Economie

Adam Tooze : « Nous vivons la décroissance en version thérapie de choc »

Sociologue

C’est la crise des subprimes mais en bien pire : la tentation est grande de comparer la situation économique actuelle à celle de 2008. Auteur de Crashed, l’ouvrage de référence sur ce précédent récent, l’historien Adam Tooze revient sur la pertinence d’une telle comparaison et analyse les variations régionales d’une même crise mondiale en particulier les négociations européennes et la guerre commerciale sinoaméricaine.

Spécialiste de la crise de 2007-2008 et de ses conséquences tout au long de la décennie instable qui a suivi, Adam Tooze fait partie des historiens qu’on avait particulièrement envie d’entendre à propos du gel de l’économie mondiale du fait de la pandémie en cours. Directeur de l’Institut européen de Columbia University (New York), il avait déjà accordé un entretien à AOC au moment de la sortie française de son livre Crashed, qui, après avoir magistralement contribué à refonder l’histoire économique, se trouve aujourd’hui propulsé au rang de grand classique de la littérature économique, devenant l’ouvrage de référence pour comprendre une période historique comprise entre deux crises économiques majeures. Auteur de nombreux textes publiés dans les médias anglais et américains depuis le début des événements actuels, Adam Tooze retrace les continuités entre les politiques de crise en 2008 et aujourd’hui. Le personnel au pouvoir des grandes institutions financières internationales et les outils utilisés semblent comparables entre les deux périodes, alors même que les événements déclencheurs divergent du tout au tout. Sans sombrer dans la futurologie ni oser des comparaisons historiques impropres, l’attention scrupuleuse aux petits détails, qui caractérise l’histoire économique telle que la pratique Tooze, permet d’éclairer une situation mondiale qui, de loin, nous paraît bien obscure.

Dans quelle mesure votre travail sur la crise de 2008, une recherche présentée dans votre livre Crashed, éclaire-t-il la crise actuelle?
Les deux crises diffèrent par leur origine. En 2008, une bulle immobilière renforcée par la spéculation financière a éclaté de façon dramatique tandis que la crise actuelle est suscitée par un choc exogène, même si l’on pourrait discuter de la façon dont un virus comme le Covid-19 trouve son origine dans l’économie politique chinoise. Reste que le système financier mondialisé ne joue aucun rôle dans le départ de cette crise. Mais une fois l’ampleur du choc financier devenue évidente, entre la fin du mois de février et le début du mois de mars, la mécanique de crise a commencé à ressembler à ce que nous avions connu en 2007-2008 : les institutions à fort effet de levier sont sous pression, des produits structurés comme les REIT (parts de sociétés d’investissement immobilier) et les CLO (prêts aux entreprises titrisés) ont commencé à vaciller. Il y a même eu des tensions sur le marché des MBS (crédits hypothécaires titrisés). Comme en 2008, les financements en dollars se sont soudainement contractés. En Europe, un mauvais hasard a fait que le virus a d’abord frappé l’Italie, faisant immédiatement exploser les tensions au sein de la zone euro. La Banque centrale des États-Unis (Fed) a reproduit avec fidélité la feuille de route tracée à partir de 2008, en répétant le même mantra : « quoi qu’il en coûte ». Crashed n’étudiait pas uniquement ce qui se passait en 2008 ; l’analyse s’y prolongeait jusqu’à 2017. Le virus, sorte de deus ex machina, dénoue quelque chose dans ce récit qui représente une certaine séquence, étrange et inattendue plutôt qu’une simple répétition.

Vous avez récemment déclaré : « Nous comprenons la macrofinance beaucoup mieux qu’il y a 15 ans. » Quelles sont les leçons théoriques que nous avons apprises au cours des quinze dernières années et quels types de risques ces leçons nous ont-elles permis de contenir ?
Les appareils technocratiques, les organisations commerciales, les experts apprennent. Je persiste dans cette croyance libérale optimiste. Nous comprenons beaucoup mieux la tuyauterie du système financier mondial fondé sur le dollar. Les grandes banques ont plus de capital, leurs portefeuilles sont mieux équilibrés, moins sujets aux runs et leurs bilans beaucoup plus robustes. Cela met certes d’autres parties du système financier en tension, mais nous l’anticipions largement. Des instruments comme les lignes de swap de liquidité, bien éprouvés en 2008, étaient donc déjà en place pour faire face à la crise actuelle. Les banquiers centraux expriment moins de réticences à bricoler et à pénétrer dans la « tuyauterie financière » qu’avant 2008. Cet apprentissage pratique concerne tant la Fed que la Banque centrale européenne (BCE)

La crise montre le manque de préparation des économies contemporaines aux risques biomédicaux à faible probabilité mais avec d’énormes effets délétères. Comment les sociétés et les gouvernements pourraient-ils mieux se préparer à cela ?
Je n’ai aucune expertise particulière dans ce domaine, mais il semble que la surveillance aux niveaux régional et mondial soit essentielle. À l’évidence, il faut suivre le principe de précaution, investir dans des médicaments et des tests pour se prémunir au mieux de certains risques plus ou moins prévisibles comme les mutations du virus. Quoi qu’il en soit, dans le pire des cas où une pandémie se propage, nous avons besoin d’investir dans des réserves de matériel médical et de former une armée de réserve de personnels soignants. Tous ces éléments semblent constituer des opportunités intéressantes pour l’investissement public vers les structures requises en temps normal pour maintenir une croissance. Aussi, tous les coûts de cette crise devraient plutôt s’entendre comme des projets d’investissements gagnant-gagnant dans des biens publics. De plus, nous avons besoin de réserves mobiles de capacités médicales pour faire face aux crises où elles frapperont le plus fort, dans les pays pauvres et en développement.

Comme lors de la crise précédente, l’économie mondiale est maintenant mise à rude épreuve par une pénurie de dollars. Est-il juste de dire que le rôle dominant du dollar dans l’économie mondiale demeure autant une faiblesse qu’en 2008 ? A-t-on mis trop l’accent sur la réglementation macroprudentielle et pas assez sur la réforme du système monétaire international ?
La dépendance à l’égard du dollar demeure une réalité indéniable pour l’économie mondiale. Je ne suis pas sûr de la décrire comme une « faiblesse », ce serait imprécis. Ce phénomène crée des relations de pouvoir avec lesquelles, selon les cas, nous sommes ou non à l’aise : pour ceux qui l’utilisent, le dollar fonctionne très bien. La Fed a de nouveau fait ses preuves dans cette crise en tant que gestionnaire qualifié et disposé. Il n’y a pas d’alternative plausible au dollar, et s’il y en avait une, je mets au défi les administrateurs de ce système alternatif d’être meilleurs que ceux qui gèrent le système du dollar à la Fed. Les vraies questions à plus long terme concernent la politique américaine et l’autorité qu’elle peut imposer, comme par exemple dans le cas du conflit avec l’Iran. Dans cette crise, jusqu’à présent, le nationalisme et la xénophobie de la droite américaine ne se sont pas trop emmêlés dans l’effort de stabilisation de la finance mondiale. Il n’est pas exclu que cela arrive, mais jusqu’alors, tout s’est relativement passé sans ces menaces. Les États-Unis jouent même le rôle de figure de proue dans les événements, ayant approuvé de nouveaux financements du FMI.

La pression sur les économies riches du monde occidental rend les commentateurs pessimistes quant à un redémarrage rapide et puissant. Cependant, nous entendons des voix optimistes dire qu’après la crise, et après des semaines de confinement et de consommation modérée, une augmentation soudaine des dépenses des ménages des classes moyennes et supérieures pourrait relancer massivement l’économie. Que pensez-vous de cet argument ?
Il est trop tôt pour parler de la reprise, nous ne savons pas combien de temps durera le confinement en Europe ou aux États-Unis. La situation chinoise suggère davantage un rebond qu’un redécollage en flèche. Même dans le meilleur des cas, la question est de savoir à quel point le virus tombe ou non sous notre contrôle. Jusqu’au développement d’un vaccin, je crains que l’horizon soit bien incertain.

Dans son deuxième discours public sur le Covid-19, le président Macron a utilisé à maintes reprises la formule « nous sommes en guerre ». Si, à la suite d’une telle rhétorique, nous comparons les mesures prises dans les économies occidentales aux mesures de guerre, que devons-nous tirer des relances des économies après les guerres passées, en particulier dans les années 1920, une période que vous connaissez bien en tant qu’historien ? Je me réfère ici à deux de vos précédents ouvrages, Le Déluge et Le Salaire de la destruction.
Les deux précédents historiques n’ont rien d’enviable. En 1918, au Royaume-Uni et aux États-Unis, alternaient les périodes d’inflation et de déflation sauvage ; en Allemagne sévissait l’hyperinflation. Les questions des dettes de guerre et des réparations empoisonnaient la politique internationale, le leadership américain faisait défaut, les révolutions entamées par les gauches avortaient, l’Union soviétique vivotait à genoux… Mais le spectre de la guerre totale passée éclipsait ce tableau déplorable. L’analogie avec la période actuelle va donc un peu loin. Elle n’est d’ailleurs pas plus pertinente si l’on se réfère à la sortie de la « bonne guerre » en 1945 comme on le fait avec optimisme en Grande-Bretagne et en Amérique.

L’aspect fondamentalement trompeur de toutes ces comparaisons réside dans le fait que nous faisons reposer le combat contre cette épidémie principalement sur la mobilisation. Au contraire, la nécessité est la démobilisation. Seuls certains pans ciblés de l’économie, même pas l’ensemble du secteur de la santé, contribuent à l’effort. C’est radicalement nouveau. La situation se compare donc davantage à la lutte contre une énorme catastrophe naturelle, à un ouragan ou à un tremblement de terre, étendue non plus sur une zone géographique particulière mais à l’économie du monde entier.

Les politiques de soutien aux ménages et d’intervention de l’État que les partis de gauche du monde défendent depuis des années sont finalement mises en pratique par des gouvernements très libéraux ou conservateurs. Est-ce la fin du néolibéralisme? Quelle pourrait être la prochaine étape pour les partis de gauche dont l’idéologie reposait sur une telle condamnation du néolibéralisme ?
Le néolibéralisme fonctionne depuis toujours selon une réalité duale, associant « marchés libres » et « États forts » dans la célèbre formule d’Andrew Gamble. Historiquement, « l’économie » comme objet d’étude et de gouvernement, mais aussi comme mesure de développement social émerge en parallèle d’une vision forte et expansive de « l’État ». Ces points se complètent plus qu’ils ne s’opposent : social-démocratie et néolibéralisme sont liés dans une continuité historique. Cette crise est une aubaine pour relancer la social-démocratie, j’en conviens. L’articulation de cette refondation avec la politique d’une gauche radicale définie en opposition au néolibéralisme plutôt qu’en symbiose avec lui, constitue une autre affaire. Cette politique doit puiser dans une critique du marché mais aussi dans une critique de l’État tel qu’il existe.

Pour le moment, il semble que la crise soit mieux gérée par des systèmes politiques autoritaires que par des démocraties. Cette interprétation est-elle exacte ? Quelles conclusions devrions-nous en tirer ?
Je ne suis pas sûr que distinguer autoritarisme et démocratie convienne si bien ici. La tendance autoritaire du Parti communiste chinois a entravé la réponse rapide de la Chine au virus. La Corée du Sud et Taïwan, deux régimes démocratiques à tous points de vue, se sont mieux débrouillés avec la crise. Le fonctionnement du pouvoir étatique, les types spécifiques d’expertise et de ressources mobilisés, la volonté de la société civile de coopérer s’avèrent bien plus cruciaux pour comprendre les stratégies de lutte contre l’épidémie. À en juger strictement par le taux de mortalité du coronavirus, l’Europe et les États-Unis vont avoir des moments difficiles à affronter.

Comment le rôle de la Chine a-t-il évolué depuis 2008 ?
En 2008, la Chine a servi de source de relance stabilisatrice. Depuis, la part qu’elle représente dans l’économie mondiale a énormément augmenté. Si vous suivez l’émergence de la crise cette année, les marchés financiers étaient bien plus préoccupés par le virus que les citoyens ordinaires ou les politiciens. Pour eux, Wuhan et Hubei sont des centres clés de production industrielle et de transport dans l’économie mondiale. L’effondrement des prix du pétrole en mars, qui a secoué l’économie mondiale, est principalement dû au ralentissement en Chine. Les perspectives de reprise sur les marchés émergents et en particulier en Asie de l’Est dépendent largement de l’ampleur des mesures de relance chinoises, jusqu’ici modestes. La Chine est plus grande qu’en 2008 et plus riche. Mais avec l’accumulation de dettes, la fragilité de son système financier, l’accumulation d’investissements improductifs et l’expérience choquante de la mini-crise de 2015-2016, elle se trouve également plus contrainte dans sa réponse à la crise.

Pourquoi la crise soulève-t-elle un fort enjeu diplomatique entre la Chine et les États-Unis?
Ces tensions préexistaient à la crise. N’oubliez pas qu’en 2019, les États-Unis menaient une « guerre » contre Huawei. Trump a fait de l’hostilité à l’égard de la Chine un élément clé de sa politique depuis la campagne présidentielle de 2016. La pression sur la politique commerciale a été implacable. Un grand pourcentage du public américain croit sincèrement que le virus a été développé dans un laboratoire d’armes bactériologiques chinois. Du côté chinois, une campagne d’indignation nationaliste représente une façon bien commode de détourner l’attention des échecs du pouvoir dans la gestion de la crise dès le début. Nous savons que cela a provoqué des tensions parmi les diplomates chinois de haut rang.

Dans cette crise, la France semble changer sa stratégie européenne. Nicolas Sarkozy s’était rangé du côté d’Angela Merkel sur la question des eurobonds ; Emmanuel Macron se dresse aujourd’hui contre l’Allemagne sur la question des coronabonds. Comment interpréter cette stratégie ? Macron est-il convaincu que l’Allemagne cédera et acceptera finalement les coronabonds pour sauver l’UE ? Cherche-t-il à devenir le leader d’une nouvelle alliance en Europe du Sud ?
J’ai également été très frappé par ce virage soudain. Je dois admettre que je n’ai aucune connaissance privilégiée de la stratégie de la présidence Macron qui me permettrait de formuler une hypothèse à ce stade. Mais d’un autre côté, rien de si surprenant : les coronabonds représentent une solution pertinente pour la crise. La grande majorité des économistes sérieux, et de plus en plus en Allemagne également, y sont favorables. Mais des risques indéniables existent, parce que les pouvoirs néerlandais et allemands font clairement savoir leur opposition. J’abonde dans votre sens : il faut se demander si la stratégie consiste précisément à vouloir former un nouveau groupe, une coalition puissante car l’Italie, l’Espagne, le Portugal et la France forment un grand bloc. Je pense, et je ne suis pas le seul, qu’il serait intéressant d’explorer la possibilité d’émettre des coronabonds au niveau de cet ensemble de pays. Cela constituerait une étape importante pour le Trésor français et la Banque de France dont la stratégie historique, au moins dans les années 80, avait été d’aligner autant que possible la France et ses Obligations Assimilables du Trésor (OAT) sur l’Allemagne.

Dans notre précédente interview, vous disiez vouloir écrire sur le Moyen-Orient. Comment se déroule cette crise dans cette partie du monde ? Il semble y avoir trois groupes : là où la catastrophe sanitaire est la principale menace (Syrie, Yémen, peut-être aussi l’Égypte), là où l’on craint un arrêt brutal des financements étrangers (Égypte, Tunisie) et là où la baisse du prix du pétrole représente la menace majeure (Algérie, Arabie Saoudite). Divisé et confronté à différents défis, comment le monde arabe peut-il trouver une place dans cette géopolitique internationale de crise ?
Je conviens que les forces centrifuges dominent. Je dois dire que le cas algérien me préoccupe particulièrement. Le choc pétrolier est dévastateur pour les revenus d’exportation du pays, constitués en grande partie de pétrole (et de gaz). Le dernier choc pétrolier des années 80 a ouvert la voie a une crise de légitimité du régime et à une décennie de violence terrible dans les années suivantes. Peut-être n’avons-nous pas à craindre une crise de cette ampleur, mais les risques de débordement d’un conflit économique en conflit social existent bel et bien.

La Russie dispose d’atouts solides pour faire face à la crise comme son faible endettement et un fonds souverain à hauteur de 9% de son PIB, mais elle n’a pas fait grand-chose pour empêcher la chute des prix du pétrole alors que le rouble, déjà faible depuis les sanctions imposées en 2014, est très sensible au cours du pétrole. Comment comprenez-vous la stratégie de la Russie ?
Non seulement la Russie n’a rien fait pour ralentir la chute des prix du pétrole, mais elle en a même été un acteur déclencheur. Les Saoudiens voulaient une limitation de la production, Moscou a dit non. La stratégie, pour autant que nous la comprenions, vise à écraser les producteurs américains de schiste à coût élevé, instruments clés dans la stratégie de « domination énergétique » de Washington. Le Texas se trouve déjà mis à mal. La Russie elle-même ne produit pas au coût le plus bas, mais sa politique budgétaire stricte lui permet de maintenir les prix bas aussi longtemps que l’Arabie saoudite et ses alliés arabes. Il faut surveiller les réserves de change de la Russie et les pressions sur son système financier. Depuis 2008, Moscou a développé une compétence considérable dans la gestion de son économie sous la pression financière extérieure. Les réserves sont essentielles à cela.

Avant la crise, vous avez beaucoup écrit sur le changement climatique et sur le défi qu’il représente pour les structures actuelles de l’économie mondiale. L’expérience de cette crise sanitaire pourrait-elle aider les gouvernements à faire face à la menace écologique plus grande et plus diffuse dans un avenir proche ?
Jusqu’à présent, le Covid-19 révèle précisément combien la crise climatique va nous poser des difficultés. Même face à une menace mortelle, il semble difficile de suspendre les affaires. Les experts nous avertissent depuis des décennies sur le caractère plus ou moins inévitable d’une pandémie. Aussi, les deux crises fonctionnent ensemble. Nous n’abordons pas d’abord le Covid-19, puis la crise climatique. Une réunion cruciale sur le climat, la COP26, devait se tenir à Glasgow en novembre mais a été reportée, à l’instar d’autres réunions vitales entre l’UE et la Chine. La seule bonne nouvelle ici concerne le ralentissement des émissions de CO2 du fait de l’effondrement de la production, ce qui nous fait gagner du temps quelque part. Nous vivons la décroissance en version thérapie de choc.


Benjamin Tainturier

Sociologue, Doctorant au médialab de SciencesPo

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