Société

Jean-Marie Delarue : « Non, la sécurité n’est pas la première des libertés »

Journaliste

Lundi se tiendra à Paris la conférence européenne « Nouveaux dissidents, nouveaux résistants. Défendre les libertés publiques », dont AOC est partenaire. Parmi les nombreux intervenants, le conseiller d’État Jean-Marie Delarue, qui fut tour à tour directeur des libertés publiques, Contrôleur des lieux de privation de liberté et, jusqu’à très récemment, président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme.

publicité

Conseiller d’État, Jean-Marie Delarue est une grande voix de la lutte pour les libertés publiques. Il travaille et alerte inlassablement, avec intransigeance, à propos de toutes les dérives qu’il constate en la matière depuis plusieurs années. Mais aujourd’hui, celui qui fut directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l’intérieur de1994 à 2001, Contrôleur général des lieux de privation de liberté de 2008 à 2014 et, brièvement, président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme en 2019, estime qu’une nouvelle étape a été franchie. Les libertés publiques n’ont jamais été aussi fragilisées. Tétanisés par l’opinion, les responsables politiques apparaissent toujours plus obnubilés par l’exigence de sécurité à propos de sujets comme le terrorisme, les politiques migratoires, le maintien de l’ordre public mais aussi la lutte contre la haine sur Internet. Les actualités récentes en ont encore apporté la preuve, sur ces sujets les enjeux de libertés publiques sont marginalisés, et les citoyens ne semblent pas s’en soucier. Pourtant, nos démocraties sont fragiles. RB

Évoquer les libertés publiques dans le contexte actuel, c’est d’abord poser la question des violences policières. L’exécutif a été contraint récemment par la voix du président de la République, du Premier ministre et du Ministre de l’Intérieur, de répondre aux nombreuses interpellations publiques à propos de l’évolution de la doctrine comme de la pratique du maintien de l’ordre. Quel regard portez-vous sur le débat actuel ?
Il faut évidemment s’interroger sur les violences policières, mais il me semble que c’est une façon un peu réductrice de voir les choses. Il est en effet important de remonter un peu en amont afin de saisir, d’une part, quelles sont les occasions de conflit ; d’autre part, quels sont les attributs du maintien de l’ordre, ce qu’on donne comme ordres aux forces de l’ordre ; et enfin, la place qu’occupe la police dans le système gouvernemental. Tout cela concourt à produire les effets que l’on connaît, mais il faut saisir l’intégralité de ces problématiques pour comprendre ce qui se passe et ne pas se cantonner aux seules violences policières. Or, ce que l’on constate quand on adopte ce regard d’ensemble, c’est que, depuis plusieurs années déjà, la relation de la police au gouvernement s’est inversée. C’est la police qui dicte désormais, ou plutôt depuis une quinzaine d’années, ce qu’il convient de faire en matière de maintien de l’ordre, qui oriente les choix du gouvernement. La police se trouve ainsi en situation de définir à la fois la notion même d’ordre, ce que sont les dangers qui y portent atteinte, et la manière d’y remédier. Dans ce cadre, les violences policières sont une très bonne illustration. Depuis plusieurs années, la police cherche à fuir le contact direct avec les manifestants en raison des violences et pour protéger les fonctionnaires, tout en essayant de maintenir l’ordre. Cela revient à tenir les gens à distance tout en essayant de les neutraliser. Dans ces conditions, on n’a plus recours à la matraque mais au LBD 40. Cette doctrine, qui impose de maintenir les manifestants à distance, est une invention de la police, et le gouvernement s’avère incapable de porter un regard critique sur cette recommandation.
Je note bien qu’il y a eu un changement de ton récemment, et il faudra voir s’il a des incidences réelles. Mais cela fait quatorze mois, si l’on s’en tient à la séquence que nous sommes en train de vivre, que la question des violences policières est revenue sur le devant de la scène publique. On peut raisonnablement la dater de la crise des Gilets jaunes, mais c’est bien évidemment une critique récurrente. Or, je ne vois aucune remise en question des choix policiers. On se souvient que le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner avait mis en place en juin un groupe de travail chargé de réfléchir au maintien de l’ordre : qu’en est-il advenu ? Peut-être continue-t-il de travailler,  mais ses travaux ne sont pas publiés. Et maintenant, on nous annonce tout autre chose, à savoir une réflexion sur la déontologie voulue par le président de la République. Mais il n’y a pas de réflexion à avoir sur la déontologie, la réflexion à mener doit porter sur son application. Cela dit, il faut bien percevoir que, quoi qu’on fasse sur « l’extérieur », c’est-à-dire sur l’action menée par les fonctionnaires de police sur la voie publique, il est indispensable de regarder aussi ce qui se passe à « l’intérieur », à savoir dans les commissariats. C’est un peu comme la prostitution : ce qui est rendu clandestin continue d’exister sous d’autres formes. Si l’on se contient davantage au cours des manifestations, il n’est pas sûr que l’on se contiendra autant dans les cars de police. Il faut donc regarder tout un ensemble de choses, qui est irréductible aux seules manifestations et à l’exercice de la police dans lesdites manifestations.

Que serait, selon vous, une stratégie de maintien de l’ordre respectueuse des libertés ? Est-ce même possible ?
J’espère bien que c’est possible. Ce qui a été fait depuis cent cinquante ans en matière de libertés ne s’est jamais opposé à la nécessité du maintien de l’ordre. Personne ne conteste l’idée qu’il faille un certain ordre public, à l’exception, peut-être, de la frange la plus anarchiste de nos compatriotes. Cela s’est traduit dans une loi très célèbre de 1884 qui se penche à la fois sur la tranquillité, la sécurité, l’hygiène et la santé publiques. Toutes ces choses se sont mises en place en même temps que les libertés. Le mariage entre respect des libertés et maintien de l’ordre public est donc possible. Il faut reconnaître, d’un côté, que la police a le devoir dans un régime républicain de faire respecter un ordre qui garantisse la sécurité. Mais il importe de concilier cela – ce mot de « conciliation » est très important dans notre pays et on y reviendra – avec les libertés de manifester, d’expression, etc. En somme, le principe n’est pas « l’ordre règne à Varsovie », pour reprendre la formule célèbre de 1830, mais bien celui de la tranquillité qu’exige normalement la vie des citoyens. Une fois cela acté, il faut savoir opérer les conciliations nécessaires avec le temps, les mœurs, etc. Je prendrai un exemple très simple : celui des maires qui, comme on le sait, ont un droit de police. Réglant, en 1920, les costumes de plages, ils ne prenaient pas les mêmes arrêtés qu’en 1960, ni qu’en 2010…  Il n’était à l’époque question ni de bikini ni de burkini et la notion d’ordre public a évolué, naturellement.
Mais, ce qui ne doit pas évoluer, ce sont les conditions dans lesquelles la police fait respecter cet ordre public. Il doit prendre place, toujours, dans le cadre des lois qui existent, comme dans celui des règlements d’emploi de la police, qui préconisent l’exercice d’une force nécessaire et proportionnée. En clair, ce n’est pas nécessaire de faire un croc-en-jambe à une manifestante qui ne menace rien ni personne… Proportionnée, c’est-à-dire que la réponse au désordre, même violent, ne doit pas être supérieure à ce qu’il faut pour remédier à cette violence, à ce désordre. Il faut que la police s’adapte, à chaque fois, aux conditions du temps comme à celles du moment en particulier. Or, pour cela, il faut qu’elle ait des consignes précises. Si on lui dit « réprimez quoi qu’il advienne », elle fait tout et n’importe quoi. Si on lui dit « votre mission consiste à respecter les personnes, à protéger les commerces, à éviter que les gens ne soient blessés », c’est un peu autre chose. Donc si on se place dans un cadre républicain, l’ordre public est fait des consignes données à la hiérarchie policière, qui les transmet ensuite aux fonctionnaires. À l’heure actuelle, je pense qu’on laisse un peu la bride sur le cou à des responsables policiers qui définissent eux-mêmes l’emploi qui leur semble nécessaire de la force policière à un instant donné ; or, cela est et doit rester le rôle du politique.

Cette question renvoie à un thème qui vous est cher depuis longtemps : l’ascendant pris par les enjeux de sécurité sur les enjeux de liberté. Il se concrétise dans une formule qui a fait florès ces dernières années, « la sécurité est la première des libertés ». Comment cette dialectique entre sécurité et liberté a-t-elle évolué selon vous ?
Cette question a une origine très précise, il s’agit du rapport remis par Alain Peyrefitte lorsqu’il était parlementaire dans les années 70, qui s’appelait précisément « sécurité et liberté » et qui donnera la loi de 1981 du même nom, l’une des dernière de la présidence de Valéry Giscard d’Estaing. C’est Peyrefitte qui a été le premier à dire que la sécurité des citoyens est la « condition », c’est le terme qu’il employait à l’époque, de l’exercice des libertés. Si la loi a été partiellement abrogée ensuite par la gauche, celle-ci a finalement fait sienne cette manière de voir et de faire, jusqu’à ériger la sécurité en priorité gouvernementale. C’est si vrai que cette phrase, « la sécurité est la première des libertés », a été reprise mot pour mot par Manuel Valls quand il était premier ministre de François Hollande… Ce qui m’inquiète, c’est qu’on ne parle même plus de la sécurité comme « condition » des libertés, mais comme « première » des libertés. Dire cela, c’est soutenir que toutes les mesures les plus draconiennes, les plus ségrégatives, les plus féroces pour assurer la sécurité seront jugées compatibles avec nos libertés. Il faut alors en revenir à ce qui est essentiel : les libertés doivent se concilier avec le maintien de l’ordre public, la sécurité publique, la santé publique… C’est d’ailleurs ce que dit, dans un autre langage, la Convention européenne des droits de l’Homme.
Il faut donc arrêter de dire que la sécurité est la première des libertés. C’est l’ordre public qui contribue à l’exercice de nos libertés : parler en termes de « première des libertés » dissimule le travail de conciliation qui doit être réalisé, sans cesse, entre des dimensions fondamentalement antagoniques. Contraindre les gens est antagonique des libertés, mais la contrainte est nécessaire au respect de l’ordre public. Donc, pour faire respecter les deux, il faut sans cesse travailler à les concilier. S’interroger à chaque moment, quand on écrit une loi, quand on détermine la manière de faire des policiers et des gendarmes. Réciproquement, il est nécessaire de se demander par exemple si le respect de la liberté d’expression est conciliable avec le respect dû à telle ou telle catégorie de personne. Ce travail de conciliation, qui est à l’œuvre dans toute démocratie qui s’honore, disparaît complètement dans cette prétention à faire de la sécurité la première des libertés. Pour aller au bout de ma pensée, cette déclaration irait très bien dans un régime autoritaire, puisque si je dis que la sécurité est la première des libertés, si j’estime demain que, pour garantir la sécurité, il faut enfermer 10% de la population française – au hasard, mais pas complètement, la population d’origine arabe de notre pays – on se retrouve dans l’obligation d’approuver, au nom de la sécurité. Donc tout devient possible.

Dans le tout premier entretien publié par AOC, il y a deux ans, l’avocat François Sureau s’inquiétait de l’inflation législative sous couvert de lutte contre le terrorisme. Avez-vous, comme lui, le sentiment que cet empilement de lois, cette réactivité législative, a porté plus généralement atteinte à nos libertés ?
J’approuve ce que dit François Sureau, mais j’apporterais une nuance à la formulation de votre question : l’inflation législative, notamment en matière répressive, ne date pas du terrorisme. Elle est le produit du procès fait à la criminalité, et à la grande criminalité, déjà dans le rapport Peyrefitte, puis dans les années 80. Il suffit de se souvenir de l’impact de Mesrine sur la législation pénale. À chaque période correspond un emblème de nos peurs, et donc de nos exigences de sécurité : le braqueur et le grand criminel des années 70 ; le prédateur sexuel des années Sarkozy ; et maintenant, c’est le terroriste. À chaque fois, on y répond, naturellement, par une inflation de lois, qui ont toutes pour point commun de porter plus ou moins atteinte à nos libertés. Or, non seulement elles portent atteinte à nos libertés par leurs dispositions, mais aussi en ce qu’elles se succèdent à grande vitesse et qu’elles sont illisibles pour les citoyens car extrêmement techniques. Le point auquel je veux en venir, c’est que les lois récentes anti-terroristes ou anti-criminalité sont de nature à perdre un bon avocat. Donc pour vous, médias, ce n’est pas facile d’y voir clair, il faut être chevronné pour y comprendre quelque chose. Aussi tout cela passe-t-il plus ou moins inaperçu, et c’est cette dissimulation, aussi, qui est la contrepartie de l’inflation législative : on n’y voit plus rien. Le grignotage de nos libertés, alors, ne s’opère pas au vu et au su de tous, par un choix délibéré, mais de façon quasi clandestine, en dépit de déclarations très fortes sur le terrorisme, etc. Bien sûr, tout le monde parle de terrorisme et d’anti-terrorisme, comme on a parlé de Mesrine dans les années 70-80, mais qu’en a-t-on traduit ? Souvent, il y a une mesure emblématique qui apparaît et cache tout le reste. Dans le cas de l’anti-terrorisme, l’exemple parfait a été la déchéance de nationalité : on a parlé de cela pendant des mois et des mois, et le gouvernement a été tout à fait tranquille, après, pour élargir les pouvoirs de police administrative du préfet, faire des perquisitions la nuit, etc. Donc on voit bien que cette inflation législative n’est pas seulement condamnable dans sa méthode, mais aussi parce qu’elle obscurcit le débat, pourtant nécessaire, sur les libertés.

Prenons un exemple précis, toujours dans l’actualité récente : le retour des enfants de djihadistes français retenus en Irak ou en Syrie. La Garde des Sceaux Nicole Belloubet a déclaré en début de semaine dans Libération que ce retour était finalement inévitable, opérant ainsi un changement complet de la position du gouvernement. On est là typiquement à la frontière de la question de l’opinion, de la politique et de la justice. Qu’est-ce qui rend si difficile aujourd’hui la simple application des accords internationaux en la matière ?
Sur ce sujet, je me permets de renvoyer, parce que je n’y suis pas complètement étranger, aux deux avis successifs, ou plutôt aux deux lettres que la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNDH) dont j’étais à l’époque le président, a envoyées au Premier ministre sur le sujet. Nous avons demandé, dès juillet dernier, le retour sans condition des enfants de djihadistes, éventuellement accompagnés d’un parent, c’est-à-dire de leur mère – puisque les pères ne sont plus là. Nous nous sommes heurtés à une fin de non-recevoir, assez sèche, et nous avons, parce que nous avons trouvé cette fin de non-recevoir injustifiée, ou plutôt insuffisamment argumentée, réécrit à nouveau au Premier ministre, au mois d’août, pour lui dire à peu près la même chose. Ce que nous avons dit là-dessus se résume en deux points essentiels : d’abord l’État français doit la protection à ses enfants, ses enfants au sens le plus large du terme, c’est-à-dire qui ont la nationalité française ; deuxièmement, on ne peut pas rendre coupables ces enfants, dont la plupart sont âgés de moins de six ans, de ce qu’ont fait leurs parents – quoi qu’ils aient fait. En conclusion de quoi, les maintenir là-bas revient à les exposer à des dangers certains, et, de surcroît, à les faire élever dans la haine de la France qui n’aura pas su les accueillir au moment où c’était nécessaire. Donc cela est non seulement contraire aux engagements internationaux, mais même contraire aux enjeux de sécurité, sur le long terme.
Pourtant, le gouvernement n’arrive pas à s’y résoudre, parce qu’il a peur de l’opinion. L’opinion en effet, bercée de sécurité, bercée de crainte des terroristes, est tétanisée à l’idée que les enfants reviennent, et personne n’a le courage d’affronter cette opinion pour lui dire que c’est la seule voie raisonnable. Non seulement la seule voie obligée – mais ça, l’opinion ne l’entendra pas, parce qu’elle n’est pas très férue de droit international, ce qu’on peut comprendre –, mais la seule voie rationnelle, y compris en matière de sécurité. Finalement le gouvernement a fini par lâcher, parce que c’est le désordre complet aujourd’hui dans le nord de la Syrie, les Turcs sont là, les Kurdes sont là etc., et qu’on ne sait pas très bien ce qui se passe. J’observe aussi, d’ailleurs, que tout cela est inconséquent, puisqu’il y a beaucoup de gens qui rentrent. Simplement, ils ne sont pas dans des camps, ceux-là, ils sont rentrés individuellement, et ils se sont fait prendre à la frontière, évidemment – puisqu’ils sont tous fichés depuis assez longtemps. Donc on peut organiser tout cela et ne pas laisser faire le laisser-aller, qui conduit à la fois à la misère de ces enfants, à la misère de leur mère, et à la mise en danger, je le crois sincèrement, de la sécurité sur le long-terme de notre pays.

La France vous semble-t-elle aujourd’hui armée pour faire face à cette question des « revenants ». Vous avez été Contrôleur général des lieux de privation de liberté, or la prison est bien entendu le lieu où atterrissent ces djihadistes qui reviennent individuellement, et on peut imaginer qu’elle serait aussi la destination de ces mères qui reviendraient avec leurs enfants. Dans ces conditions, quel rôle faut-il donner à la prison ?
S’agissant des enfants, on ne les mettra évidemment pas en prison, mais on ne peut pas non plus les remettre tout de suite à leur famille, comme par exemple aux grands-parents, parce qu’ils sont un peu inadaptés – d’ailleurs les grands-parents eux-mêmes se rendent compte, assez vite, que ce n’est guère possible. Donc ces enfants sont placés, ce qui n’est peut-être pas la meilleure chose à faire, mais nous n’avons pas d’autre solution. Simplement, il faut assurer que l’aide sociale à l’enfance fonctionne convenablement à leur égard. Dès lors, le rôle de l’État c’est de s’en préoccuper en confiant ces enfants au département, dont c’est la responsabilité puisque l’aide sociale à l’enfance relève des départements, si et seulement s’il est assuré que leur traitement se fera de façon convenable. Ensuite, s’agissant des gens que l’on met en détention : la pénitentiaire, parce que le gouvernement l’a voulu ainsi, a mis en œuvre ces dernières années – plutôt ces derniers mois, on va dire – un programme de déradicalisation dans plusieurs établissements où ces détenus sont regroupés. Je suis incapable de porter un jugement là-dessus. Est-ce que ces programmes sont bien faits ? On a vendu beaucoup de camelote, pardon de l’expression, pendant les premiers mois qui ont suivi l’année 2015 ou l’année 2016. Aujourd’hui c’est peut-être un peu plus sérieux ; on verra, avec le temps, si on réussit à sortir d’une vision complètement fausse de ces personnes. Moi, je pense aussi, tout bêtement, que ceux qui reviennent de Syrie sont beaucoup plus guérissables que ceux qui ne sont pas partis là-bas, tout simplement parce qu’ils ont vu des horreurs, et qu’il est difficile à une âme humaine de résister au type de violence qui a été observé là-bas. Donc, je pense qu’il y a des gens qui ne veulent pas guérir, mais qu’il y en a d’autres qui veulent sortir, évidemment, d’eux-mêmes. Ce discours-là, de personnes interrogées dans les camps, la presse l’a relayé ; bien sûr, elles peuvent dire cela parce que ça les arrange, qu’elles peuvent vouloir éviter la prison, mais je crois, vraiment, qu’il y a des gens qui, sincèrement, se sont fourvoyés dans cette affaire. Alors que ceux qui sont restés en France, il n’est pas sûr qu’ils le ressentent de la même manière.

Si je vous pose la question du rôle de la prison, c’est que vous avez souvent critiqué, en tout cas alerté, sur l’option du tout-carcéral quand vous étiez Contrôleur général des lieux de privation de liberté…
Tout simplement parce que contrairement à ce qu’on lui demande aujourd’hui, la prison ne peut pas tout faire. Pour illustrer cela, je prendrai un seul exemple qui paraîtra sans doute n’avoir rien à voir avec ce qui précède, mais je crois qu’il procède de la même logique : celui des malades psychiatriques dont j’avais aussi à m’occuper en tant que Contrôleur général des lieux de privation de liberté. Il y a un certain nombre de gens, des malades psychiatriques, que l’on met en prison car ils ont commis des délits et que l’hôpital ne peut pas – ne peut plus – prendre en charge. Ainsi, on se débarrasse d’eux, ils ne sont évidemment pas soignés convenablement en détention, et il est très difficile pour le personnel de s’occuper de ce genre de détenus. C’est la même chose dans le cas des djihadistes. Il y en a qui ne couperont pas à la prison parce qu’on réussira à établir, ce qui sera difficile, qu’ils ont commis des choses graves en Syrie et en Irak. Mais il y en a d’autres qui, vraisemblablement, ne sont coupables que d’être partis. Bien entendu, partir, depuis une loi de 2013, est un délit, donc un délit punissable et, notamment, punissable de prison. Alors ce que je souhaiterais, c’est que les juges, qui auront sans doute aussi à braver l’opinion à cet égard, s’adaptent autant que possible à la personnalité de ceux qui comparaîtront devant eux, car un certain nombre de gens seront bien mieux pris en charge dans des instances souples, non-carcérales. On a tendance à juger qu’il faut absolument, parce qu’ils sont terroristes, les mettre en prison, je crois moi qu’il y a deux solutions possibles : on n’évitera pas la prison, et il faut qu’elle adapte, en retour, son mode de gestion à ces personnes, au parcours compliqué ; mais, je pense aussi qu’un certain nombre de gens peuvent être pris en charge en dehors des cadres de la prison, et que cela, il reste encore à l’inventer.

Que ce soit comme directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l’intérieur, Contrôleur général des lieux de privation de liberté ou plus récemment président de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, vous avez mené le combat pour la défense de la dignité. Selon vous, il n’y a pas de liberté sans dignité ?
La dignité est une notion qui nous vient des droits de l’Homme. Les libertés, telles qu’on les connaît en Europe, sont, massivement, une invention du XIXe siècle. La dignité elle est une invention du XXe siècle, au sortir du deuxième conflit mondial, notamment, pour les raisons que l’on peut imaginer. La dignité, aujourd’hui, doit donc être mariée aux libertés. Ce mariage, je pense qu’il est naturel, et qu’il se fait sans aucune difficulté car, au fond, ce que cherchent à faire respecter les libertés, à travers la liberté d’expression, la liberté de devenir et la liberté de conscience, c’est le respect de la dignité d’une personne. Qu’est-ce que la liberté d’une personne ? C’est ce qui nous rend humain et irréductible, ce qui nous différencie des animaux et des choses. Cet être humain, que nous sommes, nous ne pouvons le traiter comme un animal, ni comme une chose. Je reprends encore une fois cet exemple : quand un individu fait un croc-en-jambe à une femme interpellée, par derrière, alors qu’elle ne manifeste aucun signe d’animosité, il porte atteinte à sa dignité. Il cherche à la ridiculiser et risque de lui faire mal, c’est une petite vengeance personnelle à son encontre – à supposer qu’il y ait lieu de se venger… On rejoint là mon propos de tout à l’heure, qui concernait la déontologie policière : les policiers se préoccupent-ils de respecter la dignité des personnes ? Il y aurait beaucoup à dire là-dessus. Mais j’ajouterai se préoccupe-t-on de respecter la dignité des personnes sur les réseaux sociaux ? Ce qui est important quand on parle de dignité, c’est d’élargir le spectre de notre regard car l’État n’est pas le seul en cause. Nos libertés sont aussi dans les mains d’acteurs privés, que ce soit les fournisseurs d’accès à internet ou simplement des individus qui pratiquent l’insulte. Aujourd’hui, l’insulte est à la mode. Or je crois que la dignité est le concept fédérateur pour déterminer l’attitude qu’il convient d’avoir. C’est un concept, encore une fois, au cœur de la philosophie des droits de l’Homme, une philosophie qu’il est de bon ton aujourd’hui d’accuser d’être très dangereuse. Je crois, au contraire, qu’elle fédère tout ce qu’on a acquis depuis cent cinquante ans dans ce pays.

On a tendance en effet ces derniers temps à penser qu’un certain nombre de principes démocratiques sont devenus superflus, qu’ils font obstacle à l’efficacité, qu’il « rendent idiots » pour reprendre le titre ironique d’un livre récent de Justine Lacroix et Jean-Yves Prenchère consacré aux droits de l’Homme. Avez-vous le sentiment que quelque chose s’est cassé, qu’on est dans une période sombre en matière d’État de droit, de libertés publiques ?
Je dirais que oui. Je ne prétends pas avoir raison. Je parle en mon nom, et j’espère me tromper. Mais j’estime que nos libertés sont en danger, et que nous pêchons par naïveté à cet égard, car nous ne voyons pas grand-chose – en raison de l’empilement des lois dont nous parlions tout à l’heure. Nous pensions que notre démocratie était impérissable, or il faut bien constater un dépérissement réel, le délitement des libertés, qui m’inquiètent d’autant plus qu’ils ont révélé un manque d’attachements de nos concitoyens, au moins visibles, aux libertés qui les ont faits. Face à cela, certains mettent en avant les « nouvelles résistances », là-dessus je ne voudrais pas être trop pessimiste. La magnifique manifestation du 11 janvier 2015, concernant la liberté d’expression, était une forme de résistance. Mais je pense, toutefois, que tout cela n’est finalement qu’assez superficiel, et, qu’au nom de la sécurité, les gens sont prêts à admettre beaucoup de choses. Nos libertés ne sont pas inattaquables, j’en suis persuadé. Et tout ceci s’inscrit dans un contexte international qu’il importe de rappeler, au sein duquel se tient le même discours, à savoir « Les droits de l’Homme sont une vieille chose inefficace ». Inefficace par exemple pour régler la question de la criminalité comme le disait Jair Bolsonaro pendant la campagne présidentielle au Brésil. Or ce crypto-fasciste est arrivé au pouvoir grâce au suffrage des gens, qui lui ont fait confiance car la criminalité les insupportait – elle est, de fait, insupportable au Brésil. Je crois que beaucoup de choses de ce type peuvent nous arriver aujourd’hui.

Et nous arriver dans le sillage de l’usage d’expressions comme « droit-de-l’hommisme » ?
Oui, absolument. Quand je parlais de contexte international, je pensais aussi beaucoup à la Chine. Le discours de la Chine dans les instances internationales aujourd’hui, et surtout celles des droits de l’Homme (beaucoup d’instances des Nations Unies y sont consacrées) est le suivant : « Il faut distinguer, au sein des droits de l’Homme, entre les droits économiques et sociaux d’un côté, et, de l’autre, les droits politiques. » Et, que dit la Chine ? « Pour moi, les droits économiques et sociaux passent en premier : c’est une fois que les gens ne sont plus pauvres que l’on peut leur donner des libertés politiques ». Elle ajoute : « Cela fait soixante-dix ans que j’ai fait en sorte que les Chinois ne soient plus pauvres, et ce fut un succès, voyez-vous ? Cela a donné des résultats. » La Chine ne prétend pas qu’elle garantie les libertés politiques mais elle demande aux autres de prendre exemple sur elle les libertés empêcheraient l’épanouissement des droits économiques et sociaux. Donc ce discours que l’on tient aujourd’hui sur le prétendu « droit-de-l’hommisme », en France comme ailleurs, converge, volontairement ou non, avec ce discours de la Chine, et contribue à affaiblir l’idée que l’on se fait de la liberté des personnes. Car, si l’on peut faire de la politique, critiquer des personnes, estimer que l’expression politique des droits de l’Homme est maladroite – cela, je l’admets parfaitement –, il n’en reste pas moins que les droits de l’Homme, au fond, nous l’avons dit tout à l’heure et je n’y reviens pas, c’est la dignité. Par conséquent, plus on affaiblit les droits de l’Homme, plus on rend facile l’affaiblissement de la notion de dignité de la personne. Et c’est cela qui est effrayant.

 

NDLR : “Nouveaux dissidents, nouveaux résistants. Défendre les libertés publiques“, lundi 20 janvier 2020, 18h-22h, Amphi Painlevé, CNAM, 292 rue Saint-Martin, 75003 Paris.


Raphaël Bourgois

Journaliste

Rayonnages

Société