Théâtre

Milo Rau : « La vie est moins puissante que l’art »

Critique

Depuis quelques années, l’artiste suisse Milo Rau contribue à renouveler en profondeur l’esthétique du théâtre. À l’occasion d’un bref passage aux Amandiers de Nanterre pour son Oreste à Mossoul, il nous a accordé un long entretien, avant regagner l’Italie où il tourne actuellement Le Nouvel Évangile, une production interdisciplinaire sur la vie de Jésus qui joue sur l’ambiguïté entre fiction et réalité. Le prophète est joué par un migrant noir, façon de mettre en scène les parias et les expulsés du monde contemporain pour mener « une révolte de la dignité ».

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Avec plus d’une cinquantaine de pièces – actions, pièces de théâtre, films – Milo Rau est l’un des artistes aux propositions les plus puissantes des dernières années, qui a contribué à renouveler l’esthétique du théâtre. Il présentait cette semaine Oreste à Mossoul au Théâtre des Amandiers à Nanterre, où il rapproche une tragédie classique et une situation politique catastrophique pour mettre au jour les tensions du monde contemporain (Mariane de Douhet avait consacré une critique à ce spectacle dans nos colonnes au moment de sa création). Directeur artistique du théâtre de Gand, Milo Rau est aussi sociologue, essayiste, activiste, et entend faire de l’art un sport de combat. Obsédé par les possibilités de représentations de l’émotion et de la violence, il a entrepris depuis vingt ans une psychanalyse de l’histoire européenne. Il entend ainsi représenter l’obscurité spécifique de notre époque, tout en étant « un chroniqueur et un porteur d’utopie ». De passage à Paris, alors qu’il revient du sud de l’Italie où il organise une « révolte de la dignité » dans les camps des migrants et qu’il tourne une vie de Jésus moderne intitulé Le Nouvel Évangile pour le XXIe siècle, et avant qu’il ne retourne à Matera se cogner au réel, rencontre avec un artiste acharné et une personnalité aussi passionnante qu’ambiguë. YS.

Votre spectacle Oreste à Mossoul, en ce moment en tournée, était présenté ces derniers jours à Paris. Pourriez-vous revenir sur la genèse de ce projet et, à partir de lui, sur les rapports entre les mythes et le réel que votre théâtre met en œuvre ?
Il y a différents débuts. Au départ, disons que j’ai eu une proximité avec les tragédies antiques, car j’ai étudié le grec ancien et le latin à l’école. Ce que j’aime chez Eschyle, c’est la beauté de son archaïsme, et L’Orestie, la plus vieille tragédie grecque, m’a toujours accompagnée. En 2016, j’ai mis en scène Empire, une pièce pour laquelle avec l’un des acteurs nous avons fait la route des réfugiés à l’envers, ce qui nous a mené au Nord-Ouest de l’Irak. À ce moment-là, Mossoul n’était pas encore libérée, et moi j’étais en train de lire Eschyle tout en traversant ces villes dévastées. Nous sommes restés un moment à Sinjar, la ville où l’État islamique a tué toute la population, et dont on a aussi entendu parler pour des sombres histoires d’esclaves sexuels… Nous sommes allés là-bas parce qu’elle se situe à quelques kilomètres de la frontière syrienne, et de là on pouvait passer illégalement en Syrie, dans la région du Qamichli. J’avais décidé de faire au départ un Oreste à Sinjar, car j’étais frappé par la temporalité absurde à laquelle ces lieux me confrontaient : tu es là, dans une région que tu connais à travers la télévision et YouTube, qui fait la Une de notre époque, et en même temps c’est aussi l’endroit que les plus grands mythes des Grecs évoquent. Juste pour remettre en perspective : comme on le dit au début de notre Oreste, si Ninive ou Mossoul étaient créées aujourd’hui, Eschyle ne naîtrait que des milliers d’années plus tard. On se trouve vraiment dans une autre temporalité : si la tragédie grecque est ancienne, elle paraît en fait très récente en regard de cela.
Ensuite, je dirais que j’entends apporter et déplacer les mythes, les grands textes, à un endroit qui symboliquement, iconographiquement mais aussi politiquement, fait vivre une question et ouvre une brèche. Dans le cas d’Oreste à Mossoul, on traite ainsi de la possibilité de la justice et du pardon, qui compose la troisième partie de la tragédie d’Eschyle. Quand je suis allé à Mossoul, une fois la ville libérée en 2017, alors qu’elle n’était plus que décombres, je trouvais que ce texte offrait une façon féconde d’aborder la situation. Comment juger les djihadistes, alors qu’il n’y a plus de justice officielle, que l’on doit cohabiter ? Que faire ? Et puis mon processus habituel d’enquête et de création s’est mis en place : on a commencé à faire des contacts, et notamment découvert cette école de théâtre avec laquelle nous avons travaillé.

Votre travail met en œuvre différents rapports à la justice. Certaines de vos pièces empruntent les formes institutionnelles du droit, comme dans Le Procès de Moscou (2013), où se joue la renégociation de celui des Pussy Riots, ou bien la performance et le film « Le Tribunal du Congo », qui mettait en place un procès fictif, mais avec des protagonistes réels de la guerre civile qui a ravagé la RDC. Dans d’autres, cela passe par des voies plus symboliques. Plus généralement, comment l’art peut-il rendre justice ?
Dans les pièces que vous citez, où l’on trouve de véritables juges, on tire une forme de légitimité, presque bureaucratique, à « rendre justice ». Ensuite, en effet, la question de la justice peut passer par des canaux beaucoup plus symboliques. On interprète classiquement la pièce d’Eschyle en disant qu’elle met en scène le passage d’une société archaïque à la démocratie, avec l’institution d’une justice humaine. Or selon moi ce n’est qu’un leurre. La troisième partie se finit en réalité sur une sorte de deus ex machina : Athéna arrive, et en effet elle demande aux hommes de juger, mais ils sont réduits à une sorte de pseudo-majorité, c’est elle qui décide de sauver Oreste. Dans notre pièce, on complique les choses : Athéna est une femme qui a d’abord collaboré avec l’EI, et elle a tenté d’aliéner les jeunes artistes irakiens qui ont travaillé avec nous. En effet, sur scène et lorsqu’on a joué en Irak, les deux hommes qui jouent Oreste et Pylade s’embrassent. Elle affirmait au groupe que s’ils laissaient faire ça, ils allaient devenir homosexuels eux-mêmes… À Mossoul, il n’y a pas de justice indépendante. À la question que l’on pose aux habitants de Mossoul, « faut-il pardonner ou tuer les djihadistes ? », notre spectacle montre seulement que la réponse est indécidable. Le cycle de la violence ne s’arrête pas, mais comme finalement aussi chez Eschyle.
Ensuite, je pense que, au niveau symbolique toujours, la justice en art consiste à donner la parole à ceux et celles qui habituellement n’y ont pas droit.

C’est très flagrant dans le projet qui vous occupe en ce moment, La Révolte de la dignité et Le Nouvel Évangile, où vous tournez un film moderne sur Jésus à Matera, ville qui est à la fois la Capitale européenne de la culture cette année et le lieu de tournage des films de Pasolini et Mel Gibsons sur la Passion du Christ.
Quand on m’a demandé de faire une production dans le cadre de ce programme européen, et que je me suis retrouvé dans cette ville mythique du cinéma, cela m’a paru évident : quel serait le Jésus-Christ de notre époque ? Qui seraient ses disciples ? Quelles seraient leurs revendications ? Avec Le Nouvel Évangile, je documente et mets en scène une « révolte de la dignité », dans cet endroit où l’Europe se célèbre comme « capitale de la culture », alors que 500 000 personnes vivent dans des ghettos et des conditions impossibles. Cette révolte est menée par l’activiste politique Yvan Sagnet, qui lutte pour les droits des migrants venus en Europe par la Méditerranée, et qui sont réduits en esclavage dans les champs de tomates au Sud de l’Italie. Et on rejoue l’Evangile. Il y a des scènes très classiques, mais aussi des rencontres, pr exemple avec Vito, un anarchiste devenu paysan… Yvan Sagnet incarne Jésus-Christ, un Jésus-Christ noir. Lorsque l’on tourne les scènes de torture de la Passion, s’il était joué par un homme blanc avec une petite barbe, il incarnerait sans aucune doute Jésus…  Mais si c’est un Noir qui est torturé, on voit d’abord alors le corps d’un Noir, car c’est trop signifiant et inhabituel pour notre imaginaire. On revient ainsi à la réalité de la torture que subissent les Noirs, sachant que tous ceux qui jouent cette scène dans le film ont vécu la torture en Libye, ce qui apporte d’autres strates politiques et symboliques.

Dans Le Nouvel Évangile, vous êtes très inspiré de L’Évangile de Saint Matthieu de Pasolini, et Oreste à Mossoul fait penser à certains égards aux Notes pour une Orestie africaine, dans lequel Pasolini souhaite parler de la transition africaine des années 60, au prisme du mythe et de sa lecture marxiste. Quels liens entretenez-vous avec cet artiste et intellectuel ?
Ce qui est intéressant avec Pasolini, c’est qu’il est marxiste et en même temps catholique, il prêche pour l’universel, pour la libération de l’individu mais s’insurge totalement contre l’individualisme. C’est une personnalité pétrie de contradictions : il a ainsi écrit des textes sur mai 68 en disant que les vrais prolétaires étaient les policiers, décriant les étudiants bourgeois pseudo-révolutionnaires, il était contre l’avortement, il a toujours affiché son homosexualité, tout en avouant qu’il en souffrait énormément… Il disait lui-même : « je sais très bien combien l’on doit être contradictoire pour être vraiment cohérent. » Il a ainsi fait peut-être le meilleur film sur Jésus, tout en étant complètement athée… Ce que j’aime aussi dans ce film, c’est la spiritualité qui s’en dégage, la spiritualité du quotidien. Comme lui, j’ai fait un grand casting pour trouver les personnes, des non-acteurs, pour être dans notre Nouvel Évangile. Ce que je veux dire, c’est que vous, moi, tout le monde, nous sommes chacun et chacune le premier et le dernier homme, que l’on peut décider de tout dans l’histoire humaine, que nous sommes tous exemplaire. Et c’est touchant. Car on vit dans un monde très fonctionnel, où l’on caractérise les gens immédiatement, où on les réduit à quelques catégories en fonction de l’apparence, à partir de laquelle on devine tel ou tel milieu social, etc.
Or, avec des projets comme celui-là, on affirme : tu es capable de tout. Par exemple, la personne qui joue Judas est un Nigérian, un petit immigré analphabète, humilié, qui a peur… Avec ce film, on le hisse aussi à la dignité, de cette façon-là, en lui ouvrant des possibles, en lui disant qu’il peut devenir quelque chose d’autre que ce à quoi on et il se confine. Pour moi, c’est la raison d’être de l’acteur : se grandir, s’inventer autrement.
C’est pour cela aussi que je dis toujours que je ne fais pas de théâtre documentaire, parce que j’opère toujours une transposition du quotidien, à travers les acteurs : ils font des choses et des rôles qu’habituellement ils ne font pas, ou qui n’étaient pas prévus.

Et pourtant vous partez aussi énormément, pour nourrir vos œuvres, des biographies de chacun des participants…
C’est là où je crois que c’est dialectique et que c’est beau. On ne peut pas atteindre l’universel sans le très concret. C’est la définition que donne Hegel du particulier par rapport au général : le général ne peut se réaliser que dans le particulier. C’est là aussi où il y a quelque chose de spirituel, et que c’est ressenti comme telle par les acteurs.

C’est aussi une des définitions possibles du théâtre : un espace de concentration, très petit mais dense, d’où l’on peut dire le monde. Revenons aussi à ce que vous dites du théâtre documentaire. Votre pratique relève selon moi néanmoins du documentaire, et témoigne d’un rapport au réel du moins très documenté, où vous mettez en œuvre des processus d’enquête et un travail sur la réalité, allié à des opérations d’agencement et de recomposition qui avouent leur artificialité. Vous avez fait des études de sociologie, qui a pour tâche d’ « expliquer » et non pas d’ « excuser »… quelle serait alors celle que vous défendez dans votre pratique artistique « réaliste » ?
Ce qui m’intéresse, c’est le concret, une implication totalement pratique et réelle, et ce que je veux mettre en avant, c’est l’expérience, l’explication par l’expérience. Cela relève de la situation, de la relation. L’expérience est toujours complète. Quand je suis arrivé la première fois dans les camps, Ivan Sagnet, le type qui joue Jésus, m’a déclaré : « tu vois, avant de venir ici tu ne le crois pas, parce que tu ne le comprends pas. Et c’est seulement quand tu es là pendant une semaine, qu’il pleut, qu’il fait froid, que tu vois la mafia, que c’est chaotique, agressif, violent et déprimant, alors ce n’est qu’à ce moment-là que tu comprends ce qu’est le camp. ».
De mon côté, je cherche ensuite à multiplier des situations explicatives : l’histoire de Mossoul explique l’Orestie. S’il n’y a pas cette relation entre les deux, alors il y a juste une ville extrêmement violente, dont tu ne prendras que des photos, sans rien y faire, et alors ce serait vraiment éthiquement pourri et mal venu ; et de l’autre côté, il y a une pièce antique. Elle raconte la destruction d’une cité du Moyen-Orient, Troie, et toute la première partie est un vomissement des crimes de guerre des personnages, qui sont obsédés par eux. Et moi, je crois que mon rôle est de tisser des relations, en voyageant et parfois en intellectualisant. Sur notre tract pour « La Révolte de la dignité », en Italie, on a ainsi lié l’iconographie communiste et catholique, et tout le monde a compris.

Cette volonté de tisser des liens peut être parfois mal comprise, et considérée comme une sorte d’opportunisme assez malsain, où vous feriez des plus grands malheurs que traverse notre histoire contemporaine des recettes, allant de génocide au prochain crime de guerre puis à une affaire sordide, du Congo à la Russie en passant par la Belgique. Mais vous défendez cette démarche avec ce que vous théorisez comme le « réalisme global », que vous opposez à « l’humanisme cynique » qui gangrène l’Europe, à savoir une politique intérieure morale, rendue indigeste par le fait que ces bons sentiments sont complètement oblitérés en dehors de ses frontières.
Mon travail montre un intérêt évident pour la violence, que ce soit la violence politique ou la violence sociale. Pour moi, il y a juste une histoire de l’humanité, qui se passe aussi bien au Congo, qu’en Suisse, ou à Paris : il n’y a pas fondamentalement de différence. Et puis la vérité de l’Europe, avec le colonialisme notamment, que ce soit l’ancien et ses formes économiques qui se poursuivent, se trouve de l’autre côté de la Méditerranée, et au-delà de la Turquie… C’est impossible de raconter l’histoire de notre continent sans celle du Moyen-Orient et de l’Afrique. Je crois surtout que le rôle de l’artiste est de relier des choses qu’on tient pour, en apparence seulement, séparées dans notre vision du monde, alors que nous vivons dans un monde globalisé. Tout est connecté avec tout, mais on n’a pas de façon de décrire cet état-là. Il s’agit alors pour moi de faire des solidarités artistiques. L’idée est de mettre à jour les liens qui sous-tendent notre monde, où les séparations, les frontières sont factices : l’histoire du Congo est profondément liée à celle de la Belgique, par exemple. Et chacun a sa façon de dire et de gérer cette réalité traumatisante, avec laquelle on vit quand même. Pour moi, seules deux options sont possibles : soit on fait quelque chose, soit on ne fait rien.

Cela ne va pas néanmoins sans une certaine ambiguïté. Dans le cas de votre dernier projet, vous organisez ces manifestations dans les camps dans le sud de l’Italie pour votre film, où les migrants réclament de meilleures conditions. Mais à la fin, vous allez partir, le film va se terminer, et les participants vont retourner à leur condition. Se pose alors le souci de l’inscription dans la durée, après la réalisation de l’œuvre, et on pourrait vous accuser d’une forme d’utilitarisme, même si elle est nourrie d’une intention louable, où la dialectique entre l’art et le réel aboutit finalement à une promesse non tenue.
La position est extrêmement ambiguë, c’est vrai. Je suis toujours un peu triste car j’ai publié une quinzaine de livres, et ils demeurent introuvables en France. J’ai rédigé notamment un petit opus intitulé Réalisme global, éthique global, d’obédience marxiste. C’est très simple : pour nous Européens, les conditions de notre richesse sont mondiales. On profite de tous les autres continents, et on externalise les problèmes : les guerres, nos conflits, nos déchets, et leurs conséquences sur les générations futures. Avec le réalisme global, on entend relier les causes et les conséquences. Dans Oreste à Mossoul, cela se passe au niveau identitaire, avec la question du féminin, de l’homosexualité. Et tout de suite apparaissent alors les contradictions que tu pouvais dénier auparavant, et qui vont revenir au centre du projet. On se rend compte alors que le besoin de faire pour eux, les Irakiens, n’est pas le même que celui de mon équipe et moi-même. Et si on travaille ensemble, alors il y a un troisième besoin, et c’est là que la solidarité apparaît.
Plus particulièrement sur l’ambiguïté de mon travail… en effet, on me critique beaucoup dans la presse italienne, y compris à gauche, pour ce projet que je développe à Matera. On me dit : « qu’est-ce que tu fais ? tu laisses se révolter des camps pour un film, mais tu n’as pas la possibilité, après, de les reloger ? » Certes, mais ce dispositif – avec cette campagne, cette performance, ce film – a eu des conséquences, même infimes, sur la réalité. On va ouvrir une maison avec 50 lits, probablement encore une autre, et d’autres opérations sont élaborées en parallèle du film. Et pour prendre d’autres exemples de conséquences concrètes : après avoir vu Oreste à Mossoul, le directeur général de l’Unesco, qui donne beaucoup de fond pour le projet « Revive the Spirit of Mosul », afin de reconstruire la ville, va peut-être réinvestir de l’argent pour l’école de théâtre présente dans la pièce ; suite au Tribunal du Congo, deux ministres ont démissionné… Alors, évidemment il y a des contradictions, mais on peut à travers l’art réaliste que je promeus intervenir réellement dans l’engrenage du monde, on peut quand même faire des choses :  c’est mieux d’obtenir ces deux maisons que rien du tout.

D’après le militant et philosophe Daniel Bensaïd, la politique est « l’art de changer le monde », et votre pratique se confond alors avec cette définition. Ce projet est d’ailleurs très clairement mis en évidence dans le manifeste que vous avez publié lors de votre prise de fonction au théâtre de Gand, en Belgique, en reprenant la célèbre « 11e thèse sur Feuerbach » de Marx, « il ne s’agit plus d’interpréter le monde mais de le transformer. » Mais ce qui est passionnant, c’est que cela joue sur les limites floues entre réalité et fiction, et les pouvoirs de l’art qui s’y dégagent.
C’est très vrai dans La Révolte de la dignité et Le Nouvel Évangile. Dans ce projet, plusieurs choses se mêlent : une campagne politique, un film, une performance… C’est tout cela ensemble, et ça produit un vertige. C’est très drôle car je reviens d’Italie, et récemment la première page d’un journal italien, La Verita (sic !), titrait au-dessus d’une image sur film, qui montre notre Jésus noir : « Si les immigrés pouvaient marcher sur l’eau, on aurait un vrai problème » !
Ce projet est en tout cas une sorte de documentaire utopique, une réalisation, une mise en image de ce que l’on devrait faire. À savoir une révolte contre la corruption, des conditions inhumaines. Mais cela relève-t-il d’une mise en scène, ou alors est-ce une action politique ? Des confusions formidables sont créées, et l’art combat l’échec politique à sa manière. Car il y a les mots, les scènes, ce que l’on joue d’un côté. Et puis le sens de tout cela de l’autre, à savoir la révolte, et puis deux situations qui se font échos : comme à l’époque de la Bible, notre Jésus est le leader d’un mouvement des sans terre, et lutte contre l’injustice. Mais, comme je le notais dans mon texte « Sur la possibilité d’une révolte », les soucis proviennent toujours des dissensions intérieures. Par exemple, on a organisé une grande manifestation contre la fermeture d’un camp. Mais dans la nuit, quand l’armée est arrivée, nous avons appris que tout allait être raser le lendemain. Alors on a mis en place des navettes, avec une vingtaine de voitures, pour déplacer les gens concernés dans un autre endroit. Cela a soulevé beaucoup de critiques, car aider, sauver des vies humaines est considéré comme illégal en Italie…Ce dont je me suis rendu compte, c’est que l’on voulait bien le film, mais pas le propos du film. J’ai par exemple reçu un e-mail de la part du conseiller culturel de Matera qui avait lu un article sur le film et ne distinguait pas fiction et réalité, révolte réelle et révolte mise en scène. Ce que me disait en substance ce conseiller c’est : « je veux seulement film, pas une révolte ». Ce à quoi j’ai répondu : « je comprends mais alors qui est Ivan Sagnet ? est-il Jésus ou un activiste ? ». Le 28 septembre prochain, on tournera lors d’une performance publique la scène de « l’entrée à Jérusalem ». J’ai dit à ce conseiller : « c’est quoi, alors, le 28 septembre : l’entrée à Jérusalem ou l’entrée à Matera ? C’est une manifestation ou une scène biblique ? » Sachant qu’ensuite, on filmera le jugement de Jésus, qui sera aussi le jugement du pouvoir italien actuel et de l’Union européenne, et Ponce Pilate sera joué par un représentant du gouvernement de Rome. Où est la vérité ? Personne, moi y compris, ne sait.

Vous évoquiez « la possibilité d’une révolte ». Après ces vingt ans à travailler, en tant qu’activiste et artiste, comment résistez-vous à la fatalité de la défaite ?
Curieusement hier, j’ai fait un débat à Matera avec Enrique Irazoqui. C’était le Jésus de Pasolini, et dans mon film il joue Jean-Baptiste. Dans Le Nouvel Évangile, il y a aussi Maia Morgenstern, qui a joué la Vierge Marie dans le film trash de Mel Gibson, et tient le même rôle dans mon film… mais elle a un fils noir ! Cela déjà de donner une vision plus universaliste et moins naturaliste à l’histoire et à l’œuvre…
Avec Irazoqui, je voulais qu’on termine le travail réalisé ensemble avec un débat public. Quand Pasolini lui a demandé de jouer Jésus, il était syndicaliste antifranquiste, communiste, très engagé. Mais que Franco soit mort dans son lit, que les franquistes soient toujours là, à couler des jours paisibles… Cette situation l’amène à dire qu’il a perdu la bataille. Bon, le fait de vieillir ne doit pas arranger son nihilisme, mais tout de même. « J’ai perdu la bataille », disait-il. J’ai répliqué qu’on ne pouvait pas perdre la bataille : parce que se battre, c’est déjà toujours continuer la bataille, la faire exister, et donc lutter contre la défaite. Sinon, on devrait dire que Jésus est un looser, parce qu’il n’a pas gagné. Or il a gagné dans sa défaite, il a eu une belle postérité, c’est probablement tout de même le prophète et révolutionnaire le plus influent de l’histoire ! Pasolini dit quelque chose qui me touche profondément. Il déclare : « moi je ne suis pas croyant, mais je me sens croyant. » De même, je dirais cela, mais ma croyance n’est pas religieuse. Ma croyance, c’est l’homme, l’histoire, la lutte.

Et quelle serait la croyance alors dans le théâtre ? J’aimerais notamment revenir à ce que vous mettez en avant dans votre « Décalogue » à Gand et votre conception du réalisme, lorsque vous déclarez « il ne s’agit plus de représenter le réel mais de rendre réel la représentation ».
Comment donner au théâtre des moments de réalité ? Je veux produire des situations qui portent en elles toutes les conséquences du réel pour les participants. Dans la Reprise, histoire du théâtre I, présenté à Avignon l’an dernier, cela correspond aux scènes de passages à tabac, où l’on pisse sur la victime, et à la fin du pendu. Les seules limites de mes pièces sont celles de mes acteurs…

Et les limites du spectateur ?
La Reprise est aussi une sorte de passion de Jésus-Christ : c’est un corps totalement détruit, que l’on regarde, tel Saint Jean lors de la crucifixion, sans intervenir… À travers cette situation physique totale, qui rejoint peut-être la catharsis classique, avec cette destruction complète de tous les espoirs du héros mutilé, où on se demande pourquoi on n’a pas agi autrement ou agi de façon général, qui provoque un questionnement douloureux, torturant, je pense qu’on arrive à la transcendance. Le public vit, souffre, traverse tout cela ensemble. Et, in fine, c’est comme si on lavait son âme. Je ne comprends pas moi-même ce phénomène, mais je l’identifie vraiment à une épuration de toutes les opinions et autres que l’on pouvait avoir. Et une pièce comme cela, qui produit ça, peut te transformer, tout comme des événements peuvent vraiment t’enrichir : cette nuit à avoir transporté les migrants du camp, c’est comme avoir lu tout Dostoïevski.

Mais la vie ne serait-elle pas alors toujours plus forte ?
Non, car la création du dispositif rend la vie plus forte, et c’est cela qui va nous changer, nous augmenter. Pour moi, la vie est moins puissante que l’art, car c’est l’art qui permet la spiritualisation de la vie. Je peux boire une bière avec les immigrés, mais cela ne va pas nous enrichir. Alors que le processus, le fait de faire cette pièce ensemble va nous transformer.


Ysé Sorel

Critique

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