anxiogènes pour les élèves. J’avais montré dans un billet de blog que cela servait surtout la communication du ministre pour justifier sa politique. Enfin, à travers ces tests permanents et les solutions proposées par le ministre et ceux qui l’entourent, c’est toute une conception de l’apprentissage qui apparaît. Fini l’élève qui tâtonne, qui expérimente et qui se confronte à ses camarades, place à l’élève isolé face à un écran ou une feuille qui répond de manière automatisée et minutée. Adieu l’élève acteur, bonjour l’élève exécutant…

Dans cette entreprise de retour sur la loi de Refondation de l’école, il y a aussi eu la création du Conseil scientifique qui vient concurrencer le CSP. Un conseil scientifique dirigé par le neuroscientifique Stanislas Dehaene, quand le CSP ancienne version était dirigé par le géographe Michel Lussault, avec le sentiment de voir les sciences cognitives prendre le pas sur les sciences sociales.
Là encore on peut avoir deux lectures de ce phénomène. En tant que militant pédagogique de « l’éducation nouvelle » – qui, au passage, est nouvelle depuis 150 ans – je ne peux que me souvenir que Montessori, Freinet, Ferrière, tous les grands pédagogues du XXe siècle, s’appuyaient sur une démarche scientifique. Il n’y a donc pas de crainte à avoir vis de la science a priori. Au contraire, elle est là pour nourrir le pédagogue qui est quelqu’un qui se pose des questions sur la façon dont les élèves apprennent, qui se demande comment améliorer les apprentissages et qui a besoin de la science pour y répondre. J’ai d’ailleurs la conviction que les recherches actuelles confirment un bon nombre d’intuitions des pédagogues. L’action du Conseil scientifique repose sur ce qu’on appelle en anglais « l’evidence based practice », la pratique fondée sur la preuve, autrement dit l’idée que la science va nous dire ce qui marche ou pas, et là-dessus encore une fois ça n’est pas ça qui me pose problème.
Ce qui peut en revanche me poser problème, c’est la nature de la gouvernance qui découle de cette démarche. En tant que professeur de Sciences Économiques et Sociales (SES), j’ai eu à enseigner le taylorisme et le fordisme, qui ne sont plus maintenant au programme. Or, dans l’approche de Frederick Winslow Taylor, qui pense une organisation scientifique du travail, il s’appuie sur un bureau des méthodes composé d’ingénieurs qui disaient aux ouvriers comment ils devaient faire. Ce que je crains, c’est qu’on aboutisse donc à un « taylorisme pédagogique », c’est-à-dire une situation où des « ingénieurs des méthodes », des scientifiques, prétendent savoir mieux que les autres et imposer ces savoirs aux enseignants en niant leur expertise. Voilà ce que je crains. On a besoin des sciences non pour dicter notre pratique, mais pour l’éclairer un peu plus.

Un bon exemple pour illustrer ce que vous dites, c’est celui de la réforme de l’enseignement des Sciences Économiques et Sociales, discipline présente au lycée dès la seconde, et qui fera l’objet d’un enseignement de spécialité dans le nouveau lycée modulaire. Il y a une volonté de séparation disciplinaire nette entre l’économie et les autres sciences sociales, sous prétexte que l’économie serait plus « scientifique » que la sociologie, l’anthropologie ou la science politique.
J’ai fait partie d’une commission crée à l’instigation du CSP ancienne formule, une commission mixte entre le Conseil Supérieur des Programmes et le Conseil National à l’Éducation Économique. On avait été chargés par Najat Vallaud Belkacem alors ministre de l’éducation nationale de faire un bilan des programmes de SES. Pour le dire de la façon la plus directe, parce que cet épisode me reste en travers de la gorge,  Souâd Ayada qui a remplacé Michel Lussault à la tête du CSP a refusé en bloc de tenir compte de nos préconisations et d’intégrer des membres de notre commission. Mais à titre personnel, j’ai pu en tirer quelque chose. Et ce qui m’a frappé au cours de cette quarantaine d’heure d’auditions avec des gens sérieux comme Jean Peyrelevade ou Agnès Bénassy-Quéré, c’est que j’étais le seul professeur de SES. Au début, j’avais un sentiment d’imposture, jusqu’à ce que je me rende compte que moi aussi j’étais un expert, expert d’une chose qui échappait aux autres : qu’est-ce que c’est qu’un élève de 16 ans ? Qu’est-ce qu’il est capable d’apprendre ? On croyait parler d’économie dans cette commission, mais en fait on parlait pédagogie, ce qui était sous-jacent à ces discussions c’étaient les conceptions de l’apprentissage sur lesquelles s’exprimaient ces universitaires sans en avoir de connaissance.
Les programmes actuels développent une conception qui nie la manière même dont se déclenche l’apprentissage. Ils reposent sur une approche linéaire, qui consiste d’abord à poser les bases, les fameux « fondamentaux », et après à complexifier dans un second temps. Sauf que la réalité de la motivation à apprendre ce n’est pas ça, il faut partir d’un problème qui fait sens et donc nécessairement complexe et à partir duquel on déroule tout. Un exemple : on va bientôt aborder en cours le sujet du marché du travail, je vais donc partir d’une situation qui parle à mes élèves, celle des chauffeurs Uber ou des livreurs Deliveroo, et à partir de là je reviendrai au concept. Mais ce n’est possible que si je les ai intéressés et qu’ils se sont posés eux même les questions de ce que cette situation complexe dit du contrat de travail, du lien de subordination, de la flexibilité etc. Au lieu d’une approche linéaire, on a une approche en spirale. Même si on a formulé d’autres critiques des enseignements de SES, et notamment son caractère univoque, pour ma part j’ai surtout envie d’insister sur la question pédagogique. Pour résumer par une image, c’est un peu comme si pour apprendre à jouer du piano, on imposait de faire trois ans de solfège avant de toucher un instrument. Cette conception de l’apprentissage c’est celle qui nous est imposée par des universitaires qui ne savent pas ce que c’est qu’un élève de 16 ans.

Et sur le programme en tant que tel ?
C’est moins pire que ce qu’on pensait, mais effectivement le mot « marché » revient huit fois dans le programme de Première (au cas où on n’aurait pas très bien compris que c’était ce qu’il y avait de plus important !), alors que la notion d’État n’apparait pas. On n’a pas le programme de Terminale, donc on ne sait pas ce qu’il en sera demain. Mais il faut de toute façon resituer tout cela dans le cadre plus vaste de la réforme du Lycée. En Seconde cet enseignement est devenu obligatoire, jusque-là les SES étaient un enseignement « optionnel obligatoire » – ce qui au passage est formidable, il n’y a que l’éducation nationale pour inventer de tels oxymores. Pour la Première et la Terminale, cela devient en revanche des options qu’on peut choisir. Ce qui veut dire qu’on remet chaque année notre titre en jeu, et avec des programmes aussi peu motivants, on va avoir du mal à intéresser les élèves et à les faire poursuivre d’une année sur l’autre. On y arrivera avec de l’astuce pédagogique, mais il y a quand même cette impression d’une volonté de marginaliser les SES. Une marginalisation qui passe donc par ces programmes peu attirants mais aussi par la mise en concurrence avec d’autres options comme « Histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques » (où ces dernières sont peu présentes) qui est faite pour attirer les élèves désireux d’aller vers les IEP.

La réforme du Bac doit supprimer les filières L, S et ES. Il y a depuis plusieurs mois un mouvement lycéen qui s’oppose à cette réforme perçue comme source d’inégalité entre les établissements qui pourront assurer un maximum d’options et ceux qui ne pourront pas. Mais ne pourrait-on pas argumenter qu’aujourd’hui la situation est déjà inégalitaire ?
Bien sûr, je suis toujours un peu surpris quand je lis des tribunes qui dénoncent l’instauration d’un système inégalitaire, comme si celui qu’on a aujourd’hui ne l’était pas ! Il ne faudrait pas idéaliser un système qui est déjà profondément hiérarchisé. J’ai milité lors de la précédente réforme pour une transformation du lycée qui soit vraiment ambitieuse, et qui aurait mis fin à la hiérarchie des séries. Donc sur l’idée d’élargir le champ, pourquoi pas ? Mais la faute originelle de la réforme du lycée c’est qu’en réalité elle répond avant tout à une logique d’économies. J’ouvre ici une parenthèse pour dire que la France est l’un des pays où la part du budget consacré au primaire est la plus faible. Donc qu’il y ait un rééquilibrage n’a rien de choquant. Parenthèse refermée. Mais la crainte, légitime là aussi, c’est qu’à l’occasion de cette réforme on ne pense qu’à faire des économies. Supprimer des filières, ça permet de ne pas se retrouver dans le même établissement avec des classes de L à 15 élèves et des S à 35… on peut offrir le même cours à tout le monde, faire des « barrettes » comme on dit dans le jargon, c’est-à-dire mettre tous les cours en même temps.
Mais il faut avoir conscience d’une chose, c’est que tous les établissements ne pourront pas en profiter de la même façon. Par exemple, le lycée dans lequel je travaille en région parisienne, compte 16 classes par niveau de la Seconde à la Terminale. C’est énorme, on peut donc bénéficier d’une économie d’échelle. Notre dotation va nous permettre d’assurer les enseignements obligatoires, et de choisir les options qu’on veut assurer. Car tout est à l’appréciation des établissements, on est là en plein dans la logique du ministre. Donc nous sommes capables d’offrir de nombreuses options, y compris celles qui sont très gourmandes en moyens comme les options artistiques, car sur nos 2600 élèves nous serons en mesure de trouver de quoi remplir les classes, pour l’instant. De plus, si des options n’y sont pas proposées, on les trouvera dans un périmètre géographique assez réduit. Mais ce ne sera évidemment pas le cas partout. Vous l’avez peut-être remarqué, mais contrairement à d’autres mobilisations lycéennes, ce ne sont pas les centres-villes qui sont d’abord montés au créneau. Ce qui s’est passé cette année, c’est qu’on a vu la mobilisation de petits lycées de province où les élèves craignent de ne pas se voir proposer toutes les options et de devoir faire de nombreux kilomètres pour trouver les autres options.
Enfin, alors que le ministre annonce qu’il va poursuivre les réductions de poste dans le secondaire, on peut craindre que ces fameuses « marges » se réduisent et aboutissent à des choix de plus en plus contraints dans les établissements

Avec en plus les craintes qui touchent à l’orientation, toujours sensible en France, puisque la réforme du lycée se fait dans la perspective de Parcoursup, et de la nécessité de satisfaire un certain nombre de prérequis pour pouvoir intégrer la filière de son choix pour ses études supérieures.
C’est certain, mais une fois encore il faut rester dans la nuance car l’orientation a toujours été un sujet anxiogène, parce qu’il détermine très tôt les parcours. Certains pays ont fait des choix inverses. J’ai enseigné aux États-Unis, les deux premières années de Fac permettent de faire n’importe quoi, de retarder au maximum le moment du choix. En France, il intervient très tôt, il faut raisonner en fonction d’attendus des universités dont on ne connait pas encore précisément les détails. Les filières L, S et ES, c’étaient des tuyaux dont il était très difficile de sortir. Donc si, et seulement si, la réforme actuelle se traduit par un droit à l’erreur, la possibilité de modifier ses choix, on aura réussi quelque chose. Si ça reconstitue des filières, des tuyaux, on aura tout raté et inscrit encore plus tôt les élèves dans des voies toutes tracées.

On a dressé depuis le début de cet entretien un panorama des réformes et des questions qui se posent aujourd’hui à l’Education nationale. Il nous faut parler aussi des conditions dans lesquelles se déroule la mise en œuvre de ces programmes, cette pédagogie qui vous est chère, et nécessairement aborder le sujet de la violence. Il y a d’ailleurs une double actualité : l’annonce par Jean-Michel Blanquer qu’il ne s’interdisait pas de mettre en place une mesure de suppression des allocations pour les parents d’enfants violents ; et évidemment l’épisode de cette enseignante de Créteil braquée par un élève et qui avait donné lieu au #pasdevague.
Loin de moi l’idée d’être dans le déni, mais là encore un peu de nuance. La violence proprement dite est relativement limitée à certains établissements, à certaines classes. Il y a des épisodes, mais on n’a pas démontré qu’il y avait une recrudescence de la violence, en tout cas cela reste à mesurer. Là-dessus, il existe de très bons spécialistes comme Eric Debarbieux (ancien président de l’Observatoire européen des violences à l’école) ou Benjamin Moignard (sociologue de l’éducation à l’Université Paris Est-Créteil) qui montrent d’abord qu’on peut remettre en cause l’idée d’augmentation de la violence, et surtout que l’école est tout sauf laxiste face au phénomène. Benjamin Moignard par exemple a montré que chaque jour le nombre d’élèves exclus de leur établissement en France équivaut à un collège. C’est énorme. A titre personnel, la classe la plus difficile que j’ai jamais eu c’était il y a 30 ans. Maintenant, la question c’est celle des mesures qui doivent être prises. Et sur ce point, je préfèrerais entendre le Blanquer recteur de Créteil, celui qui avait inventé la mallette des parents, plutôt que celui qui reprend les vieilles recettes de l’ère Sarkozy comme la suppression des allocations familiales. Quand il était recteur de Créteil, Blanquer avait mené tout un travail, d’ailleurs salué par l’École d’économie de Paris, sur la manière d’accompagner le mieux possible les parents les plus éloignés de l’école. Il serait bon qu’il s’en rappelle, plutôt que de faire cette proposition qui relève de ce que le sociologue Xavier Pons appelle le « populisme éducatif ». C’est-à-dire des mesures qui flattent l’opinion sans tenir compte des connaissances disponibles. Tout le monde a un avis sur l’école – je l’ai expliqué dans un texte intitulé « 67 millions de spécialistes de l’école »–, le problème c’est que l’école relève du domaine de la complexité et du temps long. L’important, c’est avant tout de retisser du lien, pas de blâmer des personnes qui sont souvent plus dépassées que « démissionnaires ».

En février 2019 doit être présentée la loi dite « Pour l’école de la confiance », sans disposer de tous les éléments on en connait déjà certains éléments et surtout l’esprit.
Plutôt que d’entrer dans le détail de cette réforme, qui mériterait un long développement, notamment dans sa partie sur la formation, j’aimerais pour conclure m’arrêter un instant sur l’idée même de réforme. Il y a une phrase du pédagogue Philippe Meirieu que j’aime beaucoup : « la médecine fait des progrès, l’école fait des réformes ». Cela souligne bien qu’on n’est pas dans la même démarche. Ce qu’on dit aux gens à travers le mot « réforme », c’est que tout ce qu’ils ont pu faire jusque-là ne vaut plus rien. Or, je disais tout à l’heure que l’enseignement est un métier où on se met en « je », ce qui fait qu’on a tendance à prendre pour soi la critique du système éducatif. C’est un problème, il faut réussir à s’en détacher car cela rend rétif au changement. Pour reprendre l’expression du chercheur belge Vincent Dupriez il faut « déprivatiser les pratiques enseignantes », car la pédagogie relève pour beaucoup de l’intime, ce qui explique la vigueur des débats entre « pédagogistes » et « républicains ». Tant qu’on est dans cette situation la réforme est difficile à mener, et à cela s’ajoute le sentiment de déclassement déjà évoqué. Pourquoi se donner du mal pour changer quand on estime être mal payé et mal considéré  ? Malgré le fort sentiment de service public des enseignants et leur conscience professionnelle, cela demeure présent. Et il faut bien reconnaitre aussi qu’il est difficile de s’investir dans une réforme quand on sait qu’elle sera détricotée par le prochain ministre. C’est l’une des explications de la formidable force d’inertie au sein de l’éducation nationale. La question de la continuité de l’action publique est fondamentale. Le temps de l’éducation n’est pas celui du politique. Il faut bien comprendre que les enseignants ne sont pas rétifs au changement a priori. Il faut leur faire confiance, pratiquer l’empowerment, leur donner du pouvoir d’agir. Inverser l’adage traditionnel : dans l’éducation nationale « quand on peut, on veut ». C’est en créant les conditions pour faire des enseignants de véritables experts, auxquels on donne les moyens du collectif, de la considération, qu’on parviendra à transformer le système se transforme, à bas bruit, sans injonctions technocratiques.


Raphaël Bourgois

Journaliste

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